Aux remparts.

Notre collègue Oudet1, jusqu’alors délégué à la surveillance du secteur de la Muette, qui s’étend de la porte des Ternes à celle de Versailles (rive droite), ayant demandé à être relevé de son poste pour cause de santé, Gambon2 et moi avons été – sur notre demande – désignés pour le remplacer.
La présence de deux délégués de la Commune sur ce point est en effet indispensable pour veiller à ce que rien ne manque aux combattants.
Ceux que nous y trouvons auraient – eux aussi – grand besoin d’être remplacés.
Depuis plus de trois semaines ils sont sur la brèche sans avoir été relevés, et pourtant ils ne se plaignent pas, bien que la mort fauche leurs rangs.
Il nous semble même qu’à la Guerre3 on abuse un peu de leur bonne volonté et de leur courage.
Les artilleurs des Ternes et de la porte Maillot, entre autres, sont vraiment d’un entrain et d’une énergie remarquables.
Et chaque jour pourtant emporte un des leurs, tué ou grièvement blessé !
Les batteries du rond-point de Courbevoie, du mont Valérien et de Montretout tirent incessamment sur eux. La chaussée des Ternes et celle de la Grande-Armée sont littéralement jonchées de débris de toute nature, branches d’arbres, ardoises, tuiles, moellons, vitres, morceaux de fonte presque pulvérisés. Les gares du chemin de fer de Ceinture ne sont plus indiquées que par quelques pans de murs.
On peut réellement dire sans exagération qu’il pleut des obus. J’en compte un jour sept en traversant au pas l’avenue de la Grande-Armée, d’environ 100 mètres de large. Un grand nombre ont déjà frappé la face ouest de l’arc de Triomphe, tant vénéré cependant par le patriote Thiers !4
Eh bien ! c’est à peine si l’on y fait attention : « L’habitude ! » me dit en riant un des servants de pièces à la porte Maillot, jeune garçon d’à peine seize ans, qui ne céderait sa place à aucun prix.
Que de force morale perdue ! que de sang généreux coule stupidement par la seule lâcheté de ceux qui avaient juré de défendre la République et qui maintenant se contentent de suivre « douloureusement et le coeur plein d’angoisse. » – depuis Versailles – les sanglantes péripéties de la lutte héroïque que soutiennent leurs électeurs contre la coalition des monarchistes !
Ah ! les immondes tartufes que les députés soi-disant républicains de Paris !

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1 Émile Oudet (1826-1909): ouvrier peintre sur porcelaine, membre de la Commune, il sera blessé sur les barricades pendant la Semaine sanglante puis se réfugiera en Angleterre.

2 Ferdinand Gambon (1820-1887): avocat, magistrat, républicain, démocrate-socialiste, député de la Montagne en 1848, membre de la Commune, puis membre de l’Internationale durant son exil en Suisse, il s’orientera vers un courant anarchisant.

3 Commission de la Guerre de la Commune.

4 Les Gilets Jaunes savent que la République n’aime pas que l’on touche à ses sacro-saints symboles. Ils doivent aussi savoir qu’elle peut indistinctement sanctifier ce qu’elle a préalablement elle-même saccagé, et inversement…
C’est Thiers qui choisit, avec le roi Louis-Philippe dont il était le ministre, les thèmes et les sculpteurs des hauts-reliefs ornant l’Arc de Triomphe: Le départ des Volontaires de 1792, communément appelé La Marseillaise, de François Rude, et L’Apothéose de Napoléon Ier, ou Le Triomphe de 1810, de Jean-Pierre Cortot.
Plus tard, après qu’il l’eut allégrement bombardé en 1871 au nom de la République, cette dernière classa l’Arc de Triomphe au titre des monuments historiques en 1896, puis, en 1921, y inhuma la dépouille du Soldat inconnu, tué lors de la Première Boucherie capitaliste mondiale.
“Ah! les immondes tartufes…”