Arrestation de Cluseret.

La suspension d’armes obtenue par les Francs-Maçons a eu un contrecoup bien inattendu.
Ignorant les conditions de la trêve, limitée à la partie comprise entre Asnières et le Point-du-Jour, les commandants des forts de Vanves et d’Issy se sont laissé surprendre à ce point que les Versaillais ont pu s’avancer à moins de deux cents mètres du fort d’Issy, déjà presque inhabitable.
Le commandant Mégy1, perdant la tête, crut devoir l’évacuer immédiatement, après avoir fait enclouer ses pièces.
Durant près de quatre heures le fort resta à la merci des Versaillais qui, cependant, n’osèrent l’occuper.
Un seul défenseur y demeura, le jeune Dufour, âgé d’à peine quinze ans. Il se tenait à l’entrée, auprès d’un baril de poudre, prêt à faire sauter le pont dès que l’ennemi s’y serait engagé.
Il advint justement que le commandant d’un bataillon posté au Point-du-Jour, le citoyen Lavaud, braquant sa lunette sur la direction d’Issy, s’aperçut de ce qui se passait2.
Il fait aussitôt part de sa découverte à ses hommes qui, au nombre d’une centaine, traversant rapidement le viaduc, arrivent au fort et en reprennent tranquillement possession à la barbe de l’ennemi.
Les canons, seulement encloués avec des chevilles de bois, purent heureusement être aussitôt remis en service et Vermorel3, peu de temps après, amenait des renforts suffisants pour défendre la position.
Or, bien que la négligence apportée dans la transmission des conditions limitatives de la trêve ne puisse sérieusement lui être imputée, on en rend Cluseret4 responsable ainsi que de l’évacuation trop précipitée du fort, et on vient d’ordonner son arrestation.
À part cette dernière mesure, qui ne me paraît point juste, je ne suis pas autrement fâché qu’on retire à Cluseret la mission dont on l’avait investi.
Comme membre alors de la commission exécutive je m’étais vivement opposé à sa nomination de délégué à la Guerre.
Malgré le titre de général qu’il a rapporté d’Amérique, la réputation qu’on lui a faite comme « homme de guerre » est, il me semble, très usurpée.
Sans doute il a le courage et le calme nécessaires ; mais ce qu’on sait de lui comme militaire, depuis le 4 Septembre, n’indique pas qu’il soit capable d’énergie ni d’initiative.
Deux fois, à Lyon et à Marseille, il a eu occasion de montrer son savoir-faire, et deux fois il a été au-dessous de la situation.
On assure même qu’au 28 septembre 1870, acclamé à Lyon par les révolutionnaires comme commandant en chef de la garde nationale, il a fait avorter le mouvement5.
Bourré de préjugés militaires, il manque totalement d’entrain comme chef d’armée révolutionnaire.
Sa prétention de vouloir contraindre les fédérés au casernement a plus contribué encore à désorganiser nos forces militaires que la terrible sortie du 3 avril6.
Il est à craindre, malheureusement, que le citoyen Rossel7, son successeur, ne comprenne pas davantage la situation, bien qu’il paraisse de beaucoup supérieur à Cluseret comme technicien.
Réduits comme nous le sommes à la simple défensive, il est inévitable que les Versaillais entrent un jour ou l’autre dans Paris et qu’ainsi l’affaire se dénoue par une bataille de rues. Il faudrait donc avant tout un homme qui sût organiser et préparer ce genre de lutte, si une telle préparation est possible.

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1 Edmond Mégy (1844-1884): ouvrier mécanicien, militant blanquiste, membre de l’Internationale, il participa aux soulèvements des 31 octobre 1870 et 22 janvier 1871, et en mars, à l’échec de la tentative d’établissement de la Commune à Marseille. De retour à Paris en avril, il fut placé aux commandes de la garnison du fort d’Issy. Arrêté par Rossel pour avoir abandonné le fort le 30 avril, il sera libéré par Eudes, qui le prendra sous ses ordres. Il fera partie, selon Vuillaume, du peloton d’exécution des six otages de La Roquette. Il combattra pendant la Semaine du Sang sur les barricades du faubourg Saint-Germain. Après la chute de la Commune, il s’exilera aux États-Unis.

2 (N. de l’A.) Le citoyen Lavaud, acteur d’un talent très populaire, rappelant celui de Fréderick Lemaître, est mort a Paris, en 1880. C’était un des hommes les plus dévoués et les plus désintéressés que j’aie connus dans les rangs de l’armée sociale révolutionnaire.

3 Auguste Vermorel (1841-1871): journaliste socialiste, opposant au Second Empire, emprisonné à de nombreuses reprises, membre de la Commune, il siégea à la commission de la Justice, puis à la commission exécutive et enfin à celle de la Sûreté générale. Il sera blessé sur une barricade pendant la Semaine sanglante et, après presque un mois d’agonie, faute de soins, mourra à Versailles le 20 juin 1871, veille de son trentième anniversaire.

4 Gustave Paul Cluseret (1823-1900): entre autres pérégrinations, cet aventurier louche participa à la répression de juin 1848 sous les ordres de Cavaignac, puis à la Guerre de Sécession sous l’uniforme de l’armée nordiste. La chute du Second Empire et la proclamation de la République, le 4 septembre, furent pour lui l’occasion de jouer enfin un rôle de premier plan. D’abord à Paris, puis à Lyon avec Bakounine, puis enfin à Marseille, il se démena avec le même insuccès, en dépit d’une appartenance à l’Internationale plusieurs fois mise en avant. Pour autant, il fut nommé le 3 avril délégué à la Guerre par la Commune de Paris, sans doute au titre de son expérience militaire, ce qui fit de lui le chef de toutes les armées communalistes. Lors de la Semaine sanglante, il parviendra à s’enfuir.

5 (N. de l’A.) Il s’en est vanté lui-même plus tard dans un journal genevois : La Patrie suisse, du 8 octobre 1874.

6 voir l’article Sortie désastreuse.

7 Louis Rossel (1844-1871): officier du Second Empire, il est le seul officier supérieur de l’armée française, avec le grade de colonel, à rejoindre la Commune de Paris et à y jouer un rôle important, comme délégué à la Guerre en remplacement de Cluseret à partir du 30 avril. Il démissionnera le 9 mai, sera arrêté par la Commune et s’évadera. Il ne participera pas aux combats de la Semaine sanglante. Après l’écrasement du mouvement, il refusera l’exil que lui proposera Thiers et sera fusillé à l’âge de 27 ans.