Deux millions pour Thiers.

Il s’est présenté ces jours à quelques-uns de mes collègues de la Commission des finances une femme déjà mûre, vêtue de noir, leur offrant de nous livrer le petit Thiers qui, affirme-t-elle, vient chaque soir dans une maison qu’elle connaît, pour y recevoir les renseignements que lui apportent ses agents.
Elle demande deux millions.
Si par impossible la chose était vraie, deux millions ne seraient pas trop pour une capture de ce genre.
Ce n’est pas que ce gnome malfaisant en vaille seulement la millième partie, mais il est hors de doute que sa subite disparition jetterait l’Assemblée versaillaise dans un assez grand désarroi en ce moment.
Les ruraux1 s’empresseraient certainement d’ôter leur masque de républicains et mettraient à exécution le projet qu’ils caressent depuis le 18 mars de proclamer Joinville2 lieutenant général3, afin de préparer la restauration orléaniste4.
La province verrait ainsi clair et se déciderait peut-être alors à nous appuyer5.
Enfin, nous pourrions faire justice d’un gredin, ce qui ne serait pas non plus à dédaigner.
Nos amis désirant avoir l’avis de la commission tout entière, un nouveau rendez-vous a été pris. Mais la femme n’a plus reparu.
Le bruit court qu’elle est allée faire la même proposition au délégué de la Sûreté6 qui l’aurait fait coffrer comme simple espionne.
La chose est malheureusement plus probable que l’histoire des prétendus voyages quotidiens de Thiers à Paris. Je ne crois pas le coquin de taille à se risquer dans de telles aventures.
C’est dommage pourtant. Il eût été intéressant de le pouvoir pendre sur les hauteurs de Montmartre7.

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1 Bismarck exigeant de négocier le traité de paix avec un gouvernement issu du suffrage des Français, des élections législatives avaient été organisées en février 1871; sur 638 sièges, la nouvelle Assemblée comptait 396 députés royalistes, essentiellement élus par la province, d’où le nom d’Assemblée des “ruraux” donné par les parisiens. L’Assemblée avait nommé Thiers “Chef du pouvoir exécutif de la République française” en attendant qu’il soit statué sur les institutions, la restauration de la royauté ne devant être envisagée qu’après la fin de l’occupation allemande.

2 François d’Orléans, prince de Joinville (1818-1900): troisième fils de Louis-Philippe, il était destiné par les royalistes à succéder à Louis-Napoléon Bonaparte à la Présidence de la République en 1852. Il est député à l’Assemblée des “ruraux”.

3 En France, le titre de lieutenant général du royaume a désigné une fonction temporaire dont les rois, dans des circonstances de crise, investissaient un personnage éminent pour exercer en leur nom tout ou partie de l’autorité royale. À compter du 31 juillet 1830, le duc d’Orléans assura la régence sous le titre de lieutenant général du royaume, avant d’être proclamé roi des Français sous le nom de Louis-Philippe Ier le 9 août suivant.

4 À l’Assemblée des “ruraux”, les royalistes sont divisés entre légitimistes (182 députés) et orléanistes (214 députés). Comme successeur au trône de France, les légitimistes soutiennent le comte de Chambord (Henri d’Artois, petit-fils de Charles X) qui prône un retour à l’Ancien Régime (“…personne, sous aucun prétexte, n’obtiendra de moi que je consente à devenir le roi légitime de la Révolution”), tandis que les orléanistes, acceptant l’héritage de la Révolution française et partisans d’une monarchie constitutionnelle libérale, soutiennent le comte de Paris (Philippe d’Orléans, petit-fils de Louis-Philippe). Après l’écrasement de la Commune, la division irréconciliable des royalistes sur la question de l’héritage de la Révolution capitaliste de 1789 permettra l’établissement définitif de la République. Comme Thiers l’avait déjà dit en 1850 à ses collègues exploiteurs: “La République est le gouvernement qui nous divise le moins.” Autre avantage de ce régime, confirmé en 1871: “La République a de la chance, elle peut tirer sur le peuple.” (Louis-Philippe, exilé en Angleterre après la Révolution de 1848, apprenant que Cavaignac avait fait tirer sur le prolétariat parisien, le 25 juin 1848).

5 Un soulèvement de la province apparaissait alors comme la seule chance de succès de la Commune. On sait qu’une victoire militaire immédiate face aux forces versaillaises n’aurait rien changé au devenir nécessaire de la domination capitaliste (voir l’article Sortie désastreuse).

6 Raoult Rigault

7 Après avoir massacré 20 000 communards, la République édifiera, sur les hauteurs de Montmartre, une basilique dédiée au Sacré-Cœur de Jésus, en expiation des “crimes de la Commune”. “C’est là où la Commune a commencé, là où ont été assassinés les généraux Clément-Thomas et Lecomte, que [s’élève] l’église du Sacré-Cœur! Nous nous rappelons cette butte garnie de canons, sillonnée par des énergumènes avinés, habitée par une population qui paraissait hostile à toute idée religieuse et que la haine de l’Église semblait surtout animer.” (extrait du discours d’Hubert de Fleury, l’un des deux initiateurs du projet, lors de la pose de la première pierre de la basilique)