Rien ne s’oublie.

À moins d’incident fortuit, me voilà assuré contre tout fâcheuse aventure jusqu’à ce que je trouve le moyen de gagner la frontière.
Je ne sais encore où je dirigerai mon exil. C’est le hasard qui en décidera.
En attendant me voilà cloué dans une chambre où je ne puis bouger ni mettre le nez à la fenêtre.
Impossible même de causer avec Mme Cauzard, son fils étant habituellement hors du logis toute la journée. Il ne faut pas que le moindre bruit inusité indique aux voisins la présence d’un étranger dans cet intérieur des plus paisibles.
En d’autres temps, je profiterais avec joie de cette solitude et de ce repos forcés pour fourrager dans la bibliothèque de Charles, studieux positiviste1. Elle contient beaucoup de volumes très intéressants.
Mais je ne le pourrais faire avec fruit en ce moment. Je suis encore trop fiévreux.
C’est à peine si je puis lire quelques journaux qui ne font que recopier les mêmes canards2 ineptes ou odieux sur les vaincus.
J’apprends cependant, par un article de L’Opinion nationale3, signé Ludovic Hans – un pseudonyme, je suppose -, qu’«il est bien fâcheux que j’aie été fusillé, car dans le grand procès qui va s’ouvrir sur les événement de la Commune, j’aurais certainement jeté quelque lumière sur les incendies dont Paris vient d’être le théâtre».
Il est en effet de notoriété que, depuis vingt ans au moins, je rêve de brûler Paris «et surtout le Louvre avec toutes les richesses qu’il contient».
En interrogeant ma mémoire je me souviens qu’en effet, il y a une vingtaine d’années, discutant avec des artistes dont l’un se vantait d’être prêt à massacrer sans pitié quiconque s’attaquerait au Louvre je lui répliquai que pour conserver les richesses artistiques renfermées dans ce palais je ne sacrifierais jamais la vie d’un seul homme.
Voyez donc comme rien ne se perd ni ne s’oublie et aussi le caractère que prennent ensuite les choses, avec le temps et de l’imagination !
Eh bien! mon cher… Ludovic Hans – puisqu’ainsi vous signez – je vais bien vous étonner.
On a brûlé les Tuileries, j’en suis fort aise. Mais le Louvre a été épargné, j’en suis très heureux.
À vrai dire, pourtant, je n’eusse pas versé un pleur sur sa destruction, si la Commune eût pu être sauvée au moyen de ce sacrifice.

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1 Le positivisme est un courant philosophique fondé au XIXe siècle par Auguste Comte, qui voit dans l’observation des faits positifs (concrets), dans l’expérience, l’unique fondement de la connaissance, et dans la création d’une “physique sociale”, la condition de l’accès de l’humanité au bonheur. C’est une pensée de soumission parfaitement adéquate au devenir capitaliste du monde, qui part de ce qui est, du concret immédiat, qui s’en tient aux relations entre les phénomènes et ne cherche pas à connaître leur nature intrinsèque ; qui se désintéresse des causes premières et de l’histoire. Ici, la conscience observe la vie sociale comme un objet extérieur à elle.
Pour Marx, au contraire: “La bonne méthode, la seule conceptuellement correcte ne consiste pas à commencer par le réel et le concret qui constituent la condition préalable effective mais à s’élever de l’abstrait au concret… manière pour la pensée de s’approprier le concret, de le re-produire sous la forme d’un concret de pensée… Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation. La première démarche – celle qui part d’un concret pour le réduire à des abstractions simples sans pouvoir dépasser le niveau de rapports généraux – a réduit la plénitude de la représentation à une détermination abstraite ; avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent à la reproduction du concret par les véritables chemins du penser.” (Introduction à la critique de l’économie politique)
“Il n’existe qu’un seul véritable savoir, celui de l’histoire…” (L’Idéologie allemande)
La pensée communiste est pensée de l’émancipation ; elle ne vise pas à simplement observer le monde extérieur et en rendre compte ; elle vise à comprendre le monde, qui est sa propre substance, pour le transformer…
“J’étudie ces jours-ci accessoirement Comte, puisque les Anglais et les Français font un tel battage autour de ce type. Ce qu’ils y trouvent séduisant, c’est son côté encyclopédique, la synthèse. Mais c’est lamentable comparé à Hegel (bien que Comte, mathématicien et physicien de profession, lui soit supérieur, c’est-à-dire supérieur dans le détail, Hegel étant, même dans ce domaine, infiniment plus grand dans l’ensemble). Et cette merde de positivisme est parue en 1832 !”  (Lettre de Marx à Engels, 7 juillet 1886)


2 Fausses nouvelles. Le crétinisme médiatique américanisé parle aujourd’hui de fake news, mais n’a rien inventé. Déjà, la loi sur la presse du 27 juillet 1849 punissait la publication de fausses nouvelles, dont les journaux ont toujours été les grossistes, de par leur fonction de perpétuation de la soumission des consciences à l’ordre des choses, soit par le mensonge pur et simple, soit par la multiplication chaotique de faits bruts, “positifs”, rendus parfaitement inintelligibles…


3 Journal politique bonapartiste de gauche puis républicain fondé par Adolphe Guéroult en 1859, sous Napoléon III, publié jusqu’à la Première Guerre Mondiale