Le seul crime de la Commune devant le peuple.

Mais après avoir fait justice de vos aboiements contre la Commune, il faut reconnaître d’autre part que, si le mouvement fut vraiment admirable et grand dans son ensemble, ceux qui furent chargés de l’exprimer et de le faire triompher n’échapperont point dans l’histoire au reproche de n’avoir pas été à la hauteur de leur tâche.
La mort de Duval1, de Flourens2, de Vermorel3, de Varlin4, de Delescluze5, de Raoul Rigault6 – pour ne citer que des membres du Conseil communal tombés dans la lutte – prouve que le courage n’y faisait pas défaut.
Le dévouement et l’honnêteté de tous sont indiscutables.
Mais le savoir-faire, la compréhension, ne furent sans doute pas au même degré que les autres qualités.
Et pourquoi ne le reconnaîtrions-nous pas ?
Nul de nous, certes, n’a prétendu au titre d’homme de génie. Or, la tâche, immense et complexe, ne pouvait être l’œuvre de quelques-uns seulement.
Paris avait à compter avec deux puissants adversaires, qui l’entouraient bien autrement qu’il ne l’avait été durant le premier siège. Non seulement leurs forces se pouvaient facilement renouveler, mais elles se seraient même fatalement combinées, comme on vient de le voir par la lettre de Thiers7 à Jules Favre8, 9.
Au milieu de cette périlleuse situation militaire, presque insurmontable, il fallait tout réorganiser à l’intérieur pour vivre au jour le jour et tenter en même temps de jeter les premiers jalons d’un ordre politique et économique qui préparât l’avènement de l’organisation sociale poursuivie par le prolétariat.
En ce qui concerne les difficultés administratives, la Commune peut se rendre cette justice qu’elle a – pour les vaincre – fait preuve de plus de savoir-faire que la bourgeoisie n’en avait montré durant le premier siège. Ce n’est là d’ailleurs qu’un éloge des plus minces.
En cela je parle non seulement des membres du Conseil communal, mais aussi de tous les citoyens qui lui ont prêté leur concours.
Malheureusement, faute de temps et à cause des préoccupations militaires quotidiennes, la Commune, dans son administration, n’apporta guère d’esprit d’innovation.
Elle ne sut pas profiter, par exemple – dans l’ordre judiciaire -, de l’abandon par leurs titulaires des offices ministériels pour les supprimer. Elle commit au contraire la faute grave de les pourvoir de nouveaux agents.
Elle alla même jusqu’à renommer des juges d’instruction, oubliant que depuis longtemps avec raison, les révolutionnaires socialistes réclament la suppression de l’instruction secrète, cet abominable vestige de barbarie resté debout au milieu de nos sociétés prétendues civilisées.
Mais toutes ces fautes, la révolution triomphante les pouvait facilement réparer.
La terrible, l’irréparable faute du Conseil communal – son crime, dirais-je volontiers – dont la responsabilité retombe entière sur tous ses membres – sans exception – c’est de n’avoir pas pris possession de la Banque de France, cette formidable Bastille de la société capitaliste que la Commune devait anéantir10.
Alors qu’on avait tant besoin d’argent pour solder et entretenir largement l’armée révolutionnaire, réduite aux trente sous par jour, comme sous la défense nationale, on se contentait – en deux mois – d’arracher à la Banque quelques millions, dont la moitié d’ailleurs appartenait à la Ville de Paris.
Cependant, les maîtres et la maison, comprenant bien qu’il ne fallait pas lésiner pour sauver leur situation, accordaient deux cent cinquante-huit millions au gouvernement versaillais, quitte à s’en récupérer plus tard sur le dos des prolétaires qu’aurait épargnés la mitraille bourgeoise.
Indépendamment de ces ressources en numéraire, la Banque avait en portefeuille pour trois cent vingt-huit millions de titres négociables.
Enfin il y avait les planches à billets.
Qu’on eût fait une mainmise sur cette honorable institution – qui soutient le travail « comme la corde soutient le pendu » -, la situation pouvait singulièrement changer de face.
La Commune eût pu rémunérer sérieusement ses défenseurs, doter autrement que par décret leurs veuves et leurs orphelins.
Plus d’enrôlements forcés ne donnant aucun effectif vraiment utile et créant de nouveaux dangers de trahison.
Les bras n’eussent plus manqué, chacun comprenant que dût-il succomber dans la lutte, le pain serait assuré aux vieux et aux petits.
Puis la menace de détruire les titres en portefeuille et de tirer de telles quantités de billets qu’ils fussent avilis jusqu’à tomber au rang des anciens assignats11, pouvait mettre la peur au ventre des exploiteurs du travail, de telle sorte qu’ils en vinssent à supplier Versailles de capituler.
Les conséquences de cette mainmise pouvaient être d’une incalculable portée.
Pourquoi la chose ne se fit-elle pas ?
C’est que probablement personne dans le Conseil n’en comprit sur le moment la haute importance.
Aussi ne puis-je m’empêcher de hausser les épaules lorsque je lis dans les journaux que notre vieux Beslay12 a « sauvé la Banque » – ce dont on ne semble pas lui être déjà si reconnaissant, car il a dû se réfugier en Suisse pour échapper aux balles des massacreurs, qui ne l’auraient certes pas plus épargné que tant d’autres.
La vérité est que notre collègue – dont je m’honore d’être l’ami – n’a point eu à opérer ce sauvetage, nul de nous n’ayant songé à s’emparer de la Banque.
Que le citoyen Beslay eût été hostile à toute tentative de ce genre, il n’y a point à en douter.
Le vieux proudhonien était trop imprégné encore de préjugés bourgeois pour s’associer à un pareil acte. Si dévoué qu’il soit à la Révolution sociale, il croit encore à la possibilité pour les prolétaires d’obtenir le crédit gratuit au moyen duquel ils pourront s’organiser en association. Grand bien lui fasse !
Mais c’est précisément parce que tous nous connaissions ses idées à cet égard, que le fait seul de l’avoir délégué à la Banque comme représentant de la Commune, de l’y avoir maintenu en le suppliant même d’y rester lorsque, à deux reprises, il voulut démissionner, ce fait, dis-je, prouve sans conteste l’aveuglement de la Commune13.
Une seule démonstration fut faite par ordre de Cluseret14, alors délégué à la Guerre; mais cette démonstration n’avait d’autre but que de placer à la Banque un poste de fédérés – pure question de service de place. Elle n’eut aucune suite.
Aussi, acceptant – comme membre du Conseil communal – ma part de responsabilité je n’hésite pas à le déclarer : voilà le seul, le vrai crime du Conseil.

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1 Émile-Victor Duval (1840-1871): ouvrier fondeur en fer ; militant mutualiste ; membre de l’Internationale ; blanquiste ; condamné à deux mois de prison au 3e procès de l’Internationale ; délégué au Comité central des Vingt arrondissements ; participa aux soulèvements des 31 octobre 1870 et 22 janvier 1871 ; pendant le soulèvement du 18 mars, participa à la prise d’une grande partie de la rive gauche de Paris et de la Préfecture de police ; membre de la Commune ; membre de la Commission militaire et de la Commission exécutive ; le 3 avril, nommé général de la Commune ; contre son gré, sous la pression des gardes nationaux, il lança avec Bergeret et Eudes l’offensive désastreuse du 3 avril en direction de Versailles ; arrêté, il fut fusillé le 4 avril sur ordre du général Vinoy.

2 Gustave Flourens (1838-1871): ethnologiste et professeur au Collège de France ; opposant républicain au Second Empire ; membre du Conseil central de l’Internationale ; officier de la Garde nationale ; l’un des organisateurs du soulèvement du 31 octobre 1870, fut emprisonné ; participa au soulèvement du 18 mars 1871 ; membre de la Commune ; membre de la Commission militaire ; nommé général ; après la désastreuse offensive contre Versailles, il fut sabré le 3 avril 1871 par un officier Versaillais, alors qu’il était désarmé.

3 Auguste Vermorel (1841-1871) : journaliste ; rédacteur du Courrier français, journal d’opposition sous l’Empire ; dénonça les lâchetés des hommes de 1848 et de 1851 ; socialiste ; emprisonné à de nombreuses reprises ; participa au soulèvement du 31 octobre 1870 et fut poursuivi par le gouvernement de la “Défense” nationale ; rédacteur au Cri du Peuple ; membre de la Commune ; mena avec Dombrowski l’attaque contre les Versaillais à Asnières (9 avril) ; membre de la Commission de la Justice, de la Commission exécutive (8 avril), de la Commission de Sûreté générale ; fit réoccuper le fort d’Issy (30 avril) ; se déclara contre les ingérences des sous-comités du Comité central de la Garde nationale ; contre le Comité de salut public avec la minorité ; fut accusé par Pyat et s’opposa à Raoul Rigault ; organisa la résistance aux Batignolles et à Montmartre, auprès de Dombrowski ; combattit sur la barricade du Château-d’Eau où il fut grièvement blessé ; pris par les Versaillais, il mourut de ses blessures le 20 juin 1871.

4 Eugène Varlin (1839-1871): ouvrier relieur ; militant socialiste ; syndicaliste ; coopérateur ; membre de l’Internationale ; organisateur de la classe ouvrière en France ; poursuivi au 2e procès de l’Association (1868) ; y joua un rôle de premier plan ; participa au congrès de Bâle (1869) ; poursuivi au 3° procès de l’Internationale (juin 1870) : de nouveau condamné ; délégué de bataillon (3 mars 1871) et membre du Comité central de la Garde nationale ; participa à la journée du 18 mars, en faisant occuper l’Hôtel de Ville et la place Vendôme ; délégué par le Comité central pour négocier avec les maires conciliateurs ; membre de la Commune ; membre de la Commission des Finances ; délégué aux Finances, avec Jourde (30 mars) ; membre de la Commission des Subsistances ; délégué à l’Intendance ; fit partie de la minorité ; résista aux Versaillais au carrefour de la Croix-Rouge ; puis devant le Panthéon (23-24 mai) ; se porta au faubourg du Temple ; s’efforça de sauver les otages ; anima la résistance entre le boulevard de Belleville et la rue des Trois-Bornes (26-27 mai) ; dénoncé par un prêtre rue Cadet, il fut arrêté par les troupes de Laveaucoupet, traîné vers les Buttes, lynché, mis en lambeaux et fusillé, le dimanche 28 mai 1871.

5 Charles Delescluze (1809-1871): d’extraction bourgeoise, journaliste, républicain de 1830 et de 1848, plusieurs fois condamné, exilé, emprisonné, il fut notamment déporté à l’île du Diable sous le Second Empire. Il en revint la santé ruinée mais toujours aussi combatif contre le régime impérial, espérant l’émancipation des travailleurs par des réformes pacifiques (“Le bien n’est possible que par l’alliance du peuple et de la bourgeoisie.“, 27 janvier 1870). Le 8 février 1871, il fut élu par les parisiens à l’Assemblée nationale, dont il démissionna après son élection à la Commune. Il siégea à la Commission des Relations extérieures, puis à la Commission exécutive, et à la Commission de la Guerre. Membre du Comité de salut public, il remplaça Rossel comme délégué civil à la Guerre. Après l’entrée des Versaillais dans Paris, il appela, le 24 mai, les habitants au combat: “Place au peuple, aux combattants aux bras nus! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné.” Malade, désespéré, il trouva une mort volontaire le 25 mai, sur la barricade du Château-d’Eau.

6 Raoul Rigault (1846-1871): étudiant ; journaliste ; blanquiste ; fit plusieurs séjours en prison jusqu’en 1870 ; après le 4 septembre 1870, fut nommé par la République à la préfecture de police de Paris ; participa aux soulèvements des 31 octobre 1870 et 22 janvier 1871 ; nommé à la tête de la préfecture de police par la Commune ; membre de la Commune ; délégué à la Sûreté générale ; organisa une chasse aux otages et aux suspects ; nommé procureur de la Commune (26 avril) ; vota pour la création du Comité de salut public ; pendant la Semaine sanglante, fit fusiller Chaudey, trois gendarmes, l’archevêque Darboy et quatre autres otages ; se battit sur les barricades ; fut fusillé par les Versaillais le 24 mai.

7 Adolphe Thiers (1797-1877): avocat, journaliste, historien et homme politique ; libéral sous la Restauration, il favorisa l’accession au trône de Louis-Philippe ; pénétra dans les cercles dirigeants ; organisa la répression contre l’agitation légitimiste de la duchesse de Berry (1832) et contre les insurrections républicaines de Lyon et de Paris (rue Transnonain) en 1834 ; président du Conseil en 1836 et en 1840 ; éloigné du pouvoir de 1840 à 1848 ; député à la Constituante en 1848 ; devint l’un des dirigeants du parti de l’Ordre sous la Législative (1849-1851) ; soutint la candidature de Louis Bonaparte à la présidence de la République ; député au Corps législatif en 1863 ; posa au libéral ; envoyé par Jules Favre dans les cours de l’Europe, pendant la guerre de 1870 ; député à l’Assemblée de 1871, qui le nomma Chef du pouvoir exécutif (17 février 1871) ; fit choisir Versailles pour capitale et provoqua la guerre civile ; avec la majorité monarchiste, les généraux de l’Empire et l’aide de Bismarck, bombarde Paris et réprime la Commune ; sera désigné par l’Assemblée comme président de la République en août 1871.

8 Jules Favre (1809-1880): avocat et homme politique ; se fit une réputation en défendant, sous la Monarchie de Juillet, des bourgeois républicains ; sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères en 1848 ; député à la Constituante et à la Législative (1848-1851) ; député au Corps législatif (1863) sous l’Empire ; membre de l’Académie française ; membre du gouvernement de “Défense” nationale (1870) et ministre des Affaires étrangères ; négocia aussitôt avec Bismarck ; fut l’un des artisans de la capitulation ; négocia, avec Thiers, le traité de Francfort ; ennemi acharné de la Commune (“Il n’y a pas à pactiser avec l’émeute. Il faut la dompter, il faut châtier Paris!“) ; sollicita contre Paris l’aide prussienne ; s’efforcera d’obtenir l’extradition des communards réfugiés à l’étranger ; le scandale de sa vie privée obligera Thiers (qui n’avait rien à lui envier sur ce point) à se passer de ses services.

9 voir l’article: Les “crimes de la Commune”

10 Par-delà les avantages immédiats que décrit ici Lefrançais, la prise de la Banque de France n’aurait rien changé au devenir du capitalisme alors en pleine ascension vers sa domination pleinement réalisée. Du reste, l’anéantissement du capitalisme ne procédera de la prise d’aucune banque, mais de l’auto-anéantissement de la loi de la valeur elle-même et de l’éveil nécessairement concomitant de la conscience humaine révolutionnaire contre toutes les banques, contre l’argent et contre l’État (voir en ligne le texte OUI, LE CAPITAL VA NÉCESSAIREMENT MOURIR…).

11 Papier-monnaie créé sous la Révolution française et dont la valeur était assignée sur les biens nationaux. L’expérience fut un échec retentissant: les assignats devinrent une monnaie de circulation et d’échange en 1791, et les assemblées révolutionnaires multiplièrent les émissions qui entraînèrent une forte inflation.

12 Charles Beslay (1795-1878) : ingénieur, banquier et entrepreneur de travaux publics ; député après 1830 et en 1848-49 ; proudhonien ; membre de l’Internationale ; membre du Comité central républicain des Vingt arrondissements ; doyen des membres de la Commune ; membre de la Commission des Finances ; délégué à la Banque de France, dont il soutint les intérêts, il ne sera pas inquiété à la chute de la Commune (ordonnance de non-lieu du 17e conseil de guerre du 9 décembre 1872).

13 Cet aveuglement n’est que le produit de la toute-puissance du fétichisme de la marchandise, qui parvient à sanctuariser, jusque dans l’esprit des prolétaires, le Temple de leur propre exploitation.

14 Gustave Paul Cluseret (1823-1900) entre autres pérégrinations, cet aventurier louche participa à la répression de juin 1848 sous les ordres de Cavaignac, puis à la Guerre de Sécession sous l’uniforme de l’armée nordiste. La chute du Second Empire et la proclamation de la République, le 4 septembre, furent pour lui l’occasion de jouer enfin un rôle de premier plan. D’abord à Paris, puis à Lyon avec Bakounine, puis enfin à Marseille, il se démena avec le même insuccès, en dépit d’une appartenance à l’Internationale plusieurs fois mise en avant. Pour autant, il fut nommé le 3 avril délégué à la Guerre par la Commune de Paris, sans doute au titre de son expérience militaire, ce qui fit de lui le chef de toutes les armées communalistes. Arrêté par la Commune le 30 avril, il est jugé et acquitté le 21 mai. Lors de la Semaine sanglante, il parvint à s’enfuir. Il sera condamné à mort par contumace.