Pierre Guillaume – 1978

La constitution de la classe en conseils démontre qu’elle s’organise sur ses objectifs propres, mais ne dit rien sur la nature de ces objectifs, ni sur les divisions qui peuvent exister à l’intérieur de cette classe. Tous les problèmes de la révolution allemande ont tourné autour de ce fait, qui a déterminé toutes ses fluctuations. Au fur et à mesure que la fraction la plus intelligente des officiers a compris qu’il fallait accorder la paix pour sauver ce qu’ils considéraient comme l’essentiel, et à partir du moment où la social-démocratie s’est ralliée à la paix, la majeure partie du mouvement est retombée. Mais, dès le départ, la révolution allemande était plus qu’un mouvement pour la paix : en effet, si les premiers conseils ont été des conseils de soldats, il existait depuis plusieurs années, dans les usines, ce qu’on appelait l’organisation des « hommes de confiance », c’est à-dire de délégués ouvriers, coordonnés d’usine à usine, luttant contre la sur-exploitation due à la guerre, sur des positions beaucoup plus « classistes » et économiques que les conseils de soldats. Le mouvement des conseils de soldats s’est coordonné et une organisation de conseils d’ouvriers et de soldats est apparue dans toute l’Allemagne, basée principalement sur les conseils d’usine.

D’autre part, la paix créa en Allemagne une situation économique parfaitement monstrueuse, largement aggravée par la politique de la France et des autres puissances victorieuses. En plus du problème de la paix, la révolution allemande s’est donc articulée sur des revendications prolétariennes qui culminèrent dans des grèves et des insurrections. Or, à chaque fois, on a vu le même mécanisme se mettre en action. Quand le capital s’avérait incapable de satisfaire des revendications élémentaires, les révolutionnaires – les éléments les plus radicaux – étaient portés à la tête du mouvement mais, dès qu’une partie de ces revendications étaient satisfaites, le mouvement retombait. Malgré la présence de minorités radicales un peu partout, le mouvement n’a jamais été capable de s’unifier dans une perspective nationale et internationale, d’autant plus que l’Allemagne était encore mal unifiée (l’unification de 1871 avait laissé subsister les dynasties locales en Bavière, en Prusse, etc., qui ne furent renversées qu’en 1918). On a assisté à des explosions et des défaites séparées, région par région, d’ailleurs provoquées par la classe dominante sans doute la plus intelligente du monde. Les révolutionnaires analysèrent ces expériences et l’on pourrait dire qu’ils ont presque connu toutes les formes possibles de contre-révolution, ce qui fait l’extraordinaire richesse de la gauche allemande.

En particulier, ils ont été les premiers à voir que la crise économique, jusque-là considérée par les révolutionnaires comme le fourrier de la révolution, pouvait être une arme manipulée par la contre-révolution. Par exemple, la bourgeoisie allemande a su utiliser ce qui lui restait de possibilité d’aggraver ou de réduire l’ampleur de la crise économique pour séparer différentes couches au sein du prolétariat, et plus spécialement pour susciter une division fondamentale entre les chômeurs et les travailleurs ayant un emploi. Elle a fait écraser le mouvement révolutionnaire des chômeurs (qui ne pouvaient trouver de solution pratique à leur situation que dans une issue révolutionnaire) par les ouvriers organisés, parfois dans les syndicats, mais aussi dans les conseils ouvriers, qui avaient eux-mêmes au moins du travail et un salaire. D’une façon générale, la révolution allemande est la seule qui, contrairement à la révolution russe, soit réellement instructive pour la compréhension des révolutions modernes. On peut en connaître maintenant l’histoire par les études et les documents qui commencent à paraître. Mais l’essentiel est de voir ce qu’il en est resté, et d’en dégager ce qu’elle signifie encore pour nous d’important*.

L’un des aspects les plus remarquables est que la révolution allemande s’est faite sur le mot d’ordre : « Quittez les syndicats ! » Alors que personne ne s’était autonomisé par rapport aux syndicats et à la social-démocratie avant la guerre, les organisations de gauche ont regroupé des centaines de milliers et parfois des millions de travailleurs sur des positions révolutionnaires. Les organisations politiques comme le K.A.P.D. étaient à certains moments des organisations de masse plus puissantes que le parti communiste lié à l’IC. D’une part, les syndicats s’étaient complètement intégrés à la guerre, comme d’ailleurs dans les autres pays, à des degrés divers. Ludendorff devait leur rendre hommage en déclarant que jamais l’effort de guerre n’aurait été possible sans la collaboration des syndicats et du parti socialiste. D’autre part, les communistes de gauche ne préconisaient pas de quitter les syndicats pour en former d’autres. Ce mot d’ordre correspondait à un refus total des formes syndicales d’organisation, et s’accompagnait de la création pratique par le prolétariat d’organismes très différents, les « unions » contrôlées par la base. L’un des acquis de cette période est d’ailleurs le rejet de la séparation entre organisations politique et économique (parti/ syndicat).

Au début existaient parallèlement le K.A.P.D. et l’A.A.U., regroupant les unions ouvrières dans les entreprises. Bientôt, cette dualité fut rejetée au profit d’une forme d’organisation dite « unitaire », où il n’y avait plus aucune distinction entre l’organe-parti politique et l’organe-lutte économique. La naissance de ce type d’organisation (qui se coordonna dans l’A.A.U.-E. – « E » pour « unitaire » en allemand) n’était pas le fruit de la volonté ou de la propagande. Lorsque le prolétariat est confronté à des tâches révolutionnaires, cette séparation tombe d’elle-même. Le seul fait qu’on puisse se poser le problème d’une différence entre organe politique (défendant la perspective à long terme et luttant pour le pouvoir), et organe économique (luttant pour des objectifs limités), prouve que l’étape où en est alors le prolétariat n’est pas révolutionnaire. La révolution communiste inclut d’ailleurs par définition la destruction de l’économie et de la politique, et donc de l’économique et du politique, comme domaines spécialisés et séparés. Les groupes comme le K.A.P.D. ont fait dès le début une analyse de la Russie et du cycle de la révolution mondiale d’une profonde justesse. Il faut dire qu’ils ont été également les seuls à soutenir militairement et efficacement, par des insurrections, des attaques de convois militaires, etc., la révolution russe, malgré leur critique sévère de l’orientation des bolchéviks et de l’I.C. L’évolution de ces groupes illustre tout le problème des organisations révolutionnaires. Au fur et à mesure que la révolution était vaincue, et que le prolétariat refluait vers des positions désespérées ou défensives (purement réformistes : intégration à la société capitaliste), ces organisations ont disparu très rapidement. La venue de nouveaux problèmes les a fait éclater presque sur tous les points avec les réactions habituelles : terrorisme engendré par le désespoir, activisme…

N’oublions pas que la révolution allemande a été écrasée par la social-démocratie : toute l’histoire de l’Allemagne de l’Entre-deux-guerres, y compris la naissance du fascisme, ne se comprend que par rapport à cet écrasement. Toute l’évolution du fascisme n’a de sens que si on la relie à la révolution allemande, car il a été en grande partie l’exécuteur testamentaire de la révolution allemande. Les révolutionnaires et les fractions les plus radicales de la classe ouvrière (en particulier les chômeurs) avaient bien été battus, mais la République de Weimar (1919-1933), créée et animée au départ par le parti socialiste et les syndicats, n’en était pas moins incapable de mettre de l’ordre dans l’économie et de satisfaire les revendications des chômeurs tout en unifiant le capital national allemand : seul le fascisme put redonner du travail à tous, récupérer l’aspiration à la « communauté » en y apportant une solution (à sa façon), et discipliner tous les groupes sociaux derrière les intérêts du capital national vraiment unifié. Le fascisme a donc satisfait de façon mystifiée les revendications (matérielles et idéologiques) de la révolution de 1919 que la social-démocratie avait écrasée, mais dont elle ne pouvait satisfaire durablement les aspirations, étant incapable d’unifier politiquement l’Allemagne. Face à cette situation, les révolutionnaires furent peu à peu réduits à l’état de sectes, dès le début des années vingt, et seuls ceux qui acceptèrent la perspective d’une contrerévolution très longue furent capables de résister théoriquement à la contre-révolution. Il est d’ailleurs exact que d’anciens membres – très peu nombreux – du K.A.P.D. sont devenus fascistes, ne serait-ce que par haine de la social-démocratie. Dans la révolution allemande, les minorités radicales ont vu le problème révolutionnaire, mais l’ensemble de la classe est resté prisonnière d’une attitude revendicative.

La gauche allemande est au fond l’expression théorique de ce que des révolutionnaires – souvent des ouvriers sans formation théorique préalable à ces événements – avaient vécu. Cette expression hérite à la fois de toute l’expérience de la révolution la plus significative de l’époque moderne et de son échec, et des limites de la situation allemande. On voit ce double héritage dans les groupes qui ont subsisté, généralement autour d’un ou deux émigrés. Les seuls qui ont eu une expression importante sont la gauche communiste hollandaise (G.I.K.H.) et Paul Mattick autour de diverses revues aux Etats-Unis (International Council Correspondence, Living Marxism, New Essays). II faut distinguer entre les textes contemporains de la révolution et les textes postérieurs. Les premiers sont très riches en raison de l’expérience concrète dont ils sont le produit. Très souvent ceux-là même qui parvenaient à ces « découvertes » théoriques issues de la lutte n’y étaient pas préparés. Par exemple, la critique de la révolution russe a été faite à la suite d’une quantité d’expériences concrètes, de rapports avec les délégués de l’I.C., de mesures pratiques prises par la Russie et l’I.C., etc. Numériquement très faibles, les groupes qui avaient survécu n’ont eu pour ainsi dire aucune influence sur une lutte importante ; malgré des contacts périodiques avec des ouvriers, ils sont restés pour l’essentiel dans un isolement profond. Mais, comme la « gauche italienne », ils ont pu, grâce à un réseau de relations peu nombreuses mais complexes et étendues, jouer un rôle théorique absolument fondamental.

Dans les groupes et tendances (y compris autonomes) qui ont pu exister (par ex. Socialisme ou Barbarie en France), on retrouve généralement la trace d’un ou deux membres de la gauche allemande. Il y a une continuité entre la gauche allemande, la gauche italienne, et l’ensemble des « gauches ». Si les qualités de la gauche allemande apparaissent à la lecture de ses textes, il n’est pas inutile d’insister sur ses défauts. Le principal problème auquel tous les révolutionnaires furent confrontés après la naissance du fascisme était l’effondrement de l’ensemble de la perspective classique. La totalité des organisations créées par le prolétariat et auxquelles il participait activement sont passées à la contrerévolution. Loin d’en être la seule force, elles en ont constitué la clé de voûte politique. La social-démocratie allemande n’était évidemment pas la seule force contre la révolution : la lutte contre le prolétariat était d’abord assurée par l’armée, le corps des officiers dirigeant les corps-francs, et surtout le capital. Mais la force politique qui a réussi à organiser les éléments contre-révolutionnaires contre le prolétariat radical était la social-démocratie et les organisations créées par le prolétariat dans la période antérieure.

D’autre part, le fascisme italien et le nazisme représentaient pour la pensée révolutionnaire classique un fantastique bouleversement. On voyait une organisation clairement contrerévolutionnaire se donner une base de masse, et ce qui paraît aujourd’hui une grande banalité était absolument affolant pour les révolutionnaires d’alors. La révolution russe, puis le stalinisme, constituaient aussi une nouveauté fantastique, – et le sont encore en un sens. Comme le prolétariat était peu à peu détruit comme force qui, en tant que classe, était porteuse d’un projet différent de tous les autres, les groupes se retrouvaient complètement isolés. L’important est de voir que les seuls à conserver certaines vérités théoriques ont été ceux qui n’ont pas recherché un succès immédiat dans la classe ouvrière. Au contraire, les trotskystes, qui voyaient sans cesse les signes précurseurs de la révolution, et voulaient conserver un contrôle sur des fractions de la classe et rester dans le jeu politique, étaient en fait conduits à abandonner la quasi-totalité des positions révolutionnaires. Face à l’effondrement de toute perspective révolutionnaire, la gauche a été forcée d’expliquer cet échec, et à s’interroger sur des solutions possibles. L’élaboration de la théorie révolutionnaire s’est trouvée séparée du mouvement réel de la classe, non seulement parce que la classe ne faisait rien (de subversif), mais parce qu’ils ne fondaient plus leur perspective sur une réapparition du prolétariat comme force révolutionnaire liée à la crise du capital, mais cherchaient des « solutions ».

L’une des formes par lesquelles les révolutionnaires ont réussi à conserver la « foi » en la révolution, si l’on peut dire, a été une métaphysique du prolétariat. Cela est vrai de toute période contre-révolutionnaire : il est tellement difficile de garder un minimum de perspective communiste dans une telle période que l’on se fabrique des substituts, des moyens pour résister, pour « tenir ». Le problème est dans le degré de déformation que cette attitude – compréhensible – introduit dans la théorie révolutionnaire. La gauche allemande a été amenée à développer l’idée d’un prolétariat « pur » contenant en lui-même et par lui-même la vérité révolutionnaire, et à expliquer l’échec révolutionnaire par les falsifications, les pressions et la violence exercée sur le prolétariat pour le détourner de ses tâches. On recherchait d’un côté la démocratie prolétarienne en luttant contre la bureaucratie comme s’il s’agissait d’un mal pernicieux empêchant le prolétariat de s’exprimer. On conservait toujours l’idée que, dans le fond, le prolétariat authentique était révolutionnaire s’il n’était pas manipulé et falsifié. Le souci de démocratie prolétarienne aboutit à inventer des recettes permettant à l’authenticité révolutionnaire du prolétariat de se manifester. Dans cette conception, le conseil ouvrier joue le rôle de panacée universelle. On ne comprend plus le conseil comme forme d’organisation d’une lutte, mais comme une forme bonne en elle-même, permettant à la réalité du prolétariat de s’exprimer. Les révolutionnaires devaient donc faire la chasse aux bureaucrates et aux déformateurs : on pouvait voir cette conception appliquée par exemple dans Socialisme ou Barbarie, plus d’ailleurs dans son fonctionnement interne que dans ses textes. Puisqu’on avait assisté en Russie à la reconstitution d’un pouvoir de classe, on recherchait une vision du communisme interdisant ces déformations.

D’autre part, comme le pouvoir de la classe dominante était bien évidemment lié à la gestion du capital et des forces productives en général, on en venait à croire qu’on pourrait éviter cette dégénérescence si le prolétariat prenait lui-même en main la gestion de l’économie. Il est difficile de faire la critique de cette théorie, car, à travers elle, la gauche allemande et les groupes qu’elle a influencés (en particulier Socialisme ou Barbarie) ont exposé un grand nombre de vérités importantes. Mais, dans la mesure où ces positions étaient élaborées dans une période de contre-révolution complète, certains points essentiels faisaient totalement défaut. Le pire défaut de cette évolution, que l’on remarque très nettement dans les lettres adressées par Pannekoek à Socialisme ou Barbarie, est l’idée qu’il faut avant tout éviter de violer le prolétariat : on en vient à craindre qu’en agissant, en luttant pour quoi que ce soit, les révolutionnaires acquièrent un pouvoir sur le prolétariat et détruisent sa spontanéité supposée révolutionnaire. On alla jusqu’à s’interroger pour savoir si l’on pouvait déclencher une grève sans une assemblée générale préalable où la majorité des travailleurs se prononceraient pour la grève : il est pourtant évident qu’aucune grève sérieuse ne s’est jamais déclenchée après de telles discussions.

Par ailleurs, l’ensemble du problème de la nature même du communisme, et de l’abolition de l’économie marchande, était certes traité par la gauche allemande : l’un de ses textes principaux, écrit vers 1930, porte même sur les Principes de base de la production et de la répartition communistes, mais le point central n’est plus la question du salariat et de la marchandise, mais la question de la gestion. On construit un schéma théorique où une fédération de conseils ouvriers gère tout, comme si le communisme était la généralisation d’assemblées générales démocratiques discutant et décidant de tout. Il est vrai que le terme de conseil ouvrier recouvre des réalités différentes. En Russie, en 1905, le soviet de Petrograd était un organisme local élu par des délégués de quartier auquel participaient d’ailleurs surtout des ouvriers, simplement parce qu’ils étaient à l’origine du mouvement. On a vu réapparaître des soviets dans la révolution de 1917, où ils servaient d’organisations de lutte, et se formaient sur une base locale. Ces soviets sont devenus un double pouvoir, et, comme les bolchéviks étaient les seuls à proposer des perspectives, ils ont pris le pouvoir dans les soviets, puis dans toute la société. Parallèlement à ces organisations locales, il y eut – surtout en 1917 – des « comités d’usine », coordonnés entre eux à partir d’une organisation dans les usines (il faut toutefois se rappeler qu’une période révolutionnaire ne connaît pas de légitimité au sens traditionnel, et ne sait jamais parfaitement qui est qui ni qui fait quoi : donc une décision prise par cet organisme était appliquée aussi par d’autres organes qui n’en faisaient pourtant pas partie, sans formalisme : il faut être juriste pour se demander quelles sont exactement les règles formelles de fonctionnement d’une révolution).

Il existait une différence réelle entre ces comités nécessairement plus prolétariens, et beaucoup plus concernés par les questions à la fois économiques et de conditions de travail, et les soviets locaux. Après la prise du pouvoir par les bolchéviks, les soviets locaux sont devenus des organes de transmission du pouvoir bolchévik, alors que les comités d’usine ont continué à exister et sont restés un pôle d’opposition, de lutte, ou parfois d’accord, par rapport au pouvoir d’État. Ils ont poursuivi leur existence pendant de nombreuses années et ont d’ailleurs joué un rôle déterminant dans la grève de Petrograd qui a précédé l’insurrection de Cronstadt. Les organisations d’usine ont presque subsisté en Russie jusqu’en 1930. Un grand conflit s’est même déroulé en 1927-28 contre la réintroduction de la hiérarchie des salaires ouvriers. Dès les premières années de la révolution, on avait imposé le « commandement d’un seul » et le pouvoir des managers, mais l’Etat avait toujours dû reculer sur la hiérarchie des salaires pour les ouvriers : les organisations d’usine ont encore eu la force de se battre vigoureusement contre son introduction en 1927-28. Mais la nature propre de la révolution russe, les tâches spécifiques qu’elle devait affronter, avec un prolétariat industriel très minoritaire (moins de 10% de la population), ont fait que le mécanisme politique a reposé pour l’essentiel sur les soviets locaux.

Au contraire, dans la révolution allemande, la structure sociale du pays (et non la volonté, la conscience des ouvriers, ou la propagande d’un courant quelconque) a fait que, si le mouvement a été déclenché au départ par des conseils de soldats – pour des raisons historiques précises, et d’abord l’incapacité de l’Allemagne à gagner la guerre –, toute l’organisation s’est construite ensuite autour des conseils d’usine, donnant au mouvement un caractère beaucoup plus prolétarien. La caractéristique essentielle de ce que désignent les révolutionnaires en parlant de « conseils ouvriers » est celle-ci : ce sont des organes de lutte non représentatifs, c’est-à dire qui ne visent pas à représenter le prolétariat au sein d’un pouvoir ou ailleurs, mais qui réalisent ses tâches. C’est l’auto-organisation de la classe contrainte d’agir. Sa composition même la met au centre de tous les problèmes de production, de travail, de salaire, etc. Et, puisque la classe est conduite à s’organiser de façon autonome, cela implique par définition l’existence d’une crise politique où les conseils constituent donc un double pouvoir (c’est-à-dire en plus de l’État). Au sens révolutionnaire, le conseil ouvrier est donc un organe de double pouvoir dans lequel la totalité des aspects de la vie et de la société sont envisagés de façon unitaire. Il intervient dans tout sans se soucier des délimitations entre domaines et sphères juridique, politique, économique, etc. Ce n’est pas un organe représentatif, à la fois par son mode de fonctionnement et sa composition. De façon générale, les formes organisationnelles sont entièrement déterminées par la situation concrète et par la structure de la classe. Par exemple, en mai 1968, en France, il n’y a pas eu trace de conseils ouvriers, et la forme d’organisation prise par le mouvement n’a absolument pas été le produit d’aucune propagande, et résultait des faits : il existait dans beaucoup d’usines de petites minorités voulant lutter, dont la détermination et le relatif isolement, face à la majorité des travailleurs contrôlés par les syndicats, les ont conduit à se regrouper entre elles sous forme de « comités d’action ».

Cette structure d’organisation répondait à la réalité du moment. Certains ont fait de la propagande pour des conseils ouvriers : c’est le type même d’une propagande parfaitement abstraite et idéologique. Si par malheur il y avait eu une structure correspondant formellement à des conseils ouvriers, on aurait vu une écrasante majorité contrôlée par la C.G.T. paralyser totalement la minorité qui, au contraire, agissait. Il est vrai que les révolutionnaires tentent en permanence d’étendre le mouvement, et luttent pour la formation de conseils. Mais il faut bien se rendre compte que le conseil est la forme d’un mouvement : vouloir en faire une entité abstraite ou une panacée peut conduire à se mettre à l’extérieur du mouvement au lieu de le développer. Il faut aussi distinguer entre le conseil ouvrier au sens révolutionnaire et certaines formules de propagande qui y ressemblent ou le caricaturent, comme le mot d’ordre trotskyste de « contrôle ouvrier ». Sans s’arrêter ici aux détails de l’origine de ce mot d’ordre dans l’histoire du trotskysme, on peut rappeler que Lénine ne souhaitait pas – et cela peut se comprendre – le départ et l’expropriation massifs des bourgeois. Les bolchéviks voulaient la continuation (provisoire) d’un développement capitaliste sous le contrôle d’un pouvoir politique réalisé et relayé par les organisations d’usine. Il ne s’agit pas de savoir ici si cette position était justifiée pour la Russie de 1917-18, qui était effectivement un pays arriéré.

Mais en tout cas cette idée était liée chez les bolchéviks à la nécessité absolue d’un développement capitaliste de la Russie. En attendant la révolution européenne, et en l’aidant matériellement (par la propagande, les armes, etc.), ils envisageaient une sorte de capitalisme contrôlé par le pouvoir d’État révolutionnaire, appuyé sur les comités d’usine : solution très provisoire bien sûr. Cet équilibre ne pouvait qu’être de courte durée, et devenir soit un capitalisme pur et simple, soit une communisation en liaison avec le reste du monde : on sait ce qu’il en est advenu. Par contre, l’idée du contrôle ouvrier exposée actuellement par les trotskystes est totalement et foncièrement contrerévolutionnaire. C’est, d’une part, la thèse d’une phase de transition entre un capitalisme hyper-développé et le communisme, alors qu’il n’y a nul besoin d’une période qui ne serait ni « capitaliste » ni « communiste », mais seulement d’une transformation communiste des rapports sociaux (ce qui ne se réalise pas bien sûr en un soir : mais, dès le début, on prend des mesures communistes irréversibles). D’autre part, le contrôle ouvrier se présente concrètement comme l’action de comités de fabrique dans chaque entreprise, épluchant les comptes, contrôlant le patron, surveillant à la fois la production et les activités commerciales de l’entreprise : c’est donc l’idée que ce contrôle constitue pour les travailleurs une première expérience et une école de gestion, où ils apprennent à administrer. Cette thèse est entièrement contre-révolutionnaire, parce que le contrôle ouvrier ne peut apprendre aux travailleurs qu’à gérer le capital. C’est d’ailleurs exactement ce qu’ils font en pareil cas. Les écoles syndicales ne servent pas à autre chose qu’à former des administrateurs du capital à partir de la classe ouvrière (cf. la « cogestion » allemande actuelle). On suppose une sorte d’économie éternelle dont les lois seraient à peu près identiques sous le capitalisme et sous le communisme : les travailleurs auraient donc à apprendre les règles de l’administration et de l’économie.

A elle seule, cette revendication signifie l’abandon absolu de la compréhension du communisme. Dans différents pays (France, Italie, Grande-Bretagne, etc.), le slogan de « contrôle ouvrier » connaît aujourd’hui un renouveau dans les milieux de gauche et même dans certaines tendances des partis socialistes : on mélange autogestion, gestion ouvrière et contrôle ouvrier dans une confusion totale, et sans aucun lien avec la théorie révolutionnaire ni avec le communisme. Ces courants sont par contre directement liés à l’effort du capital pour se rénover, comme le montre l’affaire Lip en France (1973) : on voit un militant chrétien représentant les ouvriers de l’entreprise s’entendre avec un patron membre du P.S.U. On pourrait presque dire qu’actuellement une grande partie de la production est déjà autogérée à l’échelle mondiale par la classe ouvrière. Ceux qui effectuent les tâches (prendre une pièce, la mettre sur une machine, etc.) sont les ouvriers. La stricte application des règlements et l’interdiction de l’initiative des travailleurs désorganiseraient plutôt la production. Il est évident que, dans une société communiste, le processus matériel de la production est réalisé par ceux qui travaillent, par les producteurs, ce qui implique par rapport au système actuel un bouleversement gigantesque. Si les travailleurs ne sont pas soumis à une autorité extérieure qui conçoit pour eux ce qu’ils fabriquent, si les producteurs organisent eux-mêmes le processus concret de la production (ce que Marx nomme « travail concret »), ce seul fait implique une transformation colossale (horaires, organisation du travail, destruction des chaînes et de tous les mécanismes qui visent à contrôler le travail pour accroître sa productivité). Mais le problème réel n’est pas là. Il ne s’agit pas pour le prolétariat de revendiquer la « conception » de la production dont il n’assure aujourd’hui que la « fabrication ».

La vraie question est celle du cadre dans lequel se déroulent à la fois conception et fabrication : la finalité de la production, les quantités respectives des biens produits, leur nature… Ce qui est déterminant, ce n’est pas le processus matériel de la production, qui ne pose pas de problème particulier comme on l’a vu en cas de guerre, de catastrophe, de crise grave, voire de révolution, les travailleurs prennent en main l’appareil de production et le font marcher. Le véritable problème est au niveau de l’économie : c’est l’économie en tant que telle, et prise comme un tout, qu’il s’agit de détruire. Dans la société capitaliste, c’est la logique de la marchandise qui s’impose et qui détermine tout : ce qui sera produit, comment, etc. La totalité de l’économie est déterminée par les conditions de la production, qui appartiennent au capital. Le courant autogestionnaire, né récemment en réaction au mouvement révolutionnaire, fournit des réponses au capital au fur et à mesure que des difficultés se présentent. Dans le meilleur des cas, sa solution serait synonyme d’autogestion du capital. L’exemple de Lip est frappant : les tâches auparavant assurées par le patron deviennent les tâches des ouvriers. En plus du processus matériel, les ouvriers se chargent de l’administration. Ils font le travail du patron en plus de leur propre travail. Mais le problème est dans l’existence de l’économie et de la marchandise qu’il faut détruire. Tous les problèmes que peut poser la gestion sont complètement différents dans la société non marchande.

C’est pour cela que le contrôle ouvrier est une absurdité : il n’apprend et ne peut apprendre que la gestion capitaliste, quelles que soient les intentions des ouvriers qui l’exercent. Les ouvriers ne peuvent rien apprendre sur la gestion qui serait celle d’une société communiste en contrôlant un patron capitaliste : en contrôlant les sommes versées aux assurances, à la sécurité sociale, aux fournisseurs, etc., ils s’initient uniquement à la gestion d’une entreprise, c’est-à-dire d’une somme de valeurs marchandes en relation avec d’autres. Le communisme a justement pour objectif et même comme tâche immédiate de détruire ces mécanismes. L’autogestion est même la forme suprême du capitalisme. On assiste actuellement à la destruction de la bourgeoisie traditionnelle par le capital. Sauf dans des pays comme la Russie, c’est le développement même du capital qui liquide la bourgeoisie. Si on ne s’attaque pas aux bases de l’économie capitaliste, on a une économie organisée en entreprises, des unités réunissant chacune une certaine quantité de capital fixe et une certaine quantité de force de travail. Cette force de travail est organisée de façon spécifique, due à la nécessité d’extraire de la plus-value. On suppose ainsi la séparation entre travailleurs manuels, intellectuels, ingénieurs, administrateurs, etc. L’autogestion rassemble tous ces gens-là sans éliminer les séparations qui les divisent et les opposent. Si cette stratification n’est pas détruite par avance, elle réapparaît nécessairement, que la production soit autogérée ou non.

Chacun va se battre selon sa spécificité, s’organiser au sein de sa catégorie comme dans un racket pour protéger ses intérêts propres. Il se peut que, dans une première phase, les travailleurs manuels l’emportent, mais s’il y a ensuite pénurie de cadres parce que les écoles n’en forment pas assez, il faudra augmenter les salaires des cadres pour en obtenir. On autogère donc le capital. L’autogestion équivaut à conserver les catégories du capital, et les faire se contrôler elles-mêmes de l’intérieur (démocratie d’entreprise), au lieu de les contrôler de l’extérieur (pouvoir dictatorial de la direction). Marx a montré depuis longtemps que la bourgeoisie, le capitalisme, l’échange, ne sont pas des produits de la malignité humaine ou de la volonté d’une minorité cherchant à bien vivre aux dépens des autres, mais le résultat de rapports de production réels, qui sont eux-mêmes issus d’une situation objective. La marchandise a constitué un progrès et la propriété privée a été le mode de développement de l’humanité pendant plusieurs millénaires. Les sociétés qui ne les ont pas connues sont souvent restées dans une misère aggravée par le décalage et le déséquilibre par rapport au monde échangiste et capitaliste. La fonction du capitaliste et de l’administrateur n’est ni une aberration ni le produit du mal : on ne peut pas l’enlever en gardant le reste. Si l’on n’en détruit pas les bases, ils ont une fonction réelle, qu’il faut remplir d’une façon ou d’une autre. L’autogestion fait simplement assurer par la collectivité des fonctions auparavant assurées par une couche séparée.

L’autogestion représente le comble du rêve ou du cauchemar capitaliste. C’est le triomphe du capital. Lorsqu’autrefois le capital a réuni dans un même lieu des ouvriers qui jusque-là tissaient à domicile, en leur donnant les mêmes métiers à tisser que ceux qu’ils utilisaient chez eux, puis a découvert qu’on pouvait augmenter leur productivité en décomposant leurs gestes, et qu’ils pouvaient d’autant moins se battre contre les patrons qu’ils avaient moins de qualification, on fabriqua une machine qui inclut dans sa structure même la production de valeur marchande et la réduction des hommes à des instruments de cette valorisation. Le capital n’existe pas dans la tête des gens, il est présent dans la structure des habitations, des appartements, etc. Toutes les structures sociales sont inscrites dans la matière. Le fait que nous vivions dans des familles plus ou moins étriquées est inscrit dans des bâtiments. Le capital est présent dans la structure même de la machine. L’autogestion signifierait que l’on a réussi à créer une machine incluant dans sa structure même l’exploitation, la déshumanisation et la séparation des gens qui travaillent, et à les persuader qu’il n’y aurait pas d’autre solution ; on y a si bien réussi qu’on peut maintenant leur dire : « Désormais, autogérez-vous ! » Cela suppose que, lorsqu’on donne aux travailleurs cette liberté illusoire, ils ne vont avoir aucune envie de briser la machine ou de se mettre à travailler autrement. L’autogestion généralisée signifierait donc une acceptation généralisée du capitalisme. Elle implique que la totalité des valeurs du capital se sont si bien matérialisées partout qu’on peut laisser les gens autogérer la société. L’intérêt de la gauche italienne est justement d’avoir largement clarifié cette question. En un sens, elle est le contraire de la gauche allemande. C’est un mouvement théorique qui préexistait en partie aux mouvements révolutionnaires, disposant d’un corps de doctrine solide et relativement stable. C’est d’ailleurs en cela que leurs rapports sont intéressants, surtout lorsqu’elles parviennent aux mêmes conclusions. Elle a affirmé et vu des points essentiels que n’a pas compris la gauche allemande.

Mais, de même que la gauche allemande n’a pu préserver sa compréhension qu’en maintenant une sorte de métaphysique du prolétariat, la gauche italienne l’a conservée en y mêlant une métaphysique du parti et de la théorie. On a parfois l’impression que la théorie existe tout à fait indépendamment du mouvement pratique de la classe. On peut se demander si le principal apport de la gauche italienne n’est pas d’avoir conservé certains points essentiels de la conception de Marx, et d’abord la compréhension tout à fait juste du Capital, à commencer par le Livre I : définition du capital et définition du communisme. Elle a maintenu la vision du communisme comme abolition de la marchandise et du salariat, alors que la gauche allemande reste peu claire à ce sujet.

Au bout du compte, le problème qui se pose à nous aujourd’hui, face à l’expérience de la révolution allemande et aux divers courants de gauche qui ont résisté à la dégénérescence de la Troisième Internationale, est la question du rapport entre le communisme et le prolétariat. Ces événements montrent en effet qu’il existe incontestablement au sein du prolétariat une tendance communiste : non pas une tendance idéologique, mais un mouvement pratique vers le communisme. La réalité de sa situation le conduit à développer une pratique et des perspectives communistes. La preuve en est qu’il entretient des organisations révolutionnaires plus ou moins importantes, qui disparaissent presque en période de contre-révolution mais qui réapparaissent ensuite. La preuve en est aussi dans le fait même de la pratique du prolétariat en période révolutionnaire. Cela vaut aussi bien de la révolution russe que de la révolution allemande : n’oublions pas en effet l’extraordinaire richesse de la révolution russe, malgré ses limites. Cependant, le moins qu’on puisse dire du rapport entre prolétariat et communisme est qu’il est complexe. IL n’y a pas de lien univoque (à un seul sens) entre développement du capital, crise, et attaque du prolétariat contre le capital. Le prolétariat a été pris et s’est laissé prendre par le capital, par exemple dans la révolution allemande : à l’échelle de l’ensemble de la classe, les prolétaires voulaient la paix, voulaient vivre décemment, mais ne voulaient pas le communisme. Ils ne le percevaient d’ailleurs même pas : seule une faible minorité en était capable.

Le prolétariat n’existe pas à l’état d’entité observable et descriptible comme la majorité des faits sociaux. Le prolétariat est un rapport avec le capital. C’est le rapport le plus important au sein même du capital, le plus important rapport interne au capital. Le prolétariat est un rapport du capital avec lui-même. Il existe donc nécessairement un lien entre la constitution du prolétariat en classe, c’est-à-dire en catégorie qui s’oppose à la société avec ses objectifs propres, et son existence au sein du capital. Pour aborder ce problème, il est vital de bien assimiler et critiquer à la fois l’apport de la gauche italienne et allemande. Par exemple, sur la question du communisme, les points de vue de Bordiga et de Socialisme ou Barbarie sont diamétralement opposés. Prenons comme illustration « Le Contenu du socialisme » de Chaulieu, qui est d’ailleurs étroitement lié à sa conception du capitalisme et à ses théories économiques. Dans ce texte, Chaulieu est pour le maintien du salariat. En s’aidant notamment de sociologues industriels, il parvient à une vision très profonde de la réalité capitaliste et de la société moderne. Il a totalement perdu de vue la dynamique du capital, et sa vision est celle d’un sociologue et non pas d’un marxiste : mais, à l’intérieur même de cette vision sociologique, il va très loin. Il propose le capitalisme moins ses mauvais côtés. Il ne conçoit absolument pas une société sans salaire et sans économie. Il se prononce donc pour le salariat avec égalité des salaires. C’est le rêve du capital réalisé. Le problème vient de ce que le capital doit se former à partir d’une société non capitaliste. Mais à partir du moment où il domine absolument tout, de la naissance à la mort, le problème change. Dans le capitalisme du début du siècle, la formation du travailleur qualifié s’acquérait relativement individuellement : il était donc normal qu’on la lui paye en lui donnant ensuite un salaire supérieur à celui de l’ouvrier non qualifié. Mais si le capital domine aussi les conditions de formation de la force de travail, pourquoi payerait-il un salaire différent ? Il lui suffit d’entretenir le travail.

Les forces de travail reproduites de façons différentes devaient être rémunérées de façons différentes. Si le capital organise l’élevage des enfants et la formation des diverses forces de travail, il n’a qu’à entretenir tout le monde au même prix. L’égalité des salaires est incluse dans la logique du capital : seul le sous-développement du capital s’y oppose. Le capitalisme étant incontrôlable, les solutions du type autogestionnaire, comme tant d’autres, veulent un capitalisme planifié. Chaulieu invente un schéma d’ « usine du plan » autogérée, qui repose sur une vision parfaitement totalitaire. Il imagine qu’on votera pour déterminer les investissements, les salaires, la part réservée à la consommation, etc., en s’aidant de modèles mathématiques rendus accessibles à tous (matrices de Léontieff entre autres). Tous les problèmes qui relèvent aujourd’hui uniquement de la classe dominante viendraient donc dominer la totalité de la société, par le biais d’une démocratie généralisée. Les difficultés du capital seraient les difficultés de tout le monde, et non plus d’une minorité de gestionnaires. Si l’ensemble des frais de formation de la force de travail est assuré par la société, Chaulieu parvient à la conclusion que la différence de formation entre un ouvrier spécialisé et un chirurgien du cerveau n’entraînerait dans ces conditions qu’une différence de salaire de 1 à 2. Il suppose donc que l’activité humaine a un prix et qu’on compare la valeur respective des différentes formes de travail, en rémunérant les forces de travail. La force de travail est donc encore une marchandise. C’est exactement le contraire de la perspective de Marx. Il est vrai que l’élaboration de cette théorie dans les années cinquante était un effort considérable pour sortir de l’immobilisme. Produit original de la gauche allemande, Socialisme ou Barbarie a su poser les problèmes ouvriers et de l’organisation du travail bien avant qu’ils ne deviennent à la mode. Mais il les a posés en méconnaissant l’analyse de Marx. Là encore, on voit que révolution et contre-révolution sont proches, elles répondent aux mêmes questions de façon opposée. Capital et prolétariat s’efforcent l’un et l’autre de résoudre les contradictions du salariat. Mais, aujourd’hui, la thèse de la gestion ouvrière ne fait que le jeu du capital. Elle est reprise sous mille variantes par ceux qui ont besoin de moderniser leur idéologie pour participer à la direction politique du capital. Puisque la crise de la société est visible à l’œil nu, tous ceux qui recherchent un pouvoir quelconque sont et seront obligés de reprendre d’une façon ou d’une autre les positions autogestionnaires.

* Ce n’est sûrement pas sans profit qu’on lira La Gauche Allemande/Textes, de D. Authier (repris dans le catalogue des publications Spartacus), et La Gauche Communiste en Allemagne, de D. Authier et J. Barrot (Editions Payot), qui répondent à ces deux besoins d’exhumation et de clarification (N. d. E., 1977).