“… Et le but, aujourd’hui encore, reste en fait toujours le même, c’est-à-dire de faire croire à toute la population, désormais intolérante ou en lutte contre cet État, qu’elle a au moins un ennemi en commun avec cet État, ennemi contre lequel l’État la protège, à condition de n’être plus remis en question par personne. La population, qui est généralement hostile au terrorisme, et non sans raison, doit donc convenir qu’au moins en cela elle a besoin de l’État, auquel elle doit alors déléguer les plus amples pouvoirs, afin qu’il puisse affronter vigoureusement la tâche ardue qu’est la défense commune contre un ennemi obscur, mystérieux, perfide, impitoyable et, en un mot, chimérique.

Face à un terrorisme toujours présenté comme le mal absolu, le mal en soi et pour soi, tous les autres maux, bien plus réels, passent au second plan, et surtout doivent être oubliés ; puisque la lutte contre le terrorisme coïncide avec l’intérêt commun, elle est déjà le bien général, et l’État qui la mène généreusement est le bien en soi et pour soi. Sans la méchanceté du diable, l’infinie bonté de Dieu ne pourrait apparaître et être appréciée comme il se doit.

L’État, affaibli à l’extrême par toutes les attaques du prolétariat qu’en même temps que son économie il essuie quotidiennement depuis dix ans, d’une part, et par l’incapacité de ses gestionnaires d’autre part, peut dissimuler aussi bien l’une et l’autre choses, en se chargeant solennellement de mettre en scène le spectacle de la sacro-sainte défense commune contre le monstre terroriste, et il peut, au nom de cette pieuse mission, exiger de tous ses sujets une portion supplémentaire de leur liberté exiguë, qui ira renforcer le contrôle policier sur toute la population. « Nous sommes en guerre », et en guerre contre un ennemi si puissant que toute autre discorde et tout autre conflit seraient des actes de sabotage et de désertion : on n’a le droit d’en venir à la grève générale que pour protester contre le terrorisme.

Le terrorisme et « l’état d’urgence » permanents, un état d’urgence et de « vigilance », voilà les seuls problèmes, ou du moins les seuls auxquels il soit permis et même fortement recommandé de se consacrer. Tout le reste n’existe pas, et doit être oublié, en tout cas doit être tu, remisé, refoulé dans l’inconscient social, devant la gravité de la question de l’« ordre public ». Et, devant l’obligation universelle de le défendre tous sont invités à la délation, à la lâcheté, à la peur : la poltronnerie devient, pour la première fois dans l’histoire une qualité sublime, la peur est toujours justifiée, l’unique “courage” non méprisable est le courage d’approuver et de soutenir tous les mensonges, tous les abus et toutes les infamies de l’État. Comme la Crise actuelle n’épargne aucun pays de la planète, la paix, la guerre, la liberté et la vérité n’ont plus aucune frontière géographique : leur frontière traverse également tous les pays, et tous les États s’arment et déclarent la guerre à la vérité.”

“Tous les États ont toujours été terroristes, mais ils l’ont été plus violemment à leur naissance et à l’imminence de leur mort.”

Gianfranco Sanguinetti, Du Terrorisme et de l’État (1979)