Premier Comité central et Commune
Premières difficultés du Comité central. Chez les “défenseurs de la République”.
19 mars 1871.
Le soleil s’est fait communard.
Le temps est splendide. Une brise printanière agite le drapeau rouge qui flotte, joyeux, sur l’Hôtel de Ville entouré de canons à l’air assez bonasse en somme.
Ces canons sont gardés seulement par quelques sentinelles qui en interdisent l’approche aux nombreuses personne stationnant sur la place.
Les visages sont curieux mais sans anxiété. On se demande ce qui va se passer. Car, bien que le gouvernement de Thiers ait quitté Paris dans la nuit, on suppose que tout n’est pas fini.
Fidèle à son mandat de maintenir à tout prix la République et non de la gouverner, le Comité central a déjà fait placarder une proclamation dans laquelle il explique comment le pouvoir lui est échu et aussi comment il a hâte de le remettre à ceux que le peuple va prochainement être appelé à élire.
Il est une mesure qu’on discute beaucoup aux alentours de l’Hôtel de Ville : c’est la nécessité de marcher sans délai sur Versailles, pour empêcher que l’Assemblée de Bordeaux ne s’y réunisse demain.
Il y a en effet urgence à ce que Thiers et ses complices ne trouvent pas de point d’appui dans l’Assemblée pour organiser la contre-révolution.
D’ailleurs cette Assemblée avait pour mission spéciale de régler les conditions de la paix avec l’Allemagne. Ce point est maintenant fixé ; son mandat est, dès lors, légalement expiré.
S’opposer à ce qu’elle se réunisse de nouveau est un droit en même temps qu’un acte de prudence.
Il me semble impossible que cela puisse échapper à la clairvoyance de ceux qui sont à l’Hôtel de Ville. La sécurité de Paris l’exige impérieusement.
Tel est le raisonnement des partisans d’une attaque immédiate sur Versailles et ils me paraissent être dans le vrai.
Mais le Comité central est-il aussi vraiment maître de la situation que le fait supposer sa présence à l’Hôtel de Ville ?
Les municipalités élues après le 31 octobre prétendent que le Comité n’a rien de mieux à faire que de leur restituer la « maison du peuple ». Cette prétention extravagante a été nettement repoussée; pourtant quelques membres du Comité auraient eu, dit-on, la faiblesse de l’admettre tout d’abord. En somme, à quel titre aurait-on accordé à ces messieurs cette marque de confiance ?
Est-ce que, à de rares exceptions près, tous ne se sont pas mis à plat ventre devant la Défense1 et ne se sont pas prêtés aux trahisons multiples de celle-ci ?
En leur abandonnant la situation, le Comité commettrait à son tour la plus indigne et la plus injustifiable des lâchetés. Il en est incapable.
Seulement il est clair que, rebutés, ces messieurs, maires et adjoints, vont faire tous leurs efforts pour mettre des bâtons dans les roues, ce qui enlèvera au Comité central la liberté d’esprit et d’initiative dont il aurait tant besoin pour donner au mouvement l’expansion sans laquelle il ne peut triompher.
Il y avait réunion aujourd’hui, à deux heures, chez Chavagnat, le président de la Société des « Défenseurs de la République ». Je suis persuadé que ces terribles défenseurs ne défendront rien du tout.
Ce titre est trop lourd à porter pour eux. Ils devaient s’appeler plus simplement les « Amis » de la République. Ça n’engage à rien.
Leur grand argument à tous est que le Comité central n’est composé que d’inconnus.
Inconnus ! Voilà le grand mot lâché.
D’abord, il me semble que Flourens, Ranvier et Varlin ne sont pas si inconnus que cela – à Paris du moins. Ensuite, est-ce que ceux qui, dans la nuit du 10 août 92, organisèrent la Commune, contraignant la Convention à proclamer la déchéance de Louis XVI, n’étaient pas également des inconnus ?
D’où vient qu’alors les historiens d’à présent, entre autres Louis Blanc, qui, lui aussi, parle « d’individualités sans mandat », tirent parfaitement leur chapeau aux inconnus de cette époque ?
Parmi les connus de l’heure actuelle, combien en est-il donc en qui le peuple de Paris pourrait avoir plus de confiance ? La liste n’en serait pas longue à dresser!
Et qu’importe, après tout, que ces hommes soient plus ou moins connus ? Ils ne parlent nullement de s’imposer.
Paris, il y a six mois, a commis la sottise de confier les destinées de la République à des traîtres connus, très connus même. Le Comité central, composé de délégués de la garde nationale de Paris, a forcé ces traîtres à quitter la place. Il se déclare prêt à la céder à son tour à ceux qui seront de nouveau librement élus. Qu’a-t-on dès lors à craindre de lui ?
Ne répudiera-t-on jamais les traditions dynastiques qui hantent nos cervelles républicaines tout comme celles des monarchistes !
Les Dujarrier, les André Murat, les Bonvallet, les Chavagnat et autres citoyens de même acabit ne trouvent point à répliquer. Mais rien n’y peut faire. Il leur faut des noms quand même.
Sans se l’avouer, peut-être même s’arrangent-ils très volontiers dans la catégorie des célébrités dont ils affirment qu’une révolution « qui se respecte » ne saurait se passer.
C’est là, au fond, le vrai motif de leurs criailleries contre le Comité central et ce qui les portera à faire plus de mal à la Révolution que des réactionnaires avérés.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1la Défense: il s’agit du gouvernement de la “Défense” nationale, gouvernement provisoire formé le 4 septembre 1870, suite à la défaite de Sedan face aux prussiens et à la chute de Napoléon III.