Préface de Pierre Guillaume au livre « La Commune de 1871 » de Talès.

Cette deuxième édition de « La Commune de 1871 » de Talès ne doit rien à la proximité du 100e anniversaire de la Commune. Les commémorations donnent lieu à trop d’abjectes simagrées. Trop de massacreurs et trop de leurs complices viendront en Mai 1971 fleurir le Mur des massacrés ; trop de littérature à cette occasion viendra salir leur mémoire pour que nous puissions participer, fusse d’une petite pierre, aux commémorations quasi officielles auxquelles cet anniversaire donnera lieu. Sa date est une coïncidence, mais la publication n’est pas un hasard.

« La Commune de 1871 » fut éditée pour la première fois en 1921, par la « Librairie du Travail ». Cette maison d’édition regroupait, dès avant la révolution russe, les éléments les plus radicaux du mouvement ouvrier français de l’époque. Les échos encore proches des révolutions russes et allemandes galvanisent les espoirs. Il s’agit de se préparer et de contribuer à préparer la classe ouvrière à des batailles qu’à tort on croit proches. Le livre de Talès est d’abord un vibrant réquisitoire contre le réformisme, parce qu’il est la description scrupuleuse d’un mouvement révolutionnaire où, pour la première fois et d’une manière jusqu’ici non dépassée, le prolétariat apparaît dans toute son ampleur sur la scène de l’histoire, avec ses caractéristiques de classe universelle, avec des revendications non pas simplement « ouvrières » mais « humaines ». Sous la Commune, le prolétariat ne défend pas des intérêts particuliers, il apparaît comme la classe porteuse d’une nouvelle organisation sociale, comme la classe dont les intérêts propres sont les intérêts généraux de l’humanité.

Ce n’est donc pas un hasard si chaque fois que la lutte de classes atteint une certaine intensité, les révolutionnaires se tournent vers la Commune pour lui demander enseignements et leçons pour les batailles à venir.

Le livre de Talès était, en 1921, un livre de vérité, et une ardente publication de combat, comme en témoigne la préface que les éditeurs avaient demandée à celui qui, à l’époque, était avec Lénine le symbole de l’énergie révolutionnaire du prolétariat russe : Trotsky. Ce livre, et sa préface devaient, dans l’esprit des éditeurs de 1921, syndicalistes-révolutionnaires de gauche, internationalistes, anarcho-syndicalistes ralliés à la IIIème Internationale, constituer une arme dans la lutte contre le réformisme, qui continuait de dominer le mouvement ouvrier français, y compris le nouveau parti communiste.

En effet, ceux-ci, co-fondateurs du P.C.F. dont ils constituaient le noyau authentiquement révolutionnaire et dont ils furent rapidement exclus ou qu’ils quittèrent volontairement, ne devaient pas tarder à s’apercevoir que le P.C.F. conservait, en les recouvrant d’une phraséologie « léniniste », toutes les pratiques réformistes traditionnelles du mouvement socialiste, dont la plupart des dirigeants, politiciens professionnels, étaient issus.

Cachin constituait la clef de voûte et le symbole de cette racaille politique réformiste qui se ralliait en paroles à la IIIème Internationale dans le seul but de conserver le contrôle de la classe ouvrière. Cachin, le socialiste super-patriote et belliciste de 14-18 ; Cachin qui salua la révolution russe par un article dans « l’Humanité » où il traitait les bolcheviks de voyous ; Cachin, l’envoyé de Pétrograd en 1917 par le gouvernement d’Union- Sacrée pour obtenir des bolcheviks qu’ils continuent la guerre contre l’Allemagne ; Cachin, envoyé en émissaire auprès du socialiste Mussolini, muni d’un chèque, pour l’inciter à passer dans le camp des alliés ; Cachin était retourné en Russie, avait accepté les 21 conditions qui ne lui coûtaient pas cher, pensant que sa carrière politique valait bien ce pèlerinage, et continuait à présider aux destinées du P.C.F. Ce rappel des conditions de l’époque permettra de mesurer, cinquante ans après, ce qui demeure et ce qui a changé. Il indique en tout cas, dans quelle perspective nous envisageons cette publication, alors que Mai 1968 en France et bien d’autres signes dans le monde indiquent que le cycle de la contre-révolution permanente qui domine depuis 1920 est en train de s’inverser. C’est parce que nous croyons, comme nos aînés de 21 — et nous l’espérons avec plus de raison — que l’heure des batailles décisives approche, que nous recherchons et invitons à rechercher dans la Commune les enseignements et les leçons qu’elle peut nous fournir et que nous publions l’ouvrage de Talès. Nous publions la préface de Trotsky parce qu’elle présente un grand intérêt historique et documentaire et parce qu’elle est le témoignage d’un bon combat, mais nous la portons en appendice, car nous estimons que, si l’œuvre de Talès est toujours d’actualité, il n’en va pas de même de la préface de Trotsky. Voici pourquoi : Si nous comparons les leçons que tirent de la Commune les révolutionnaires russes à deux époques différentes, plus précisément si nous comparons « l’Etat et la Révolution » de Lénine (Février 17) à cette préface de Trotsky (Février 21) le contraste est frappant.

« Au moment même où Lénine créait sa formule du social-démocrate-jacobin, ses amis politiques de l’Oural élaboraient une nouvelle « formule » de la dictature du prolétariat. Subjectivement les jacobins de l’Oural restent, comme Lénine, dans le cadre marxiste. Mais la vie politique recèle une quantité suffisante de coups et de gifles pour les contraindre à « élargir » ce cadre, ou à l’abandonner totalement s’il se révèle trop gênant. Et il faut s’attendre à ce que cela arrive tôt ou tard. Si la Commune de Paris en 1871 a échoué — disent les marxistes ouraliens — c’est que diverses tendances y étalent représentées, c’est qu’elle comprenait des représentants d’intérêts différents, souvent opposés et contradictoires. Chacun tirait la couverture de son côté et cela aboutit au fait qu’il y eut beaucoup de discussions et peu d’action. Il faut dire non seulement au sujet de la Russie mais au sujet du prolétariat mondial que celui-ci doit préparer et se préparer à recevoir (!!!) une organisation forte et puissante. La préparation du prolétariat à la dictature est une tâche organisationnelle (!) si importante, que toutes les autres doivent lui être subordonnées. Cette préparation consiste entre autres à créer un état d’esprit (!) en faveur d’une organisation prolétarienne forte et puissante, et à expliquer toute sa signification. On peut objecter que les dictateurs (!) sont apparus et apparaissent tout seuls. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, et tout spontanéisme, tout opportunisme est à rejeter du parti prolétarien. » (italiques et points d’exclamation de Trotsky). »

— Paru dans un recueil de textes de Trotsky de 1904 intitulé Nos tâches politiques (Ed. Belfond – Paris – 1970) —

Lénine cite en exemple, donne comme objectif et se réapproprie théoriquement les enseignements programmatiques essentiels de l’expérience communarde. Lénine, citant Marx, analyse l’apport positif du mouvement, et propose comme but concret immédiat des travailleurs russes les mesures que les travailleurs parisiens avaient été spontanément et nécessairement contraints de prendre dans le cadre de la Commune. A aucun moment il ne parle de « Parti ».

Au contraire, Trotsky tire en 1921, de la même Commune, des enseignements « négatifs ». Au lieu de comprendre et d’expliquer les voies et les moyens par lesquels le prolétariat subjugué, apparemment amorphe et inorganisé, a pu mener un assaut aussi gigantesque, il fait la théorie, non pas de la Commune, mais de « ce qui a manqué » à la Commune pour réussir.

Et la leçon se résume en peu de choses : « Il manquait un parti ». Ainsi, au lieu d’être frappé comme Marx l’avait été, des gigantesques capacités cachées que le prolétariat recèle, de par sa position dans la société, et que précisément la Commune révèle, ce que retient Trotsky, ce qui le frappe, et ce que la Commune lui révèle, ce sont… les incapacités congénitales du prolétariat !

Il est vrai que Lénine écrivait alors que la lutte du prolétariat russe était en plein essor et que tous les espoirs étaient permis, au contraire, en 1921, le prolétariat, malgré de dures batailles d’arrière-garde, retombait sous la domination du capital dans tous les pays d’Europe. La partie était jouée, et pour longtemps, même si d’importantes minorités révolutionnaires refusaient de l’admettre. La préface de 1921 de Trotsky constitue à la fois un sursaut de volonté révolutionnaire, et le symptôme de la fin de la période révolutionnaire. Dans la préface à Talès, Trotsky, démentant ses analyses optimistes, ne propose pas à l’ensemble du prolétariat français un programme actualisé de transformation révolutionnaire, il propose à une minorité de révolutionnaires une tâche de Sysiphe : construire le parti révolutionnaire, tâche dont le caractère utopique et inadapté est entièrement démontré par le total insuccès jusqu’à nos jours. Ainsi, la préface de Trotsky nous renseigne-t-elle autant sur ses propres conceptions que sur la Commune. Il ne voit dans la Commune que l’absence de ce qu’il avait surestimé dans la révolution russe : le parti. C’est avant tout un document historique dont l’intérêt est de nous montrer comment la Commune pouvait être perçue par un militant révolutionnaire en période de contre-révolution.

Par sa manière d’aborder le problème, la préface de Trotsky masque ce que la Commune a justement de vrai et de profond pour le mouvement communiste. On y trouve en germe les thèmes de ce qui constituera le « Trotskysme » : au lieu d’expliquer l’histoire qui se fait, on explique l’histoire qui aurait pu se faire si… ; au lieu d’expliquer l’échec du parti prolétarien par les conditions historiques de l’époque, on l’ « explique » par l’absence d’un parti, d’une direction, de cadres, etc.

Ce faisant, on détruit l’essence de la théorie révolutionnaire qui est d’abord la compréhension de la spontanéité révolutionnaire du prolétariat. De plus, on aboutit nécessairement à des vues très démoralisantes, car de nos jours, si l’on pense que le succès du mouvement révolutionnaire est conditionné par l’existence préalable d’un parti révolutionnaire structuré et nettement défini et délimité, alors nous ne voyons pas plus la révolution venir que sœur Anne sur sa tour ne voyait venir ses frères. Par contre si les échecs, les erreurs, les hésitations, la pusillanimité… sont dus à des causes matérielles et historiques précises et maintenant dépassées, alors l’expérience de la Commune nous garantit au contraire que tous les espoirs sont maintenant permis. « La Commune nous montre l’héroïsme des masses ouvrières, leur capacité de s’unir en un seul bloc, leur don de se sacrifier au nom de l’avenir » concède Trotsky 2ème §). Mais aussitôt après il enchaîne : « mais elle nous montre en même temps l’incapacité des masses à choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s’arrêter après les premiers succès, ».

En fait, tout en reconnaissant la justesse de toutes les leçons que tire ensuite Trotsky du déroulement de la Commune, on pourrait tout aussi bien affirmer que la Commune démontre chez les « masses » une extraordinaire capacité de choisir leur voie… etc., si l’on tient compte de la faiblesse numérique du prolétariat, de l’influence de larges couches semi-artisanales et artisanales, de l’énorme poids social de la petite bourgeoisie, du faible développement des forces productives, et d’une infrastructure économique qui fait d’un programme communiste une revendication quasiment utopique à l’époque. On peut même affirmer que le fait de s’inquiéter que le prolétariat soit allé si peu loin, dans les conditions de l’époque, dénote une méconnaissance des problèmes que pose la transformation de l’infrastructure économique et une surestimation des problèmes politiques du « pouvoir ». Il nous semblerait plus raisonnable d’être stupéfait que le prolétariat soit allé si loin sur le bon chemin. Mais ce n’est pas cela le plus important. Que l’on s’étonne dans un sens ou dans l’autre, on peut constater ce qui a été fait et ce qui ne l’a pas été. Ce qui est théoriquement grave, c’est que Trotsky attribue magiquement au « Parti » la capacité de suppléer toutes les carences des masses. La théorie de « l’absence du parti » vient opportunément cacher « l’absence de théorie ». Le parti vient combler la distance entre le rêve et la réalité. Le parti possède par définition tout ce qui manque aux masses. Mais d’où vient le parti ? Ou bien le parti est cette organisation changeante et multiforme que le prolétariat se donne pour agir en fonction des circonstances, de son expérience et de son développement historique, cette organisation qui « naît spontanément du sol historique » comme dit Marx, et dans ce cas, les insuffisances ou l’absence du parti doivent elles-mêmes être expliquées dans les insuffisances et particularités du développement historique du prolétariat. L’absence ou les insuffisances du parti ne constituent pas une explication, mais une simple tautologie. Ou bien on entend un parti de révolutionnaires professionnels, de type bolchevique, mais alors de quel ciel tombe-t- il ? Nous voilà rejetés dans une explication dualiste et idéaliste…

Ce n’est cependant pas pour le simple plaisir de prendre Trotsky en flagrant délit de la faute méthodologique qui consiste à écrire l’histoire avec des si que nous tenons à publier ce texte. C’est au contraire parce que, remis sur ses pieds, il constitue une remarquable étude, fécondée par l’expérience révolutionnaire de Trotsky, de la Commune, de ses hésitations, de ses insuffisances, donc des obstacles qu’aura à surmonter dans l’avenir le parti prolétarien. Mais nous devons comprendre que les incapacités réelles, révélées par Trotsky sont d’abord dues aux conditions de l’époque. Ces incapacités ne seront pas surmontées par la grâce d’une direction, de chefs, de cadres tombés du ciel. C’est le développement du capitalisme lui-même, et l’expérience prolétarienne qui en découle, qui unifie, concentre, organise le prolétariat, rend le communisme plus immédiatement nécessaire, et les divers réformismes immédiatement et évidemment ennemis. Pour Trotsky le parti c’est une création de l’esprit qui supplée in abstracto aux carences pratiques du « parti prolétarien ». Mais la révolution prolétarienne ne peut être victorieuse que lorsque le développement historique a mis le prolétariat lui- même en état de se dépasser, alors le parti n’est rien d’autre que le prolétariat lui-même agissant et il prend la forme des organisations spontanées de lutte que les circonstances lui imposent.

Pierre GUILLAUME.

« La Commune justement a montré combien lamentable et Impuissant se révèle tout doctrinarisme de conspirateur face à la logique du mouvement de classe du prolétariat ; elle a montré que la seule base pour une politique socialiste non aventuriste ne peut être que le prolétariat autonome, et non une classe à laquelle on insuffle un « état d’esprit » en faveur d’une organisation forte et puissante au-dessus de lui. » Il faut une fois pour toutes renoncer aux méthodes « accélérées » du substitutisme politique. Celui qui ne prend pas patience, celui qui cherche d’autres garanties, non pas dans la base de classe mais dans un sommet organisatonnel-conspirateur, celui-là peut nous quitter aujourd’hui même, car iI sera de toute façon chassé demain par la logique lente mais inexorable du développement du prolétariat. »

— Léon TROTSKY : Nos Tâches Politiques. « La dictature sur le prolétariat », Ed. Belfond.—


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