Ainsi, l’objectivation de l’essence humaine, tant au point de vue théorique que pratique, est nécessaire tant pour rendre humain le sens de l’homme que pour créer le sens humain qui correspond à toute la richesse de l’essence de l’homme et de la nature.

 

Karl MARX, Manuscrits de 1844

Ainsi, en l’espace des réitérations de soumission du Coran, de la Torah, des animismes d’Afrique et des modes religieux asiatiques qui font codes de conduite obéissante, et par-delà même leurs divergences et leurs éloignements, se dessine une concordance temporelle criante qui ostracise la perturbation et qui fait de toute parole ou écrit ; un texte buté de la stricte observance. Dans le monde oriental de l’activité pratique sans répit des maîtrises pérennes, la temporalité est dans la totalité de son elle-même ; le temps sans conflit radical. Les luttes de classe y sont irréversiblement le récit de l’argent et de l’État indéfiniment réorganisés sur le terrain de la radicalité subversive impossible. C’est seulement autour des vastes espaces définis par les grandes agitations historiques des communaux irrigués par le message d’in-discipline du Christ primordial ; de la Seine, du Rhin, de la Meuse, du Rhône, de la Garonne, du Pô, du Danube, de la Volga, du Dniepr et du Tage que la Vieille Taupe maximaliste – des terres paysannes incendiaires aux usines ouvrières enflammées – a permis que puisse être hissé le drapeau révolutionnaire de l’abolition de l’argent, du salariat et de l’État.

 

VOYAGE AU BOUT DE LA FIN DU CAPITAL

La Nouvelle Gazette rhénane

Friedrich Engels – Œuvres posthumes manuscrites
1848

De Paris à Berne [1]

1. SEINE ET LOIRE.

 

La belle France ! En effet les Français ont un beau pays et ils ont raison d’en être fiers.

 

Quel pays d’Europe se mesurera à la France pour la richesse, la diversité des exploitations et des produits, pour l’universalité ?

 

L’Espagne ? Mais les deux tiers de sa surface sont soit par négligence, soit par nature, un brûlant désert de pierres et la région atlantique de la péninsule, le Portugal, n’en fait pas partie.

 

L’Italie ? Mais depuis que la route du commerce mondial passe par l’océan, depuis que les bateaux à vapeur sillonnent la mer Méditerranée, l’Italie est abandonnée.

 

L’Angleterre ? Mais voilà quatre-vingts ans que l’Angleterre est absorbée par le commerce et l’industrie, la fumée du charbon et l’élevage, et l’Angleterre a un ciel terriblement plombé, et elle n’a pas de vin.

 

Et l’Allemagne ? Au Nord une plaine de sable, plate, séparée du Sud de l’Europe par la paroi granitique des Alpes, pauvre en vins, pays de bière, d’eau de vie, et de pain de seigle, pays des fleuves et des révolutions qui s’ensablent !

 

Mais la France ! Baignée par trois mers, traversée dans trois directions par cinq grands fleuves, dans le Nord un climat presque allemand et belge, dans le Sud un climat presque ita­lien ; dans le Nord, le froment, dans le Sud, le maïs et le riz, dans le Nord, le colza, dans le Sud, les olives ; dans le Nord, le chanvre, dans le Sud, la soie, et presque partout, le vin.

 

Et quel vin ! Quelle diversité, du Bordeaux au Bourgogne, du Bourgogne au lourd Saint-Georges, au Lunel et au Frontignan du Sud, et de celui-ci au pétillant Champagne ! Quelle variété de blanc et de rouge, du Petit Mâcon ou Chablis au Chambertin, au Château-Larose, au Sauternes, au cru du Roussillon, à l’Ai mousseux ! Et si l’on pense que chacun de ces vins procure une ivresse différente, qu’il suffit de quelques bouteilles pour vous faire passer par tous les degrés intermédiaires du quadrille Musard [2] à la Marseillaise, de la joie délirante du Cancan à l’ardeur farouche de la fièvre révolutionnaire et vous remettre finalement avec une bouteille de Champagne dans une humeur de carnaval la plus joyeuse du monde !

 

Et seule la France a un Paris, une ville où la civilisation européenne a atteint son épanouissement le plus accompli ; où toutes les fibres nerveuses de l’histoire européenne se réunissent et d’où partent à des intervalles réguliers les secousses électriques qui font trembler le monde entier ; une ville dont la population réunit plus qu’aucun autre peuple la passion de la jouissance et la passion de l’action historique, dont les habitants s’entendent à vivre comme le plus raffiné des épicuriens d’Athènes et savent mourir comme le Spartiate le plus impavide, Alcibiade et Léonidas en un seul homme ; une ville qui est réellement, comme le dit Louis Blanc, le cœur et le cerveau du monde.

 

Si l’on domine Paris d’un point élevé de la ville, de Montmartre ou de la terrasse de Saint-Cloud, si l’on parcourt les environs de la ville, on pense alors que la France sait ce que Paris représente, que la France a gaspillé ses meilleures forces pour choyer Paris comme il faut. La fière cité est étalée le long des chauds coteaux de vigne qui bordent les méandres de la vallée de la Seine comme une odalisque sur un divan aux reflets de bronze. Où dans le monde y a-t-il une vue comme celle que l’on découvre des deux chemins de fer de Versailles en descendant dans la verte vallée avec ses villages et ses petites villes innombrables, où y a-t-il des villages et des petites villes au site si ravissant, construits si proprement et si gentiment, situés avec autant de goût que Suresnes, Saint-Cloud, Sèvres, Montmorency, Enghien et quantité d’autres ? Que l’on sorte par la barrière que l’on veut, que l’on aille son chemin au hasard, et partout l’on trouvera la même beauté des environs, le même goût dans l’utilisation de la région, la même élégance et la même propreté. Et pourtant, une fois de plus, il n’y a que la reine des villes elle-même pour se créer un cadre aussi merveilleux.

 

Mais évidemment il faut aussi une France pour créer un Paris et c’est seulement lorsque l’on a fait connaissance avec la richesse luxuriante de ce pays magnifique que l’on comprend comment a pu naître ce Paris rayonnant, luxuriant, incomparable. On ne le comprend évidemment pas si l’on vient du Nord, en traversant en chemin de fer le pays plat des Flandres et de l’Artois, les collines sans forêts et sans vignes de la Picardie. Là on ne voit rien que des champs de blé et des pâturages dont la monotonie n’est interrompue que par des vallées fluviales marécageuses, des collines lointaines couvertes de broussailles ; et c’est seulement quand on franchit à Pontoise le cercle qui délimite l’atmosphère parisienne que l’on remarque quelque chose de la « belle France ». On comprend déjà un peu plus Paris quand on se dirige vers la capitale à travers les fertiles vallées de la Lorraine, les collines crayeuses, couronnées de vignobles de la Champagne, le long de la belle vallée de la Marne ; on le comprend encore plus quand on traverse la Normandie et que, de Rouen à Paris en chemin de fer, on suit ou l’on croise les boucles de la Seine. La Seine semble, jusqu’à son estuaire, exhaler l’air de Paris ; les villages, les villes, les collines, tout rappelle les environs de Paris, à la différence que tout devient plus beau, plus luxuriant, d’un goût plus raffiné à mesure que l’on approche du centre de la France. Mais c’est seulement lorsque j’ai longé la Loire, et que de là je me suis dirigé vers les vallées riches en vignobles de la Bourgogne, en passant par la montagne, que j’ai compris comment Paris était possible.

 

J’avais connu Paris au cours des deux dernières années de la monarchie, lorsque la bourgeoisie goûtait intensément la jouissance du pouvoir, lorsque le commerce et l’industrie allaient passablement, lorsque la jeunesse de la grande et de la petite bourgeoisie avait encore de l’argent pour le dissiper en jouissances et en plaisirs, et lorsque même une partie des travailleurs avait une situation assez bonne pour participer à la gaieté et à l’insouciance générales. J’avais revu Paris pendant la courte ivresse de la lune de miel républicaine, en mars et en avril lorsque les travailleurs, ces insensés pleins d’espoir [3], mettaient, avec la plus grande insouciance et sans hésitation, « trois mois de misère à la disposition » de la République [4] alors qu’ils mangeaient tous les jours du pain sec et des pommes de terre, ils plantaient le soir des arbres de la liberté sur les boulevards, faisaient partir des fusées, et, de joie, chantaient la Marseillaise, tandis que les bourgeois, cachés toute la journée dans leurs maisons, cherchaient à calmer la colère du peuple par des lampions. Je revins – bien malgré moi, à cause de Hecker – en octobre. Entre le Paris d’autrefois et le Paris d’à présent, il y avait le 15 mai et le 25 juin, la lutte la plus terrible que le monde ait jamais vue, il y avait une mer de sang, il y avait quinze mille cadavres. Les grenades de Cavaignac avaient fait voler en éclats l’invincible gaieté des Parisiens ; la Marseillaise et le Chant du départ s’étaient tus ; seuls les bourgeois fredonnaient encore leur Mourir pour la patrie ; les travailleurs, sans pain et sans armes, grinçaient des dents avec une rancune contenue ; à l’école de l’état de siège la République exubérante était rapidement devenue honett (sic), docile, sage et modérée. Mais Paris était mort, ce n’était plus Paris. Sur les boulevards il n’y avait plus que des bourgeois et des espions de la police ; les bals, les théâtres étaient désertés ; les gamins avaient endossé la vareuse des gardes mobiles, ils étaient vendus pour trente sous par jour à l’honette (sic) République, et plus ils s’abrutissaient, plus ils étaient fêtés par les bourgeois, – bref, c’était de nouveau le Paris de 1847, mais sans l’esprit, sans la vie, sans le feu et le ferment que les travailleurs apportaient alors partout. Paris était mort, et ce beau cadavre était d’autant plus horrible qu’il avait été plus beau.

 

Je ne supportai pas plus longtemps de rester dans ce Paris mort. Il fallait que je m’en aille, peu importe où. Je partis donc d’abord vers la Suisse. N’ayant guère d’argent, je partis à pied. Le chemin que j’allais prendre m’importait peu ; on ne quitte pas volontiers la France.

 

Donc, par un beau matin, je m’ébranlai et marchai au hasard, directement vers le Sud. Dès que je sortis de la banlieue, je m’égarai entre les villages, c’était naturel. Finalement je débouchai sur la grand’route de Lyon. Je la suivis un moment en faisant des détours qui me conduisaient sur les collines. On a de là des panoramas magnifiques sur la Seine, en amont et en aval, vers Paris et vers Fontainebleau. À perte de vue on voit le fleuve serpenter dans la large vallée, avec des coteaux plantés de vigne sur ses deux rives, les montagnes bleues comme toile de fond, derrière lesquelles coule la Marne.

 

Mais je ne voulais pas arriver aussi vite en Bourgogne. Je voulais d’abord aller sur les bords de la Loire, Je quittai donc la grand’route, le deuxième jour et, en passant par les montagnes, je me dirigeai vers Orléans. Je me perdis naturellement de nouveau au milieu des villages puisque je n’avais pour guides que le soleil et les paysans complètement coupés du monde et ne connaissant ni leur gauche, ni leur droite. Je passai la nuit dans un village quelconque dont je n’ai jamais pu saisir distinctement le nom dans le patois campagnard, à quinze lieues de Paris, sur la ligne de partage des eaux entre la Seine et la Loire.

 

Cette ligne de partage des eaux est formée par une large crête montagneuse qui s’étire du Sud-Est au Nord-Ouest ; des deux côtés s’étendent de nombreux vallons arrosés par de petits ruisseaux ou de petites rivières. En haut, sur la hauteur exposée au vent, ne poussent que le blé, le sarrazin, le trèfle et les légumes, mais à flanc de coteau, la vigne prospère partout. Les flancs des vallées orientés à l’Est sont presque tous couverts de grosses masses de ces blocs calcaires que les géologues anglais nomment Bolderstones et que l’on rencontre souvent dans les régions accidentées du secondaire et du tertiaire. Les énormes blocs bleus, entre lesquels se dressent des buissons verts et de jeunes arbres forment avec les prés de la vallée et les vignobles du versant qui se trouve en face un contraste qui n’a rien de désagréable.

 

Je descendis peu à peu dans une de ces petites vallées fluviales et la suivis un moment. Je tombai finalement sur une grande route et de ce fait sur des gens qui purent m’indiquer où je me trouvais en réalité. J’étais près de Malesherbes, à mi-chemin entre Orléans et Paris. Orléans elle-même était située trop à l’Ouest pour moi ; ma prochaine étape était Nevers, et franchissant la montagne la plus proche, j’allai directement vers le Sud. D’en haut il y avait une très jolie vue : entre des collines boisées la gentille petite ville de Malesherbes, à flanc de coteau de nombreux villages, et tout en haut, sur un sommet, le château de Châteaubriand [5] . Et ce que je préférais encore : en face, de l’autre côté d’une gorge étroite, une route départementale qui allait directement vers le Sud.

 

Il y a en effet en France trois sortes de routes : les routes d’État, autrefois royales, appelées maintenant routes nationales, larges et belles chaussées qui relient entre elles les villes les plus importantes. Ces routes nationales qui, dans la région parisienne, ne sont pas seulement des chaussées mais de véritables routes de luxe, splendides allées, larges de soixante pieds et plus, bordées d’ormes, pavées au milieu ; elles deviennent plus mauvaises, plus étroites et plus dénudées à mesure que l’on s’éloigne de Paris et que la route a moins d’importance. Elles sont même par endroits si mauvaises qu’après deux heures d’une pluie modérée elles sont à peine encore praticables pour des piétons. La deuxième catégorie, ce sont les routes départementales, établissant des communications d’importance secondaire dont les frais sont pris sur des fonds départementaux, plus étroites et plus simples que les routes nationales. La troisième catégorie enfin est constituée par les grands chemins vicinaux (chemins de grande communication) construits avec les ressources du canton, routes étroites et modestes, mais par endroits en meilleur état que les routes plus grandes.

 

Je fonçai directement à travers champs sur ma route départementale et je vis, à ma plus grande joie, qu’elle menait directement vers le Sud avec une parfaite rectitude. Villages et auberges étaient rares ; après une marche de plusieurs heures j’arrivai enfin dans une grande ferme où l’on me servit quelques rafraîchissements avec la plus grande complaisance ; pour la peine, je dessinai pour les enfants de la maison quelques caricatures sur un morceau de papier en déclarant avec un grand sérieux : voilà le général Cavaignac, voilà Louis-Napoléon, voilà Armand Marrast, Ledru-Rollin, etc., c’est à s’y tromper. Les paysans fixaient les visages grotesques avec beaucoup de respect, remerciaient, ravis, et mettaient aussitôt au mur ces portraits d’une ressemblance frappante. Ces braves gens m’apprirent aussi que je me trouvais sur la route de Malesherbes à Châteauneuf-sur-Loire dont je n’étais éloigné que d’environ douze lieues.

 

Je traversai Puyseaux et une autre petite ville dont j’ai oublié le nom, et j’arrivai tard dans la soirée à Bellegarde, jolie localité d’assez grande importance où je passai la nuit. La route traversant ce plateau qui par ailleurs produit du vin en de nombreux endroits, était assez monotone.

 

Le lendemain matin je partis pour Chaumont, parcourus encore cinq lieues et de là, en suivant la Loire, je pris la route nationale d’Orléans à Nevers.

 

Sous des amandiers en fleurs
Sur la rive verte de la Loire
Qu’il est charmant de rêver
Là où j’ai trouvé mon amour [6] .

 

Bien des jeunes gens allemands enthousiastes et bien de tendres jeunes filles germaniques chantent ces paroles langoureuses d’Helmina de Chézy et la mélodie sentimentale de Carl Maria von Weber. Mais quiconque cherche sur les bords de la Loire des amandiers et un suave et charmant romantisme de l’amour, tel qu’il était de mode à Dresde dans les années vingt, se fait de terribles illusions qui ne sont à vrai dire permises qu’à un bas-bleu allemand à la troisième génération.

 

De Châteauneuf, par Les Bordes en direction de Dampierre, on n’a presque jamais l’occasion de voir cette Loire romantique. La route est éloignée de deux à trois lieues du fleuve et passe par les collines ; à de rares occasions seulement on voit dans le lointain l’eau de la Loire briller dans le soleil. La région est riche en vignobles, en céréales, en fruits ; dans la direction du fleuve s’étendent de gras pâturages ; cependant la vue de cette vallée dénudée, entourée seulement de collines ondoyantes est assez monotone.

 

Au milieu de la route, près de quelques chaumières, je rencontrai une caravane de quatre hommes, trois femmes et plusieurs enfants ayant avec eux trois charrettes à ânes, lourdement chargées et, cuisant leur déjeuner sur un grand feu, en pleine route. Je m’arrêtai un instant : je ne m’étais pas trompé, ils parlaient allemand, un dialecte très rude de l’Allemagne du Sud. Je les abordai ; ils étaient ravis d’entendre leur langue maternelle, en plein centre de la France. C’étaient d’ailleurs des Alsaciens de la région de Strasbourg qui, tous les étés, s’en allaient ainsi dans l’intérieur de la France et vivaient du tressage de paniers. Quand je leur demandai s’ils pouvaient en vivre, ils répondirent : « Oui, difficilement, si faut acheter l’tout ; l’pus possible, on l’mendie. » Un très vieil homme sortit encore lentement d’une des charrettes à âne où il avait un véritable lit. Toute la bande avait quelque chose de très bohème dans ses costumes dont elle avait mendié les pièces et dont aucune n’allait avec l’autre. Mais cela ne les empêchait pas d’avoir l’air bien brave ; ils me racontèrent leurs voyages en long et en large et au milieu de ce bavardage des plus gais, la mère et la fille, douce créature aux yeux bleus, en vinrent presque à se crêper le chignon. Je ne pus m’empêcher d’admirer avec quelle force irrésistible la profonde sensibilité allemande se fraie une voie même à travers les façons les plus bohêmes, de vivre et de s’habiller ; je leur souhaitai le bonjour et poursuivis ma route, accompagné pendant un moment par un des Bohémiens qui s’offrait avant le déjeuner le plaisir d’une promenade sur la croupe osseuse et décharnée d’un âne maigre.

 

Le soir, j’arrivai à Dampierre, un petit village non loin de la Loire. C’est là que le gouvernement fit construire par 300 à 400 ouvriers parisiens, restes des anciens ateliers nationaux, une digue contre les inondations. C’étaient des ouvriers de toutes les catégories, orfèvres, boucliers, horlogers, ébénistes, jusqu’au chiffonnier des boulevards parisiens. J’en trouvai une vingtaine dans l’auberge où je passai la nuit. Un robuste boucher qui avait déjà eu de l’avancement et occupait une sorte de poste de surveillant, parlait avec beaucoup d’enthousiasme de l’entreprise : on gagnait trente à cent sous par jour, suivant le travail que l’on fournissait, il était facile de se faire quarante à soixante sous si l’on était un peu habile. Il voulait aussitôt m’embarquer dans sa brigade, disant que je m’y accoutumerais vite et que certainement je gagnerais cinquante sous dès la deuxième semaine, que je pouvais faire mon bonheur et qu’il y avait au moins encore pour six mois de travail. L’envie ne me manquait pas pour changer un peu, de remplacer pour un mois ou deux la plume par la pelle ; mais je n’avais pas de papiers et j’aurais été dans de beaux draps !

 

Ces travailleurs parisiens avaient conservé toute leur gaieté. Ils travaillaient dix heures par jour au milieu des rires et des plaisanteries, se distrayaient pendant leurs heures de loisirs en jouant des bons tours et s’amusaient le soir à déniaiser les petites paysannes. Mais à part cela ils étaient complètement démoralisés par leur isolement dans un petit village. Aucune trace de préoccupation ayant trait aux intérêts de leur classe, aux questions politiques du jour qui touchent de si près les travailleurs. Ils semblaient ne pas lire les journaux. Chez eux, toute la politique se résumait à une distribution de sobriquets ; l’un, un rustre grand et fort, s’appelait Caussidière, l’autre, un mauvais ouvrier et un ivrogne invétéré, répondait au nom de Guizot, etc. Le travail astreignant, les conditions d’existence relativement bonnes et surtout l’éloignement de Paris et leur transfert dans un coin de France tranquille et isolé avaient curieusement limité leur horizon. Ils étaient déjà en train de devenir campagnards et il n’y avait que deux mois qu’ils étaient là.

 

Le lendemain j’arrivai à Gien et ainsi enfin dans la vallée de la Loire elle-même. Gien est une petite ville tortueuse avec un joli quai et un pont sur la Loire qui, à cet endroit, égale à peine en largeur le Main près de Francfort. Elle est de plus très peu profonde et pleine de bancs de sable.

 

De Gien à Briare, la route passe par la vallée à environ un quart de lieu de la Loire. Elle va en direction du Sud-Est et peu à peu la région prend un caractère méridional. Des ormes, des frênes, des acacias ou des marronniers font de la route une allée ; de gras pâturages et des champs fertiles où le trèfle le plus dru pousse entre les chaumes et qui sont plantés de longues rangées de peupliers constituent le fond de la vallée ; au-delà de la Loire, dans un lointain vaporeux, une série de collines, de ce côté-ici, tout près de la route une deuxième rangée de hauteurs entièrement plantées de vignes. En cet endroit la vallée de la Loire n’a absolument rien de remarquablement beau ou de romantique comme on a l’habitude de le dire, mais elle fait une impression extrêmement agréable ; on reconnaît à toute la richesse de la végétation la douceur du climat à laquelle elle doit sa prospérité. Même dans les régions les plus fertiles d’Allemagne, je n’ai vu nulle part une végétation qui puisse se comparer avec celle de la contrée entre Gien et Briare.

 

Avant de quitter la Loire, encore quelques mots sur les habitants de la région que j’ai parcourue et sur leur mode de vie.

 

Les villages situés jusqu’à quatre ou cinq heures de Paris ne peuvent servir de point de comparaison pour les villages du reste de la France. Leur situation, le style de leurs maisons, les mœurs des habitants sont bien trop dominées par l’esprit de la grande métropole dont ils vivent. Ce n’est qu’à dix lieues de Paris, sur les collines isolées, que commence la véritable campagne, et que l’on voit de véritables maisons paysannes. Un signe distinctif pour toute la contrée jusqu’à la Loire et jusqu’en Bourgogne, c’est que le paysan dissimule le plus possible l’entrée de sa maison pour qu’on ne la voie pas de la route. Sur les collines, chaque ferme est entourée d’un mur ; on entre par un portail et il faut d’abord chercher dans la cour la porte d’entrée qui, la plupart du temps, est située en arrière. Là où la plupart des paysans ont des vaches et des chevaux, les fermes sont assez grandes ; sur les bords de la Loire en revanche, où l’on pratique beaucoup la culture maraîchère et où même des paysans aisés n’ont que peu de bétail ou même pas de bétail du tout, et où l’élevage reste une branche particulière que l’on laisse aux propriétaires fonciers ou aux fermiers plus importants, les maisons paysannes deviennent de plus en plus petites, souvent si petites que l’on ne comprend pas comment une famille peut y trouver de la place avec ses ustensiles et ses provisions. Ici aussi cependant l’entrée est située sur le côté opposé à la route et dans les villages, seuls ou presque les estaminets et les boutiques ont des portes qui ouvrent sur la route.

 

Malgré leur pauvreté les paysans de cette région ont la plupart du temps la vie belle. Au moins dans les vallées, ils boivent le vin de leurs vignes, qui est bon et d’un prix avantageux (cette année deux à trois sous la bouteille) ; il y a du pain partout, à l’exception des sommets les plus élevés, du bon pain de froment, de l’excellent fromage et des fruits magnifiques, que l’on mange partout en France avec le pain, cela est bien connu. Comme tous les habitants de la campagne, ils mangent peu de viande, en revanche beaucoup de lait, des soupes de légumes et d’une façon générale une nourriture végétale d’une qualité parfaite. Le paysan du nord de l’Allemagne, même quand il a une plus grande aisance, vit trois fois moins bien que le paysan entre la Seine et la Loire.

 

Ces paysans sont braves, hospitaliers et gais, complaisants et prévenants de toutes les façons possibles avec l’étranger, et en dépit de leur patois des plus mauvais, ce sont encore des Français authentiques et polis. Malgré leur sens très aigu de la propriété de leur terre que leurs pères ont conquise sur la noblesse et la prêtraille, ils présentent encore bien des vertus patriarcales, surtout dans les villages situés à l’écart des grandes routes.

 

Mais un paysan reste un paysan et les conditions de vie des paysans ne cessent pas un instant de se faire sentir. Malgré toutes les qualités personnelles du paysan français, malgré sa situation plus évoluée par rapport à celle du paysan vivant à l’est du Rhin, le paysan, en France comme en Allemagne, est le barbare au milieu de la civilisation.

 

L’isolement du paysan dans un village écarté dont la population, peu nombreuse, ne change qu’avec les générations, le travail astreignant et monotone qui, plus que tout servage, le lie à la terre et qui reste toujours le même en se transmettant de père en fils, la stabilité et l’uniformité de toutes les conditions d’existence, le cercle fermé où la famille reste pour lui la relation sociale la plus importante et la plus décisive – tout ceci réduit l’horizon du paysan aux frontières les plus étroites qui soient possibles dans la société moderne. Les grands mouvements de l’histoire défilent devant lui, l’entraînent de temps en temps avec eux, mais sans soupçonner la nature de la force qui le meut, de son origine et de son but.

 

An moyen âge, au XVII° et au XVIII° siècles, le mouvement des bourgeois dans les villes fut accompagné d’un mouvement paysan, mais il n’élevait que des revendications constamment réactionnaires et le soutien qu’il apportait aux villes en lutte pour leur émancipation n’entraînait pas de grandes améliorations aux paysans eux-mêmes.

 

Au cours de la première Révolution française, les paysans menèrent une action révolutionnaire exactement aussi longtemps que le réclamait leur intérêt personnel le plus immédiat et le plus évident ; jusqu’à ce que leur soient assurés le droit de propriété sur la terre qu’ils cultivaient jusque-là dans les conditions du régime féodal, l’abolition définitive de ce système féodal et l’éloignement des armées étrangères de leur contrée. Lorsqu’ils eurent obtenu ce résultat, ils se tournèrent alors avec toute la fureur d’une aveugle cupidité contre le mouvement des grandes villes qu’ils n’avaient pas compris et notamment contre le mouvement de Paris. Il fallut envoyer contre les paysans obstinés d’innombrables proclamations du Comité de salut public, d’innombrables décrets de la Convention surtout ceux sur le maximum et les accapareurs [7] , des colonnes mobiles et des guillotines ambulantes. Et pourtant la Terreur qui repoussa les armées étrangères et étouffa la guerre civile ne profita justement à aucune classe autant qu’aux paysans.

 

Lorsque Napoléon renversa la domination bourgeoise du Directoire, rétablit le calme, consolida les nouveaux rapports de propriété des paysans et les sanctionna dans son Code civil et qu’il repoussa les armées étrangères de plus en plus loin des frontières, les paysans se rangèrent à ses côtés avec enthousiasme et devinrent ses principaux soutiens. Car le paysan français est patriote jusqu’au fanatisme ; la France a pour lui une haute signification depuis qu’il a la possession héréditaire d’un bout de France ; les étrangers, il ne les connaît que sous la forme d’armées d’invasion destructrices qui lui causent les plus grands dommages. De là le sens national sans bornes du paysan français, de là sa haine également sans bornes de l’étranger. De là la passion avec laquelle il partit à la guerre en 1814 et en 1815.

 

Lorsque les Bourbons revinrent en 1815, lorsque l’aristocratie qui avait été chassée éleva de nouveau des prétentions sur la propriété foncière perdue pendant la Révolution, les paysans virent toute leur conquête révolutionnaire menacée.

 

De là leur haine contre le pouvoir des Bourbons, leur joie délirante lorsque la révolution de Juillet leur rendit la sécurité de la propriété et le drapeau tricolore.

 

Mais à partir de la révolution de Juillet les paysans recommencèrent à se détourner des intérêts généraux du pays. Leurs vœux étaient réalisés, leur propriété foncière n’était plus menacée, sur la mairie du village flottait le même drapeau avec lequel eux et leurs pères avaient vaincu pendant un quart de siècle.

 

Mais comme toujours ils jouirent peu des fruits de leur victoire. Les bourgeois se mirent aussitôt à exploiter par tous les moyens leurs alliés campagnards. Les fruits du morcellement et de la divisibilité du sol, la paupérisation des paysans et la prise d’hypothèques sur leurs biens-fonds avaient déjà commencé à mûrir sous la Restauration ; après 1830, ils se généralisèrent de plus en plus, de façon de plus en plus menaçante. Mais la pression que le grand capital exerçait sur le paysan demeura pour lui un rapport privé entre lui et son créancier : il ne voyait pas et ne pouvait pas voir que ces rapports privés qui se généralisaient de plus en plus et devenaient de plus en plus la règle, se transformaient peu à peu en un rapport de classes entre la classe des grands capitalistes et celle des petits propriétaires fonciers. Le cas n’était plus le même qu’avec les corvées féodales dont l’origine était depuis longtemps oubliée et le sens depuis longtemps perdu, qui n’étaient plus un service rendu en échange d’autres services rendus et qui étaient devenues depuis longtemps une pure charge pesant sur une seule des parties. Ici, avec les dettes hypothécaires, le paysan ou du moins son père a reçu la somme en pièces de cinq francs sonnantes et trébuchantes ; la reconnaissance de dettes et le registre des hypothèques lui rappellent le cas échéant l’origine de la charge ; l’intérêt qu’il doit payer, même les remboursements annexes de l’usurier, qui se renouvellent toujours et lui pèsent, sont des revenus qui se rattachent au système bourgeois moderne et qui touchent tous les débiteurs de la même façon ; l’oppression se produit sous une forme tout à fait moderne et actuelle, et le paysan est sucé jusqu’à la mœlle et ruiné exactement suivant les mêmes principes juridiques qui seuls lui assurent sa propriété. Son propre Code civil, sa bible moderne, se transforme en verges pour le fouetter. Dans l’usure hypothécaire le paysan ne peut voir aucun rapport de classes, il ne peut pas réclamer son abolition sans compromettre en même temps sa propre possession. Le poids de l’usure au lieu de le précipiter dans le mouvement révolutionnaire achève de le troubler. Le seul allègement qu’il puisse envisager, c’est la diminution des impôts.

 

Lorsqu’en février de cette année, on fit, pour la première fois, une révolution où le prolétariat fit valoir des revendications qui lui étaient propres, les paysans n’y comprirent absolument rien. Si la République avait un sens pour eux, c’était seulement dans la mesure où elle représentait la diminution des impôts et peut-être aussi parfois un peu l’honneur national, la guerre de conquête et la frontière sur le Rhin. Mais lorsqu’au lendemain de la chute de Louis-Philippe, la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie se déchaîna à Paris, lorsque la paralysie du commerce et de l’industrie réagirent sur le pays, lorsque les produits des paysans, dévalorisés de toute façon par leur abondance dans une année fertile, baissèrent encore de prix et devinrent invendables, lorsque pour finir la bataille de juin répandit complètement la terreur et l’angoisse jusque dans les coins les plus reculés de France, alors s’éleva parmi les paysans un cri général de fureur fanatique contre le Paris révolutionnaire et les Parisiens jamais satisfaits. Naturellement ! Qu’est-ce que le paysan têtu et borné savait du prolétariat et de la bourgeoisie, de la république sociale et démocratique, de l’organisation du travail, de situations dont les conditions fondamentales et les causes ne pouvaient jamais se rencontrer dans son petit village ? Et lorsque, par les canaux malpropres des feuilles bourgeoises, il eut çà et là une vague idée de ce dont il s’agissait à Paris, lorsque les bourgeois lui eurent lancé le grand mot d’ordre contre les ouvriers parisiens : ce sont les partageurs, ce sont des gens qui veulent partager toute la propriété, toute la terre, alors le cri de fureur redoubla, alors l’indignation des paysans ne connut plus de bornes. J’ai parlé à des centaines de paysans dans les régions les plus variées de France et chez tous régnait ce fanatisme contre Paris et notamment contre les ouvriers parisiens. « Je voudrais que ce maudit Paris explose demain en plein jour », était la plus amène de leurs bénédictions. On comprend que l’ancien mépris des paysans pour les citadins n’ait pu que se trouver accru et justifié par les événements de cette année. Ce sont les paysans, c’est la campagne, qui doivent sauver la France ; la campagne produit tout, les villes vivent de notre blé, se vêtent de notre chanvre et de notre laine, il nous faut rétablir le bon ordre des choses, c’est à nous paysans de prendre l’affaire en main – tel était l’éternel refrain qui revenait plus ou moins distinctement, plus ou moins consciemment dans les conversations confuses des paysans.

 

Et comment veulent-ils sauver la France, comment veulent-ils prendre l’affaire en main ? En élisant Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, un grand nom porté par un insensé aux idées confuses ! Vaniteux et sans grandeur ! Chez tous les paysans à qui j’ai parlé, l’enthousiasme pour Louis-Napoléon était aussi grand que la haine contre Paris. Toute la politique du paysan français se limite à ces deux passions et à l’étonnement le plus irréfléchi et le plus viscéral au sujet de tout l’ébranlement qui secoue l’Europe. Et les paysans ont plus de six millions de voix, plus des deux tiers de toutes les voix des élections en France.

 

C’est vrai, le gouvernement provisoire n’a pas su lier les intérêts des paysans à la révolution ; en augmentant de 45 centimes l’impôt foncier qui touchait essentiellement les paysans il a commis une faute impardonnable et irréparable. Mais même si les paysans avaient été gagnés pour quelques mois à la révolution, ils s’en seraient quand même détachés cet été. La position actuelle des paysans vis-à-vis de la révolution de 1848 n’est pas la conséquence de fautes éventuelles et de bévues accidentelles ; elle est normale, elle est fondée sur les conditions d’existence et la position sociale des petits propriétaires fonciers. Avant de faire aboutir ses revendications, le prolétariat français devra d’abord réprimer une guerre générale des paysans, une guerre que même la suppression de toutes les dettes hypothécaires ne pourra faire reculer que pour peu de temps.

 

Il faut n’avoir rencontré pendant quinze jours que des paysans, des paysans des contrées les plus diverses, il faut avoir eu l’occasion de retrouver partout ce même entêtement borné, la même méconnaissance totale de tous les rapports urbains, commerciaux et industriels, la même cécité en politique, la même incompétence pour tout ce qui dépasse le village, la même façon d’appliquer l’échelle des conditions d’existence paysannes aux conditions les plus vastes de l’histoire – il faut, en un mot, avoir connu les paysans français justement en 1848 pour ressentir toute l’impression déprimante que produit cette bêtise obstinée.

2. LA BOURGOGNE

 

Briare est une vieille petite ville à l’embouchure du canal qui unit la Loire à la Seine. C’est là que je m’orientai sur la route à prendre et je pensai qu’il valait mieux passer par Auxerre plutôt que par Nevers, pour me rendre en Suisse. Je quittai donc la Loire et, franchissant les montagnes, je me dirigeai vers la Bourgogne.

 

La fertilité de la vallée de la Loire diminue peu à peu, mais assez lentement. On monte imperceptiblement et ce n’est qu’à cinq à six lieues de Briare près de Saint-Sauveur et Saint-Fargeau que l’on atteint les premiers contreforts de cette région boisée où se pratique l’élevage. Ici la crête montagneuse entre la Loire et l’Yonne est déjà plus haute et tout ce versant occidental du département de l’Yonne est d’ailleurs assez montagneux.

 

Dans la région de Toucy, à six lieues d’Auxerre, j’entendis pour la première fois le patois bourguignon caractérisé par un accent naïf et traînant, un idiome qui a encore ici et dans toute la véritable Bourgogne un caractère aimable et agréable, mais prend en revanche un son lourd, pesant et presque doctoral dans les régions plus élevées de Franche-Comté. Il en est de lui comme du naïf dialecte autrichien qui se transforme peu à peu en dialecte grossier de la Haute-Bavière. L’idiome bourguignon accentue toujours d’une manière curieusement étrangère au français, la syllabe précédant celle qui en bon français a l’accent principal, transformant le français iambique en un français trochaïque et bouleversant ainsi curieusement la finesse de l’accentuation que le Français cultivé sait donner à sa langue. Mais comme nous l’avons déjà dit, dans l’authentique Bourgogne il sonne encore très gentiment et même avec beaucoup de charme dans la bouche d’une jolie fille. Mais ma foi, monsieur, je vous demande un peu

 

Si l’on veut faire une comparaison, le Bourguignon est somme toute, l’Autrichien français. Naïf, débonnaire, confiant à l’extrême, avec beaucoup de bon sens à l’intérieur de son cadre habituel ; pleins d’idées d’une naïveté comique sur tout ce qui en sort, d’une maladresse bouffonne dans des situations inhabituelles, et d’une bonne humeur inaltérable – voilà comment sont presque tous ces braves gens. C’est en premier lieu en considération de son amabilité et de son bon cœur que l’on pardonne au paysan bourguignon sa complète nullité politique et son engouement pour Louis-Napoléon.

 

Les Bourguignons – c’est d’ailleurs indéniable – ont un apport de sang allemand plus accentué que les Français établis plus à l’Ouest ; les cheveux et le teint sont plus clairs, la taille est un peu plus élevée, notamment chez les femmes ; l’intelligence critique aiguisée, l’esprit de répartie diminuent déjà considérablement et ils sont remplacés par un humour plus honnête et parfois par une légère pointe de sensibilité. Mais l’élément français, la gaieté, domine encore de beaucoup et le Bourguignon ne le cède à personne pour l’insouciante légèreté d’esprit.

 

La partie montagneuse occidentale du département de l’Yonne vit essentiellement de l’élevage. Mais le Français est partout un mauvais éleveur et ces bœufs de Bourgogne dégénèrent et sont d’un aspect vraiment maigre et petit. Mais, à côté de l’élevage, on pratique beaucoup aussi la culture du blé et l’on mange partout un bon pain de froment.

 

Les maisons paysannes elles aussi prennent déjà un caractère plus allemand ; elles redeviennent plus grandes et réunissent sous un même toit habitation, grange et étables ; mais là aussi la porte d’entrée est la plupart du temps sur le côté ou tout à l’opposé de la route.

 

Sur le long versant qui mène à Auxerre, je vis les premières vignes bourguignonnes, croulant encore pour la plupart sous le poids des raisins de l’année 1848, d’une abondance inouïe. Certains ceps portaient tant de grappes qu’on n’y voyait presque pas une feuille.

 

Auxerre est une petite ville accidentée qui n’a rien de très remarquable à l’intérieur, avec un joli quai au bord de l’Yonne et quelques rudiments de ces boulevards dont un chef-lieu de département français ne peut absolument pas se passer. En temps normal, elle doit être très tranquille et morte et le préfet de l’Yonne a dû avec peu, faire face aux frais des bals et des banquets qu’il se devait de donner sous Louis-Philippe aux notables de l’endroit. Mais à ce moment Auxerre était animée comme elle ne l’est maintenant qu’une fois dans l’année. Si le citoyen Denjoy, ce représentant du peuple qui à l’Assemblée nationale se scandalisait si fort que tout le local pour le banquet démocratique et social de Toulouse ait été décoré en rouge, si ce brave citoyen Denjoy était venu avec moi à Auxerre, d’effroi, il en aurait eu une attaque. Ici ce n’était pas un local, c’était toute la ville qui était décorée en rouge. Et quel rouge ! Le rouge sang le plus indubitable et le moins voilé colorait les murs et les escaliers des maisons, les blouses et les chemises des gens ; des fleuves rouge foncé emplissaient même les caniveaux et tachaient les pavés et dans la rue des hommes barbus et inquiétants transportaient de grands baquets avec un liquide à l’écume rouge, d’une teinte noirâtre inquiétante. La république rouge semblait dominer avec toutes ses horreurs, la guillotine, la guillotine à vapeur semblait être là en permanence, les buveurs de sang sur le compte desquels le Journal des Débats sait raconter tant d’histoires épouvantables, célébraient visiblement ici leurs orgies de cannibales. Mais la république rouge d’Auxerre était très innocente, c’était la république rouge de la vendange bourguignonne et les buveurs de sang qui avalent avec tant de volupté le produit le plus noble de cette république rouge ne sont personne d’autre que Messieurs les honettes (sic) républicains eux-mêmes, les grands et les petits bourgeois de Paris. Et sous ce rapport, l’honorable citoyen Denjoy a, lui aussi, ses envies de rouge.

 

Ah si seulement dans cette république rouge on avait eu les poches pleines d’argent ! La récolte de 1848 était tellement abondante qu’on n’arrivait pas à trouver suffisamment de tonneaux pour contenir tout le vin. Et avec ça d’une qualité supérieure au cru de 46, et même peut-être au cru de 34 ! De toutes parts les paysans accouraient pour acheter à des prix dérisoires – deux francs la feuillette de 140 litres de bon vin – ce qui restait du cru de 47 ; voiture sur voiture, chargées de tonneaux vides affluaient à toutes les portes et pourtant on n’en voyait pas la fin. J’ai vu moi-même un négociant en vins d’Auxerre vider dans la rue plusieurs tonneaux du cru de 47, un très bon vin, uniquement afin d’avoir assez de tonneaux pour le vin nouveau qui, il est vrai, offrait de tout autres perspectives à la spéculation. On m’assura que ce négociant en vins avait ainsi, en quelques semaines, vidé jusqu’à quarante grands fûts.

 

Après avoir pris à Auxerre plusieurs chopes de vin, aussi bien de l’ancien que du nouveau, je me dirigeai, après avoir franchi l’Yonne, vers les montagnes situées sur sa rive droite. La route longe la vallée ; je pris cependant l’ancien chemin plus court qui passe par les montagnes. Le ciel était couvert, le temps maussade, moi-même j’étais fatigué et je passai la nuit dans le premier village, à quelques kilomètres d’Auxerre.

 

Le lendemain je partis de bon matin, avec le plus beau temps ensoleillé du monde. Le chemin conduisait sur une crête montagneuse assez élevée ; il n’était bordé que de vignobles. Mais je fus payé de la peine que j’avais prise à l’escalader par le plus magnifique des panoramas. Devant moi toutes les collines descendant en pente douce jusqu’à l’Yonne, puis la verte vallée de l’Yonne aux abondantes prairies, plantées de peupliers, aux villages et aux fermes nombreux ; derrière, les pierres grises d’Auxerre adossée à la paroi montagneuse de la rive opposée ; partout des villages et partout, à perte de vue, des vignes, rien que des vignes et le chaud soleil qui scintillait de tous ses rayons, filtré seulement dans le lointain par une légère brume d’automne, s’épandait sur cette large vallée, chaudron où le soleil d’août élabore l’un des plus nobles des vins.

 

Je ne sais pas ce qui confère à ces paysages français qui ne se distinguent nullement par la beauté exceptionnelle des contours, ce charme si particulier. Ce n’est évidemment pas tel ou tel détail, c’est l’ensemble qui leur confère une plénitude qui se rencontre rarement ailleurs. Le Rhin et la Moselle ont de plus beaux groupes de rochers, la Suisse offre des contrastes plus accusés, l’Italie, une plus grande plénitude de coloris, mais aucun pays n’a des régions d’un ensemble aussi harmonieux que la France. C’est avec une satisfaction extraordinaire que l’œil erre de la luxuriante et large vallée où abondent les prairies jusqu’aux montagnes plantées de vignes aussi luxuriantes, même sur les plus hauts sommets, et aux villages et aux villes innombrables qui se détachent sur le feuillage des arbres fruitiers. Nulle part un coin dénudé, nulle part un endroit inhospitalier qui détonne, nulle part un rocher abrupt dont les parois seraient inaccessibles à la végétation. Partout une riche végétation, un vert intense et splendide qui prend des nuances bronzées d’automne, rehaussé par l’éclat d’un soleil qui est encore assez chaud à la mi-octobre pour mûrir tous les grains du cep.

 

Je poursuivis ma route et un second panorama, aussi beau que le premier, s’offrit à ma vue. Tout en bas, dans une vallée encaissée plus étroite, j’apercevais Saint-Bris, une petite ville ne vivant aussi que de la viticulture. Les mêmes détails qu’auparavant mais plus groupés. Des pâturages et des jardins en bas dans la vallée autour de la petite ville, tout autour des vignes accrochées aux parois de la vallée. Seul le côté nord est recouvert de prés et de champs labourés ou de chaumes plantés de trèfle vert et de prairies. En bas dans les rues de Saint-Bris la même activité qu’à Auxerre ; partout des tonneaux et des pressoirs, et au milieu des rires, des plaisanteries, toute la population occupée à presser le moût, à le pomper dans les tonneaux et dans de grandes cuves, à le transporter de l’autre côté de la rue. Au milieu de cette agitation se tenait le marché ; dans les rues les plus larges des voitures de paysans chargées de légumes, de blé et d’autres produits des champs étaient arrêtées ; les paysans avec leur bonnet de coton blanc, les paysannes avec leur fichu en madras autour de la tête se pressaient en bavardant, en appelant et en riant au milieu des vignerons ; et le petit Saint-Bris offrait le spectacle d’une telle activité débordante que l’on se serait cru dans une grande ville.

 

De l’autre côté de Saint-Bris, le chemin menait à une montagne qui s’étirait sur une grande longueur. Mais je l’escaladai avec un plaisir tout particulier. Tout le monde était encore occupé à la vendange, des vendanges bourguignonnes qui sont même autrement joyeuses que sur les bords du Rhin. À chaque pas je rencontrai la compagnie la plus gaie, les raisins les plus sucrés et les jeunes filles les plus jolies ; car ici où les petites villes ne sont pas à plus de trois heures les unes des autres, où la population est en relations étroites avec le reste du monde grâce au négoce du vin, il règne déjà une certaine civilisation et personne n’adopte cette civilisation avec plus de rapidité que les femmes car elles en ont les avantages les plus immédiats et les plus évidents. Il ne vient à l’esprit d’aucune Française des villes de chanter :

 

Si j’étais aussi jolie
Que les jeunes filles de la campagne !
Je porterais un chapeau de paille jaune
Et un ruban rose. [8]

 

Au contraire, elle sait trop bien qu’elle doit à la ville, à l’absence de gros travaux, à la civilisation et aux cent artifices de toilette et de soins de beauté, tout le perfectionnement de ses charmes ; elle sait que, même si déjà elle n’a pas hérité de ses parents cette forte ossature, si terrible pour le Français mais qui fait la fierté de la race germanique, le rude travail des champs sous le soleil le plus ardent comme sous la pluie la plus violente, la difficulté d’être propre, l’absence de toute culture physique, le costume, très respectable certes, mais d’une coupe maladroite et sans goût, transforment la plupart du temps les filles de la campagne en épouvantails lourds, branlants et drôlement fagotés, aux couleurs criardes. Il en faut pour tous les goûts ; nos campagnards allemands sont en général plutôt du côté de la fille de paysans et il se peut qu’ils n’aient pas tort : ils ont un grand respect pour la démarche de dragon d’une fille de ferme aux mains solides et surtout pour ses poings ; une grande considération pour la robe à carreaux vert pomme et rouge vif qui enserre sa taille puissante ; une grande estime pour la perfection de la surface plane qui va de sa nuque jusqu’à ses talons et lui donne de dos l’allure d’une planche recouverte de calicot bigarré ! Mais il en faut pour tous les goûts ; que ceux de mes concitoyens, qui diffèrent de moi et n’en sont pas moins honorables, me pardonnent si les Bourguignonnes bien propres, aux cheveux bien lissés et à la taille élancée de Saint-Bris et de Vermenton me firent une impression plus agréable que ces bœufs de labour des régions entre la Seine et la Loire, ces molosses sales, ébouriffés, sans apprêts qui vous regardent stupidement quand vous roulez une cigarette et s’en vont en hurlant quand on leur demande son chemin en bon français.

 

On me croira donc volontiers si je dis que je passai la plus grande partie de mon temps non pas à escalader des montagnes, mais allongé dans l’herbe à manger des raisins, avec les vignerons et les vigneronnes, buvant du vin, en riant et en bavardant et que dans le même temps que cette insignifiante crête montagneuse, j’aurais pu aussi bien escalader le Blocksberg ou même la Jungfrau [9]. D’autant plus que l’on peut toute la journée avec du raisin se rassasier une soixantaine de fois et que chaque vignoble offre un excellent prétexte à entrer en relation avec ces gens des deux sexes, serviables et toujours en train de rire. Mais tout a une fin, et cette montagne en a donc une aussi. C’était déjà l’après-midi lorsque, descendant l’autre versant, j’arrivai dans la charmante vallée de la Cure, un des petits affluents de l’Yonne, en direction de la petite ville de Vermenton encore mieux située que Saint-Bris.

 

Mais peu après Vermenton la belle contrée s’arrête. On s’approche peu à peu de la crête plus élevée du Faucillon qui sépare les bassins de la Seine, du Rhône et de la Loire. De Vermenton on monte pendant plusieurs heures, on traverse un long plateau aride où déjà le seigle, l’avoine et le sarrazin chassent plus ou moins le froment. [10]

Écrit de fin octobre à novembre 1848. D’après le manuscrit.


Notes

Texte en gras : en français dans le texte.

[1] Le « Compte rendu de voyage de Paris à Berne » de Friedrich ENGELS est donné d’après le manuscrit inachevé; il fut publié pour la première fois dans la revue Die neue Zeit, dix-septième année, 1898-99, t. I, n° 1 et 2. Le voyage qu’entreprit Engels à l’automne de l’année 1848 fut précédé des événements suivants : le 26 septembre 1848 l’état de siège fut proclamé à Cologne et ordre fut donné d’arrêter quelques rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane parmi lesquels se trouvait Friedrich Engels (cf. document 20 intitulé : « Lettre de cachet contre Friedrich Engels et Heinrich Burgers »). Engels émigra en Belgique ; la police belge l’y arrêta, le 4 octobre, et l’expulsa de Belgique. Le lendemain Engels arriva à Paris et après un court séjour dans la capitale, il partit à pied pour la Suisse. Après avoir traversé Genève et Lausanne il arriva vers le 9 novembre à Berne où il s’installa provisoirement. Engels commença à rédiger ses notes de voyage à Genève ; c’est ce qui ressort du titre primitif du manuscrit : « De Paris à Genève ». Les indications et les notations ethnographiques qui se trouvent sur les esquisses de son itinéraire jointes au manuscrit permettent de supposer qu’Engels interrompit la rédaction de son compte rendu de voyage pour écrire, à la demande de Marx, l’article intitulé « La lutte des Magyars » qui parut dans le n° 194 du 13 janvier 1849 de la Nouvelle Gazette rhénane.

Au manuscrit : « De Paris à Berne » sont jointes deux feuilles, avec cinq esquisses cartographiques, où Engels a indiqué son itinéraire d’Auxerre au Locle en Suisse.

Sur la première feuille se trouvent les indications suivantes (celles qui ont été rayées par Engels sont indiquées entre parenthèses, celles qui sont incertaines sont entre guillements).

I – Itinéraire d’Auxerre à Chalon :
Auxerre – Saint-Bris – Vermenton – Pont-aux-Alouettes – Lucy-le-Bois – Avallon – (Vouvray) – Saulieu – (vers Dijon) – Champeau « Chanteaux » – Vouvray – vers Dijon – Arnay-le-Duc – Château – (long village) – où j’allais à la poste – mine de charbon – petit café – belle vallée – vin – ditto – Chagny – Chalon.

II – Itinéraire de Beaufort à Genève.
Beaufort – Orgelet – Aire – Moyrans – Pont-du-Lizon « Pont d’Ison » – Saint-Claude – La Mure « La Mettre » – Mijoux – Gex – Ferney – Succony – Genève.

On trouve, en outre, sur la feuille quelques dessins : un cavalier en uniforme hongrois et trois têtes. Les notes suivantes les accompagnent :
Tchèques Croates Serbes Polonais
Moraves Illyriens Bosniaques Ruthènes
Slovaques Slavons Bulgares.

Sur la seconde feuille les notes suivantes sont consignées :
I – Itinéraire d’Auxerre à Genève .
Auxerre – Saint-Bris – Vermenton – Pont-aux-Alouettes – Lucy-le-Bois – Avallon – (Vouvray) -Saulieu – Arnay-le-Duc – long village – Yvery – La Cange – Chagny – Châlon – Saint-Marcel -Louhans – Beaufort – Orgelet – Aire – Moyrans – deux montagnes – Pont du Lizon « Pont d’Ison » Saint-Claude – La Mure « La Meure » – Mijoux – Gex – Genève.

Deuxième itinéraire de Moyrans à Saint Claude :
Moyrans – Muhleu – Pont du Lizon « Pont d’Isou » – Saint-Claude. Troisième itinéraire de Genève au Locle :
Genève – Bellerive – Coppet – Nyon – Rolle – Aubonne – Morges – Cossonay – La Sarraz – Orbe -Yverdon – Saint-Croix – Fleurier – Travers – Le Ponto – Le Locle.

[2] Le musicien français Musard (1793-1859) écrivit de nombreux morceaux, notamment des quadrilles, sur des airs populaires ou des motifs d’opéras en vogue. Son succès fut tel, qu’on organisa, sous sa direction, aux Champs-Élysées, un établissement de concerts et de bals, le Concert Musard.

[3] Cf. le poème de GŒTHE : Prométhée.

[4] Cf. l’article intitulé : « La révolution de juin » paru dans le n° 29 du 29 juin 1848.

[5] L’une des petites-filles de Monsieur de Malesherbes (qui défendit Louis XVI devant la Convention et mourut sur l’échafaud) épousa le frère de Châteaubriand, l’auteur de René.

[6] Extrait de l’opéra Euryanthe de WEBER ; texte de Helmina de CHÉZY, Cavatine (Adolar).
Ces vers sont extraits, non de la cavatine, mais de la romance d’Euryanthe dont la version française est la suivante :
Qu’il est doux, charmants rivages,
Où la Loire suit son cours
De rêver sous vos ombrages
Seuls témoins de mes amours.

[7] À l’automne de 1793, la Convention en vint, sous la pression populaire, à adopter une partie du programme des « Enragés ». Elle vota une loi sur l’accaparement, punissant de mort quiconque tenterait d’accaparer les marchandises de première nécessité. Le 29 septembre, elle vota la loi du maximum qui prévoyait pour tous les objets de première nécessité la fixation d’un prix maximum. La loi obligeait tous les cultivateurs à déclarer leur récolte, tous les commerçants à remettre aux autorités l’inventaire de leurs marchandises. Le mois suivant la Convention institua une Commission des subsistances qui contrôla toute la production agricole et industrielle (22 octobre). La vie économique du pays se trouvait ainsi entièrement réglée par les autorités révolutionnaires.

[8] Engels cite ici la première strophe d’un poème de GOETHE intitulé Kriegserklärung (Déclaration de guerre).

[9] Le Blocksberg est le plus haut sommet du Harz. La Jungfrau est un sommet des Alpes bernoises (4 158 mètres) en Suisse.

[10] C’est là que le manuscrit s’arrête.