Rencontre avec Vermorel. À la Corderie.

20 mars 1871.
Pour moi, mon parti est pris.
La Révolution, déterminée par un X, est à l’Hôtel de Ville ; la réaction, sous des formes trop connues depuis 1848, va siéger à Versailles, ayant déjà fait ses preuves à Bordeaux. Il n’y a plus d’hésitation possible. Tout socialiste révolutionnaire doit son concours au Comité central.
C’est dans ces dispositions que j’ai rencontré ce matin Vermorel à l’angle du faubourg et du boulevard Montmartre.
– Eh bien, me dit-il, que pensez-vous de tout cela ?… Quel gâchis!
– Oui, vrai gâchis en effet, si vous parlez de l’état d esprit de nos républicains qui, comme l’âne de Buridan, s’apprêtent à laisser mourir la République entre Versailles et l’Hôtel de Ville. Quant au Comité central il me semble marcher dans la vraie voie.
– Ainsi, vous donnez raison à celui-ci ?
– Sans aucun doute.
– C’est en effet la seule force qui reste à la République, et, comme vous, je trouve qu’on s’y doit rallier. Aussi vais-je faire paraître un journal dès ce soir en ce sens. En êtes-vous ?
– Je ne suis pas journaliste, vous le savez. Il faut du talent… ou de l’aplomb, et je ne possède ni l’un ni l’autre. Quel sera le titre de votre journal ?
L’Ordre.
– Que le diable vous emporte, mon cher ! Vous serez donc toujours le même ! Choisir un pareil titre !
– Mais j’entends bien prouver aux Parisiens que nous représentons l’ordre.
– Allez au diable ! Votre journal sera mis en pièces sans qu’on se donne même la peine de le lire.

Dans cette même journée, quelques membres du comité de la Corderie, maintenant fondu dans celui de la garde nationale, se sont réunis pour causer de la situation.
J’y rencontre Briosne, Vallès, Theisz, Pierre Denis, Th. Ferré, Dumont, Dupas, Vaillant, Camélinat et Beslay; Armand Lévy s’y trouve également, mais nous l’invitons à se retirer, tenant absolument à n’avoir aucune relation avec ceux qui se sont livrés sous l’Empire aux maquignonnages ayant pour but de rallier les socialistes à Badinguet1.
Bientôt arrive Malon, revenant de Bordeaux. Il nous apporte ses impressions de voyage. Elles ne sont pas gaies.
Il est persuadé que, malgré le mépris qu’a déjà soulevé contre elle l’Assemblée des ruraux, la province n’appuiera pas le mouvement. La province redoute avant tout la reprise de la guerre dont elle ne veut à aucun prix. De grands malheurs sont à craindre.
En nous racontant ces choses, l’émotion le gagne à ce point qu’un sanglot le force à s’interrompre.
Malgré ces sombres prévisions, comme la situation – voulue et amenée par le gouvernement de Thiers et consorts – ne peut plus être évitée et que la République en peut mourir, le mieux, nous semble-t-il, est d’y faire face.
Nous décidons en conséquence d’appuyer le Comité central de toutes nos forces.
Une délégation est nommée pour porter cette résolution à l’Hôtel de Ville.
Elle a aussi pour mission de demander la mise en liberté du général Chanzy, arrêté au moment où il se rendait à la gare Montparnasse pour gagner Versailles. Il demeure entendu d’ailleurs que, contre sa mise en liberté, le général donnera sa parole de n’accepter aucun commandement militaire contre Paris.
C’était la première fois que je rentrais à l’Hôtel de Ville depuis le 31 octobre. Je pouvais croire que j’étais au soir de cette même journée. L’escalier, les cours, les galeries sont remplis d’hommes armés. Le coup d’œil est des plus pittoresques.
Reconnus par plusieurs fédérés, nous sommes vite introduits dans la grande salle où, calmes, résolus, les membres du Comité central nous accueillent en amis.
Ils se doutent des motifs de notre visite et nous remercient chaleureusement de notre adhésion.
Ils nous promettent d’élargir Chanzy aussi promptement que possible, comprenant bien tout ce qu’aurait d’insolite, dans les circonstances actuelles, le maintien de l’arrestation d’un des rares généraux qui aient fait leur devoir contre l’ennemi.

Gustave LefrançaisSouvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1Badinguet: surnom satirique donné à Napoléon III (du nom de l’ouvrier qui, selon la légende, lui aurait prêté ses habits lorsqu’il s’évada du fort de Ham, en 1846).