Truc mal monté.

Le gouvernement de Thiers et consorts est décidément aussi bête que canaille, ce qui n’est pas peu dire.
Qui diable a pu lui suggérer ce qu’il vient d’imaginer et qui rappelle les ficelles du vieux Dumas1 dans sa célèbre Tour de Nesle2?
Me trouvant à l’Hôtel de Ville, on m’annonce qu’une dame veut absolument me parler pour une communication importante.
Je me rends à la salle où m’attend la dame en question, bien persuadé qu’il s’agit encore de quelque petit «tour de faveur» à propos du mont-de-piété3.
Je trouve une jeune femme à l’air fort réservé, mise avec goût, mais très simplement.
– Vous êtes bien le citoyen Lefrançais?
– Parfaitement. De quoi s’agit-il, citoyenne?
– J’arrive de Granville, où j’ai eu le plaisir de faire connaissance avec votre frère et sa famille, et je vous en apporte de fraîches nouvelles.
Là-dessus, force renseignements d’une grande vraisemblance. Puis, tout à coup:
– Mais ce n’est pas seulement de cela qu’il s’agit: j’ai quelque chose de confidentiel à vous dire…
– Ayez alors la bonté de venir à la maison. Ma femme sera très heureuse de vous recevoir et aussi d’avoir par vous des nouvelles de sa belle-soeur qu’elle aime beaucoup.
– Ce serait avec grand plaisir, mais ce que j’ai à vous confier est de telle nature que je ne le puis faire qu’à vous seul. Veuillez donc passer chez moi demain matin de bonne heure, car c’est assez pressant pour vous et aussi peut-être pour vos amis.
Je prends rendez-vous et le lendemain matin vers neuf heures, revenant de la Muette où je passe ordinairement la nuit, j’arrive à l’adresse indiquée.
Mais avant de monter, je suis saisi d’un soupçon.
La rue Léonie, en haut de la rue Blanche, n’est pas précisément habitée par des émules de Jeanne d’Arc4. À peine dans le salon de la dame, mes soupçons se changent en certitude.
Il faudrait vraiment être plus que naïf pour s’y tromper.
La dame paraît dans un négligé cependant convenable. Elle m’avoue sans plus de détours qu’elle a pour amant un officier de Versailles qu’elle voit tous les jours, sans me dire comment bien entendu.
Cet officier lui a assuré que nous n’en avons plus que pour quelques jours, et qu’on n’épargnera aucun membre de la Commune qui sera fait prisonnier.
Mais elle a juré à mon frère et à sa femme de me sauver. Elle me demande donc en grâce de lui promettre de venir me réfugier chez elle ; son amant y consent et s’arrangera pour que je ne sois pas inquiété jusqu’à ce que je puisse quitter Paris5.
Tout cela m’est dit d’une voix émue, presque attendrie et en me serrant les mains que j’ai grand-peine à dégager.
Afin d’en terminer plus vite avec cette scène frisant le ridicule, je fais la promesse demandée et je sors, dissimulant tant bien que mal une forte envie de rire.
Le soir, soupant avec Vallès, Vermorel et Longuet, je leur raconte mon histoire. Tous trois se mettent à rire : la même farce leur est arrivée dans la même journée et presque avec les mêmes détails !
On avait paraît-il, en prévision de notre défaite, rêvé à Versailles de nous prendre chez des filles !6
Que Thiers, dont la moralité familiale ferait rougir l’animal le plus dépourvu de préjugés sous ce rapport, nous mesure à son aune, cela n’a rien d’étonnant7. Mais pourquoi nous a-t-il cru assez idiots pour nous laisser prendre à un truc aussi grossier.

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1 Alexandre Dumas, dit Dumas père (1802-1870): écrivain français ; fils d’Alexandre Davy de La Pailleterie, dit Dumas (général français qui s’illustra à l’armée des Pyrénées, puis en Italie et en Égypte où il commanda la cavalerie de Bonaparte) ; aidé de plusieurs collaborateurs, il signa près de trois cents ouvrages et fut le plus populaire des écrivains de l’époque romantique.

2 La Tour de Nesle est un drame en cinq actes écrit par Frédéric Gaillardet puis réécrit par Alexandre Dumas en 1832. La pièce (la plus jouée en France au XIXe siècle) relate l’histoire de Marguerite de Bourgogne, reine de France, qui, après des nuits agitées, tuait ses partenaires afin de ne laisser aucun témoin de ses débauches nocturnes. Elle s’inspire de l’affaire de la tour de Nesle, affaire d’État qui éclata au sein de la famille royale française en 1314 et au cours de laquelle les trois brus du roi de France Philippe IV le Bel furent accusées d’adultère. Les amants des princesses furent exécutés, et ces dernières emprisonnées. L’événement ébranla sérieusement la dynastie capétienne, dont la branche directe s’éteignit un peu plus d’une décennie après la découverte de l’affaire.

3 voir l’article Décret sur le mont-de-piété.

4 Au XIXe siècle, la figure historique de Jeanne d’Arc a été récupérée par différents partis politiques tant de gauche (voyant en elle une fille du peuple brûlée par l’Église et abandonnée par le roi) que de droite (voyant en elle une héroïne nationale, sainte), et par différents courants de pensée philosophiques ou religieux pour des raisons parfois contradictoires, faisant même de Jeanne d’Arc en France un personnage officiel. Elle a ainsi pu, par exemple, illustrer pour Michelet une « sainte laïque » ou encore, à partir de son procès en canonisation en 1897, représenter le symbole d’une chrétienne luttant pour sa foi et sa patrie. Lors de la guerre franco-allemande de 1870, Jeanne d’Arc est devenue un symbole national français. Lefrançais se trouve donc ici dans une rue habitée par des bourgeois, partisans de la capitulation face à l’Allemagne, et hostiles à la Commune.
Pour comprendre la véritable Jeanne d’Arc, comme incarnation de l’insurrection radicale pour la vraie vie, voir: Francis Cousin, Commentaires sur l’extrême radicalité des temps derniers, chap IV, Jeanne d’Arc, apparence et essence: imposture politique ou vérité historique…

5 Ayant, depuis, raconté cette aventure à mon frère, celui-ci m’a affirmé n’avoir jamais vu la susdite dame, ni se souvenir même du nom qu’elle m’avait donné comme étant celui sous lequel elle s’était soi-disant fait connaître à lui. (N. de l’A.)

6 Le sieur Arsène Houssaye fut mis peut-être dans la confidence de ce projet par ceux qui l’avaient inventé. Quelque temps après, en effet, parmi les nombreuses ordures lancées contre nous par les écrivains à la solde de Versailles, parut de ce monsieur un roman : Le Chien perdu et la femme fusillée, dans lequel il me représentait comme allant tous les soirs, déguisé en prêtre, chez une fille du nom de Flambine, qui m’aide plus tard à quitter Paris sous ce déguisement. (N. de l’A.)

7 Le mariage de Thiers en 1833, à 36 ans, avec Eulalie Élise Dosne, 15 ans, la fille aînée de sa maîtresse, Eurydice Dosne, fut raillé par ses adversaires politiques et transposé par Balzac dans La Maison Nucingen : “Après quinze ans de liaison continue et, après avoir essayé son gendre, la baronne Delphine de Nucingen avait marié sa fille à Rastignac”. Thiers s’enticha également de la fille cadette, Félicie. La presse parlait alors des “trois moitiés de M. Thiers”.