Dans cet article, Marx montre qu’à ce moment de l’histoire, les nécessités du développement des forces productives détruisent peu à peu la société paysanne rurale pour faire advenir la société moderne urbaine industrielle. La révolution que les hommes d’aujourd’hui et demain ont été amenés et seront amenés à vivre, est donc ce beau et joyeux moment qui, à l’inverse de toutes les révolutions modernisatrices de la servitude, mettra fin une fois pour toute à la frénésie mortifère capitaliste.


Le Colonial Emigration Office donne le retour suivant de l’émigration depuis l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande, vers diverses régions du monde, du 1er janvier 1847 au 30 janvier 1852:

AnnéeAnglaisÉcossaisIrlandaisTotal
184734,6858 616214 969258,270
184858 86511 505177 719248,089
184973 61317 127208 758299,498
185057 84315 154207 852280 849
185169 55718,646247 763335 966
1852 (jusqu’en juin)40 76711 562143,375195 704
Total335,33082 6101.200.4361,618,376

«Les neuf dixièmes», fait remarquer le Bureau, «des émigrants de Liverpool sont supposément irlandais». Environ les trois quarts des émigrants d’Écosse sont Celtes, soit des Highlands, soit d’Irlande via Glasgow. »

Près des quatre cinquièmes de l’émigration totale doivent, ainsi, être considérés comme correspondant à la population celtique d’Irlande et des Highlands et îles d’Écosse. The London Economist dit de cette émigration :

« Elle résulte de l’effondrement du système de société fondé sur les petites exploitations et la culture de la pomme de terre» et ajoute : « Le départ de la part redondante de la population de l’Irlande et des Highlands d’Ecosse est un préalable indispensable à tout progrès. Les revenus de l’Irlande n’ont en aucune manière souffert de la famine de 1846-1847 ni de l’émigration qui s’est produite depuis. Au contraire, son revenu net s’élevait en 1851 à 4 281 999 £, soit environ 184 000 £ de plus qu’en 1843. »

Commencez par paupériser les habitants d’un pays, et quand il n’y a plus de profit à en tirer, quand ils deviennent un poids pour les revenus, chassez-les et additionnez vos revenus nets ! Telle est la doctrine établie par Ricardo, dans son célèbre ouvrage « Le principe de l’économie politique ». Le profit annuel d’un capitaliste s’élevant à 2 000 £, quelle importance pour lui qu’il y emploie 100 hommes ou bien 1 000 hommes ? « N’est-ce pas aussi le cas, » dit Ricardo, « du revenu réel d’une nation ? » Le revenu réel net d’une nation, loyers et profits, restant le même, il est inutile de savoir s’il provient de dix millions de personnes ou de douze millions. Sismondi, dans ses « Nouveaux Principes d’Économie Politique », répond que, selon ce point de vue, la nation anglaise n’aurait pas à se préoccuper de la disparition de toute la population, le roi (à l’époque, ce n’était pas une reine, mais un roi) restant seul au milieu de l’île, en supposant seulement que les machines automatiques lui permettent de se procurer le montant des revenus nets actuellement produits par une population de vingt millions d’habitants. En effet, cette entité grammaticale, « la richesse nationale », ne serait pas dans ce cas diminuée.

Mais ce ne sont pas seulement les résidents paupérisés de Green Erin [Irlande] et des Highlands d’Ecosse qui sont balayés par les progrès agricoles et par « l’effondrement d’un système social dépassé ». Il ne s’agit pas seulement des travailleurs agricoles valides d’Angleterre, du Pays de Galles et de la Basse-Écosse, dont les passages sont payés par les Commissaires à l’émigration. La roue du “progrès” s’empare désormais d’une autre classe, la classe la plus stationnaire d’Angleterre. Un saisissant mouvement d’émigration a vu le jour parmi les petits agriculteurs anglais, en particulier ceux qui possèdent des sols argileux lourds, et qui, avec de mauvaises perspectives pour la récolte à venir, et faute de capitaux suffisants pour apporter les grandes améliorations à leurs fermes qui leur permettraient de payer leurs anciennes rentes, n’ont d’autre alternative que de traverser la mer à la recherche d’un nouveau pays et de nouvelles terres. Je ne parle pas là de l’émigration provoquée par la ruée vers l’or, mais seulement de l’émigration obligatoire produite par le propriétaire terrien, la concentration des exploitations agricoles, l’application de machines au sol et l’introduction à grande échelle du système agricole moderne.

Dans les États antiques, en Grèce et à Rome, l’émigration obligatoire, sous la forme de l’établissement périodique de colonies, fonda une liaison constante au sein de la structure de la société. L’ensemble du système de ces États était fondé sur certaines limitations du nombre de la population, qui ne pouvaient être dépassées sans mettre en danger l’état de la civilisation antique elle-même. Mais pourquoi en était-il ainsi ? Parce que l’application de la science à la production matérielle leur était totalement inconnue. Pour rester civilisés, ils devaient rester peu nombreux. Sinon, ils eurent dû se soumettre à la corvée corporelle qui aurait transformé le citoyen libre en esclave. Le manque de moyens de productions rendait la citoyenneté dépendante d’une certaine proportionnalité en nombre pour ne pas être dérangée. L’émigration forcée était le seul remède.

C’était la même pression de la population sur les forces productives qui chassa les barbares des hautes plaines d’Asie pour envahir le Vieux Monde. La même cause fit son œuvre ici, bien que sous une forme différente. Pour rester barbares, ils devaient rester peu nombreux. C’étaient des tribus pastorales, de chasse et de guerre, dont les moyens de production exigeaient un grand espace pour chaque individu, comme c’est le cas aujourd’hui avec les tribus indiennes d’Amérique du Nord. En augmentant en nombre, ils réduisaient leurs champs de production respectifs. Ainsi, la population excédentaire était forcée d’entreprendre ces grands mouvements migratoires aventureux qui jetèrent les bases des peuples de l’Europe ancienne et moderne.

Mais avec l’émigration obligatoire moderne, le cas est tout à fait opposé. Ici, ce n’est pas le manque de productivité qui crée une population excédentaire ; c’est l’augmentation des moyens de production qui exigent une diminution de la population et chasse le surplus par la famine ou l’émigration. Ce n’est pas la population qui fait pression sur les forces productives ; ce sont les moyens de production qui font pression sur la population.

Maintenant, je ne partage ni l’opinion de Ricardo, qui considère le « revenu net » comme le Moloch auquel des populations entières doivent être sacrifiées, sans émettre la moindre plainte, ni l’opinion de Sismondi, qui, dans sa philanthropie hypocondriaque, voudrait, de force, conserver les méthodes d’agriculture surannées et proscrire la science de l’industrie, comme Platon expulsa les poètes de sa République. La société connaît une révolution silencieuse, à laquelle il faut se soumettre, et qui ne tient pas plus compte des existences humaines qu’elle détruit, qu’un tremblement de terre ne se sent concerné par les maisons qu’il sabote. Les classes et les races, trop faibles pour maîtriser les nouvelles conditions de vie, doivent céder le passage. Mais peut-il y avoir quelque chose de plus puéril, de plus myope, que les vues de ces économistes qui croient sincèrement que cet état transitoire affligeant ne signifie rien d’autre que l’adaptation de la société aux propensions acquisitives des capitalistes, qu’ils soient propriétaires terriens ou puissance d’argent ? En Grande-Bretagne, le fonctionnement de ce processus est plus que transparent. L’application de la science moderne à la production dépeuple la campagne de ses habitants, mais elle concentre les gens dans les villes manufacturières.

« Aucun des ouvriers manufacturiers », dit The Economist, « n’a été aidé par les commissaires à l’émigration, à l’exception de quelques tisserands manuels de Spitalfields et ou de Paisley, et peu ou aucun n’a émigré à ses propres frais. »

The Economist sait très bien qu’ils ne peuvent pas émigrer à leurs propres frais, et que la classe moyenne industrielle ne les aiderait pas à émigrer. Maintenant, à quoi cela mène-t-il ? La population rurale, l’élément le plus stationnaire et le plus conservateur de la société moderne, disparaît tandis que le prolétariat industriel, par le fonctionnement même de la production moderne, se retrouve concentré dans de puissants centres, autour des grands moyens de production, dont l’histoire de leur création a jusqu’à présent été la martyrologie des ouvriers. Qui les empêchera de franchir l’étape suivante et de s’approprier ces forces auxquelles ils ont été soumis auparavant – D’où viendra la force de leur résister ? Nulle part ! Il ne sera alors d’aucune utilité de faire appel aux « droits de propriété ». Les changements modernes dans l’art de la production ont, selon les économistes bourgeois eux-mêmes, brisé le système archaïque de la société et ses modes d’appropriation. Ils ont exproprié l’homme de clan écossais. Le paysan (cottier) et locataire irlandais, le paysan anglais (yeoman), le tisserand de métier à main, d’innombrables artisans, des générations entières de femmes et d’enfants usiniers ; ils exproprieront, en temps voulu, le propriétaire terrien et le propriétaire des plantations de coton.

Karl Marx – Émigration forcée – New York Daily Tribune – 22 mars 1853