Le présent ouvrage a été publié initialement en 1973 en guise de postface au livre de F. Domela Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, paru aux Éditions Payot dans la Collection « Critique de la politique ».


A. 1848 – 1871


I. « Après les révoltes (Lyon, Manchester) qui laissaient prévoir la future entrée du prolétariat sur la scène sociale et politique en tant que classe historique, eut lieu la révolte des tisserands de Silésie, première action prolétarienne plus précise sur le plan de l’apport théorique. Avec cette émeute se dessine la direction fondamentale des luttes prolétariennes à venir » (La Perspective du Communisme, 1971).

Marx, dans son fameux texte sur les émeutes silésiennes, déjà cité dans ce livre, définit de façon claire le programme communiste du prolétariat européen de 1844‑1848:
1. Il montre qu’est révolue «la période classique de l’intelligence politique» qui «est la révolution française»;
2. Il montre que ce dont est séparé le prolétariat, et ceci par son travail même, ce n’est pas l’État politique, c’est‑à‑dire l’ordre bourgeois, mais bien «la vie même, la vie matérielle et intellectuelle, l’humanité, l’activité et la jouissance humaines», la communauté humaine;
3. Il conclut en montrant comment la révolution sera une révolution politique ayant un esprit social c’est‑à‑dire comment l’acte politique de destruction du pouvoir bourgeois et des rapports sociaux y adhérant est inclus comme moment dans un mouvement social plus vaste qui est la (re)création de la communauté humaine, donc la fin de la politique.

À partir de cela, le prolétariat ne peut plus chercher à supprimer son isolement vis‑à‑vis de l’État et du pouvoir, c’est‑à‑dire réorganiser une couche dominante, mais bien viser à détruire la séparation de la société en classes, lui qui «ne revendique aucun droit particulier puisqu’il ne subit aucune injustice particulière, mais l’injustice générale» (Karl Marx, Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, Introduction, 1844, in «Annales Franco‑Allemandes»).

Au mouvement prolétarien naissant, les diverses contributions théoriques et programmatiques de Marx et Engels (Misère de la Philosophie et Manifeste Communiste, pour ne citer que les principales), même si elles ne sont lues et discutées que par très peu d’ouvriers, et bien souvent en situation périphérique vis‑à‑vis de la classe (artisans, artisans prolétarisés), fournissent une base théorique historiquement située, en même temps qu’elles dépassent définitivement le socialisme utopique, le communisme utopique, le socialisme proudhonien, et le radicalisme blanquiste; même si ces sectes continuent d’exister activement au sein du prolétariat et en sont d’ailleurs bien souvent les représentants réels (cf. la situation en France, dans les Mémoires d’un Révolutionnaire de Gustave Lefrançais), il existait formellement une secte qui dépassait les sectes, et dont réellement le contenu était dépassement d’une prévision du communisme, expression de l’être révolutionnaire dans son mouvement; cette secte était la Ligue Communiste. Cette base exprimait le lien théorique/pratique avec le présent révolutionnaire du mouvement lui‑même, dans sa perspective concrète et immédiate.

Par ce fait, la perspective communiste apparaissait en rapport direct avec la révolution démocratique‑nationale bourgeoise de 1848, menée par la petite‑bourgeoisie et la classe ouvrière. La théorie permettait ainsi, à partir de la situation réelle, d’établir la stratégie et la tactique du prolétariat européen qui lui était imposée par son être même. Nous ne nous arrêterons pas sur cette tactique et cette stratégie en phase de révolutions bourgeoises progressives, mais nous pouvons incidemment remarquer deux choses: a) Le communisme est compris à la fois comme produit du capital à un certain degré de développement des forces productives, mais aussi, et en même temps, comme affirmation‑émergence de sa nature globale, et ceci dès le départ, c’est‑à‑dire que la nécessité de se constituer en parti politique en 1844‑1848 est liée justement au rejet de la pratique purement politique, opposition dialectique qui se dénoue au cours de la crise révolutionnaire de 1848. b) Le prolétariat est saisi activement comme issu de la classe ouvrière en tant que classe autonome par rapport à la démocratie, même et surtout s’il existe de façon vivante chez des non‑ouvriers en grande partie. Le prolétariat est donc rapport historique et sens à ce rapport.

Le mouvement communiste est donc exactement le reflet de l’activité historique du prolétariat de 1848, alors classe ouvrière. La Ligue des Communistes est à la fois porteuse de la perspective centrale et en même temps de ses limites réelles. Son activité se noya immédiatement dans la bourrasque, puis la défaite, mais «le mouvement prolétarien apparaît au cours d’un processus dont le caractère unitaire et univoque préfigure l’unification des expressions historiques et formelles du mouvement que montrera la révolution communiste future» (La Perspective du Communisme).

1848 est donc la première apparition unitaire du prolétariat/classe ouvrière. Étant donné le stade de développement social des forces productives et des forces historiques en présence, les ouvriers ne peuvent qu’aider la bourgeoisie et ensuite se défendre (juin 1848); mais dans cette «défense» même — qui ne permettait d’affirmer le programme communiste que de façon négative, la destruction d’un mécanisme comme l’échange ne pouvant être posée, car non résoluble matériellement — dans cette «défense» donc, ce qui est important c’est que la bourgeoisie (et ses alliés transitoires divers) a été contrainte d’attaquer les ouvriers qui promenaient dans les rues de Paris un spectre qui se mit immédiatement à hanter la cervelle des dirigeants, et qu’elle a préféré les attaquer au risque de retomber dans les chaînes du pou‑voir féodal. En Allemagne, elle s’est jetée dans les bras amoureux des féodaux; en France, où la situation était politiquement plus avancée, elle a dansé le rigodon des alliances jusqu’en 1871. Mais, autre renseignement contenu dans la défense ouvrière de juin 1848, c’est que la liaison communistes/prolétaires y apparaît non pas comme liaison dirigeants/dirigés, mais comme organisation pratique de l’expression théorique et programmatique/mouvement réel. Le lien entre le prolétariat et la théorie communiste freinée par les limites pratiques de l’époque (entre autres, absence de coordination consciente entre éléments prolétariens de diverses nations, due à l’absence d’une perspective commune autre que défensive), laissait déjà entrevoir autre chose de qualitativement supérieur.

II. En même temps, le prolétariat a subi sa première défaite de classe autonome; le cycle contre‑révolutionnaire s’instaure. Il ne pouvait donc être question de continuer une organisation formelle capable de détenir et réaliser le programme révolutionnaire. Après de courtes illusions (en 1850‑1852), Marx et Engels comprennent que ce qu’ils ont à faire est de tirer les enseignements de cette révolution de 1848, d’en comprendre ses limites et son dépassement possible. S’ils déci‑dent de dissoudre la Ligue des Communistes, c’est pour mieux rester sur la ligne communiste.

« En présence de cette prospérité générale, où les forces productives de la société bourgeoise s’épanouissent avec toute la luxuriance somme toute possible dans le cadre bourgeois, il ne saurait être question d’une véritable révolution. Une telle révolution n’est possible que dans les périodes où il y a conflit entre ces deux facteurs, les forces productives et les formes de production bourgeoises. Les diverses querelles auxquelles se livrent et dans lesquelles se compromettent mutuellement à cette heure les représentants des différentes fractions de ce qui, sur le continent, constitue le parti de l’ordre, bien loin de fournir l’occasion de nouvelles révolutions, ne sont au contraire possibles que parce que la base des conditions sociales est momentanément tellement sûre, et ce que la réaction ne sait pas, tellement bourgeoise » (Karl Marx et Engels, Revue de Mai à Octobre 1850, in Neue Rheinische Zeitung, fascicules V et VI, Hambourg, 1850, p.153).

Ils refusent la conspiration (cf. Révélations sur le Procès des Communistes à Cologne, de Marx), l’action violente minoritaire et militaire, la propagande et l’agitation. Il s’agit en effet de ne pas se laisser influencer par les formes de la révolution et/ou de sa défaite, et/ou de ne pas se laisser gangrener par le réalisme de la réalité contre‑révolutionnaire.

« J’ai cherché à éliminer le malentendu selon lequel je considérerais comme un parti une Ligue morte depuis des années, ou la rédaction d’un journal disloquée depuis douze ans. Je comprends le terme “parti” dans sa large acception historique » (Karl Marx à Freiligrath, lettre du 29‑2‑1860). Le seul travail est alors le travail théorique, surtout la critique de l’économie politique et la précision de la nature de la production communiste. En cette période de contre‑révolution (1850‑1864), Marx refuse toute autre organisation que celle de son travail théorique et pratique (quand activité pratique il y a). Cet anti‑formalisme lui permet, par la même occasion, de faire la critique radicale des «socialistes» agissant ci et là.

III. La Ire Internationale (A.I.T.: Association Internationale des Travailleurs), fondée en 1864, est liée à la remontée des luttes prolétariennes, à la reprise révolutionnaire, et à la crise économique. La Ire Internationale unifie en son sein toutes les fractions du prolétariat ayant accédé à la conscience théorique de la lutte, même et surtout encore de façon partielle. La Ire Internationale est effectivement un trait d’union entre les diverses couches du prolétariat et ses différentes situations sociales en Europe. Elle est un moment du processus d’unification, et elle l’accélère en même temps. Face au proudhonisme de la petite‑bourgeoisie réactionnaire, et au lassalisme précurseur de la social‑démocratie et déjà liquidateur, les révolutionnaires sont divisés entre eux: les collectivistes avec Bakounine et les communistes autour de Marx. Cette division recouperait alors presque parfaitement la division en zones capitalistes développées et en zones capitalistes peu développées; cette thèse est bien connue mais ne laisse comprendre qu’un seul aspect du problème: outre que l’Angleterre est plus près d’un socialisme proudhonien que du communisme marxiste, cette division recoupe (et masque) une autre séparation, au sein même du prolétariat. D’une part, du côté marxien, il s’agit de «donner à la lutte de classe des ouvriers et à leur organisation en classe un contenu et une impulsion immédiate» (Marx à Kugelmann, lettre du 9‑l0‑1866) et donc d’unir tous les ouvriers sur le programme immédiatement réalisable par le prolétariat européen dans son ensemble. Cette conception de l’Internationale provenait d’une conception réaliste du cycle historique du prolétariat: développement des forces productives, importances respectives des classes sociales en lutte, possibilités de réformes réelles ouvrant le champ politique de l’émancipation du prolétariat, mais tout ceci «en gardant devant les yeux le but final», etc. D’autre part, la conception anti‑autoritaire partait du surgissement même de l’autonomie prolétarienne, de son émergence historique, de son exigence dès le départ, et immédiatement, de la révolution communiste, et donc du refus de prendre en considération l’état réel des forces, la nécessité des médiations, etc. D’un côté, au nom d’une définition claire du communisme, le passage par le champ politique, au risque de s’y perdre (cf. Marx désavouant initialement la commune au nom d’une analyse de tactique et de stratégie déjà social‑démocratique (1)) et de l’autre la naïve indigence de réaliser immédiatement la société libre par simple volonté (cf. Bakounine à Lyon (2)) au nom d’une définition encore bien étroite de cette société: le collectivisme. Ces deux conceptions, dont l’une pouvait amener au culte de l’action «politique», et l’autre au culte de l’action économique, nées de deux zones différentes du développement historique, expriment en fait un phénomène plus profond: la tragique dualité dans la praxis même du prolétariat d’alors. D’une part les possibilités réelles des luttes ne pouvaient pas amener la révolution communiste et contraignaient le prolétariat à composer avec d’autres couches; de l’autre surgissait l’affirmation immédiate de la révolution, même impossible. Ces deux conceptions étaient un dédoublement de l’être même du prolétariat; détachées de leur contexte de reprise révolutionnaire, elles conduiront, l’une à sacrifier le but révolutionnaire au profit de la lutte immédiatiste au nom même de l’enchaînement historique nécessaire des luttes immédiates devant amener la lutte finale révolutionnaire, l’autre à sacrifier la compréhension réelle du développement des luttes dans l’immédiat au profit de l’affirmation du but révolutionnaire, au nom même de la lutte finale révolutionnaire affirmée comme présente dans chaque moment immédiat de lutte. À l’évidence, les marxiens représentent et sont alors porteurs, au niveau théorique, de la théorie du prolétariat industriel avancé, c’est‑à‑dire du prolétariat comme rapport social et comme devenir historique. C’est une ligne génératrice, car des tendances diverses, du proudhonisme au blanquisme, existent, et sont même quantitativement plus importantes que les marxiens et bakouniniens. Mais ce qui importe, c’est que les marxiens (le «parti» Marx) ont pu éclaircir le corps même du programme communiste (suppression du salariat et de l’échange marchand), alors que les bakouniniens en sont encore au «collectivisme», mélange hybride, à cheval entre le mutuellisme corporatiste proudhonien et le communisme, image de la situation même de ces nouveaux prolétaires sortis récemment de l’artisanat ou de la campagne, passant d’un mode de production à un autre et allant vers le communisme. À ce moment‑là, l’essentiel de la théorie communiste (1867, Livre I du Capital, traduit par Bakounine en russe d’ailleurs), est lié au développement de l’A.I.T. L’A.I.T. réunit toutes les fractions du prolétariat et ces divisions «marxistes/bakouninistes» ne prendront réellement effet qu’après la défaite de la révolution, de la Commune. La Ire Internationale est ainsi une des fractions du parti qui se manifeste dès 1868, spécialement à Paris, dans le prolétariat; elle en est la fraction‑conscience comme les blanquistes en sont la fraction‑militaire (cette division en «fractions» organiques est signe des limites). Marx n’avait pas besoin alors de vouloir exclure les autres tendances de l’organisation formelle Ire Internationale, n’identifiant pas celle‑ci au parti historique et comprenant remarquablement bien que les contraintes de la lutte révolutionnaire unifieraient les fractions au sein de l’organisation et extérieure-ment. Et si les tensions entre le «parti Marx» et le «parti Bakounine» sont aiguës dès 1868, la Commune et sa défaite furent le lieu et le moment de la scission progressive. En effet, la Ire Internationale est à la fois parti formel/organe économique/organe programmatique. L’unité du prolétariat et de ses fractions révolutionnaires y est maintenue, malgré les oppositions fondamentales (dont il n’est pas question de discuter ici, mais qui ont toujours été analysées sans rapport avec le cycle).

IV. Les médiations entre la classe et son programme, même si elles sont très importantes, sont liées à son développement réel. Elles vont jusqu’à l’exprimer. La politique parlementaire jusqu’en 1871, par exemple, s’explique bien par le degré de développement du capitalisme comme mode de production spécifique. Le faible développement du prolétariat, en rapport avec le faible développement du capital, le contraint à essayer de concrétiser sa force naissante et ses moments de révolte dans la sphère parlementaire. Inversement, son intervention sur ce terrain est rendue possible par le fait qu’aucune classe n’est capable de dicter ses exigences sans discussions. Au Parlement, se concertent et s’affrontent alternativement, et efficacement, la bourgeoisie commerçante, l’aristocratie financière et le prolétariat dans certaines conditions (en Angleterre par exemple) (cf. «Du rackett politique au cirque électoral», in Le Voyou, no 1). C’est l’apogée de l’époque démocratique du mouvement; même si les marxistes rejettent la démocratie, ils l’acceptent pour y participer en tant que parti politique, et quant aux anti‑autoritaires, ils n’y participent pas mais la revendiquent vraie et pure, pas bourgeoise, pas parlementaire, etc. Cette caractéristique éclaire bien le caractère ambigu de la discussion d’alors marxistes/bakouninistes au sein de l’A.I.T.

V. La Commune est le point culminant du mouvement réel dont la Ire Internationale est l’expression. Le rapport dialectique entre le parti historique et la prise du pouvoir révolutionnaire en liaison avec les organes formels est clair. Marx, dans une lettre à Kugelmann (12‑4‑1871), déclare que la Commune est «le plus glorieux exploit de notre parti depuis l’insurrection parisienne de juin 1848»; ce qui montre bien l’unité et la continuité absolue dans sa conception de l’action de classe et de l’organisation de classe (c’est‑à‑dire de ses tâches pratiques), en dehors de tout formalisme. De plus, la Commune est la réalisation du mouvement qui la précède. Au sein de la Commune les oppositions idéologiques sont dépassées: la division majorité/minorité passe dans chaque fraction et la démocratie directe y est réalisée. Avec sa défaite glorieuse, se clôt un cycle des luttes prolétariennes (en fait, il durera jusqu’à 1873‑1874: retombées en Belgique, en Scandinavie, en Espagne, etc.). L’organisation formelle du prolétariat vient de prendre une tournure nouvelle: en 1848, il s’agissait de participer à la révolution bourgeoise et d’être organisé en parti politique de façon virtuelle et secrète; en 1871, il s’agissait d’organiser la démocratie politique afin de poser les bases du terrain de l’émancipation sociale du prolétariat, et donc d’être organisé en parti politique réel. Après 1871, plus question de tout cela: plusieurs acquis programmatiques se révèlent être les principales leçons de la Commune:
– L’ère des révolutions bourgeoises nationales progressives est close, le prolétariat n’a plus à composer avec d’autres couches sociales, il doit ou les intégrer, ou les détruire, ou être détruit par elles. Il doit affirmer sa dictature.
– Le prolétariat ne peut plus évoluer dans la sphère politique (à plus fortes raisons, parlementaire); la seule question politique qui reste est le contenu de sa dictature, et cette question reste politique, car il n’est pas encore socialement dominant (la question de l’État est la résultante de cet enseignement).
– Le prolétariat porte désormais, dans sa propre existence, le contenu immédiat de ses tâches et n’a plus besoin de parti formel. Il ne peut «être» que comme son propre parti historique.
– Le programme communiste apparaît clairement comme le programme autonome du prolétariat, comme destruction de l’échange, même en négatif (vu le niveau de développement des forces productives).

VI. « En 1871, le prolétariat était trop isolé pour espérer vaincre. Aurait‑il vaincu militairement Versailles qu’il se fût immédiatement trouvé confronté, d’une part à la contre‑révolution européenne dont l’armée prussienne n’eût été qu’un avant‑poste, d’autre part, et sur‑tout, aux problèmes de la transformation communiste de l’appareil de production et de répartition, alors que le capitalisme n’avait fait que commencer la socialisation de la production » (François Martin, Quelques leçons d’une insurrection passée pour une insurrection future).

La Commune vaincue, l’organisation révolutionnaire l’exprimant, l’A.I.T., devait se disloquer. Ce furent les scissions violentes entre fractions, le parti Marx et le parti Bakounine voulant s’emparer de la direction: la politique d’appareil exprimait ainsi la contre‑révolution. Les zones et aspects différents et partiels de la totalité de la classe qui avaient été réunis dans l’assaut révolutionnaire se retrouvèrent opposés cette fois‑ci. La contre‑révolution disloquait l’unité de la classe, la divisait, ainsi que son expression théorique et programmatique. Sur la lancée de la Commune et de ses retombées, Marx et Engels, tout en se livrant à la politique (lutte pour le Conseil Général), purent théoriser l’acquis fondamental de la Commune (La Guerre Civile en France, et Critique du Programme du Gotha) jusque vers 1875. Après 1875, ils étaient seuls. Le parti historique vécut chez eux ensuite grâce à la reprise du travail théorique interrompu par la tourmente révolution‑naire (Le Capital, l’Anti-Dühring, etc.), mais travail non directement relié à la pratique du prolétariat réduit à l’état de capital variable. C’est à dire à quel point, après 1875 environ, les positions politiques de Marx, puis surtout d’Engels, furent non‑révolutionnaires; et pour Engels contre‑ révolutionnaires. La dichotomie était devenue absolue entre l’énoncé de la théorie communiste qu’ils raffinèrent (il ne s’agissait que de revenir à une théorie formulée et élaborée auparavant), et leur pratique dans le siècle, le siècle étant contre‑révolutionnaire, et le siècle et leur pratique allant jusqu’à corrompre l’énoncé de la théorie communiste, chez Engels dans plusieurs textes comme Socialisme utopique et Socialisme scientifique, qui laissent très nettement apparaître le contenu social‑démocrate et non-dialectique. Donc, après 1875, il reste deux hommes continuant un travail théorique fondamental (surtout critique de l’économie et des sciences), en même temps que mi‑conscients de la situation (Marx l’était davantage, cf. lettre à Nieuwenhuis, cf. Critique du Programme de Gotha). Après 1883, date de la mort de Marx, il reste un homme qui, d’une part, continue «fidèlement», c’est‑à‑ dire idéologiquement, l’œuvre du «parti Marx», mais qui d’autre part sombre dans la contre‑révolution de façon définitive et devient chef du marxisme, théorie de la social‑démocratie.

VII. Si la défaite de la Commune est riche historiquement, elle consacre la division du mouvement prolétarien en:
fractions politiques: les deux A.I.T. rivales, celle de Marx/Engels, morte en 1874; celle des bakouninistes continuant à Genève, en Espagne et en Italie; puis les groupes, les groupements, les sectes, les partis, etc.;
fractions économiques: les chambres corporatives et syndicales;
fractions programmatiques: Marx / Engels seuls, contre leurs disciples, jusque vers 1880 («Ce que tu m’écris au sujet des Allemands ne m’étonne pas du tout. Ici, même chose absolument. Engels et moi nous sommes par conséquent entièrement seuls.» [Karl Marx, lettre à Sorge, 27‑9‑1877]); puis le petit regroupement informel et international d’anarchistes autour de Malatesta, etc.
La paix sociale est assurée et le libre développement intensif du capital a aussi libre cours. La révolution bourgeoise nationale s’achève (Allemagne, Italie) et unifie ses conditions d’exploitation. Le passage à la domination réelle de la valeur est à l’ordre du jour, et la destruction progressive des obstacles s’y opposant est en cours. Le travail se laisse peu à peu grignoter par le sur‑travail. Le machinisme se développe. La social‑démocratie, expression cohérente de ce développement, devient l’enveloppe sociale du capital.

VIII. En paraphrasant et rectifiant l’appréciation de Karl Korsch dans Crise du Marxisme (1931), nous pouvons affirmer qu’avec les années 1871‑1875 s’achève le premier grand cycle historique du développement capitaliste. Au cours de celui‑ci, le capitalisme a déjà parcouru sur sa base limitée d’alors toutes les phases de son développement jusqu’au point où la partie consciente du prolétariat peut mettre à l’ordre du jour la révolution sociale de la classe ouvrière elle‑même, alors prolétariat. Par conséquent le mouvement de classe du prolétariat a déjà atteint — sur cette base limitée — un assez haut degré de développement: les luttes révolutionnaires qu’ont en ce temps menées des fractions isolées de la classe ouvrière en ont été l’expression pratique; les membres de l’Internationale en ont été le lien historique; ceux qui ont formé le « parti Marx », en formulant à l’époque le contenu définitif (momentané et futur) de la pratique consciente de la classe prolétarienne, en ont fourni l’expression théorique.

B. Social-démocratie et mouvement du capital

I. La formation de la IIe Internationale est plus ou moins forcée et à contre‑courant. Sa base principale est la social‑démocratie allemande ; on peut même dire que la IIe Internationale est l’extension à l’Europe, ironie !, du « socialisme allemand » dont parlait Marx et dont il souhaitait la victoire en 1871 avec celle de Bismarck ! La social-démocratie allemande dont la constitution, juste après l’achèvement de la défaite prolétarienne (Congrès de Gotha, 1875), n’était que l’union du lassallianisme et de quelques principes marxistes gardés pour la décoration… « scientifique », a servi de base à tout le mouvement socialiste européen. Le texte le plus instructif sur la création de la IIe Internationale est ce passage d’Engels dans sa lettre à Sorge, du 8‑6‑1889 : « D’ailleurs, le Congrès doit avoir peu d’importance. Naturellement moi je n’irai pas ; je ne peux pas continuellement me replonger dans l’agitation. Mais les gens veulent maintenant recommencer à jouer aux Congrès ; alors il est préférable qu’ils ne soient pas dirigés par Brousse (3) et Hyndman. Il était encore temps de mettre fin à leurs manigances. » Il est clair que la position d’Engels, partisan de l’adhésion du parti allemand issu de Gotha à cette Internationale de l’opportunisme, et seulement pour éviter que les possibilistes et les Anglais n’en prennent la tête, n’est en rien ambiguë : elle est foncièrement manœuvrière et contre‑révolutionnaire. Comme si les révolutionnaires devaient participer à une institution contre‑révolutionnaire pour empêcher qu’elle ne soit dirigée par les contre‑révolutionnaires ! En faisant cela, Engels se livrait, pieds et poings liés, au réformisme international, et désormais toutes les critiques resteront « privées » (dans des lettres, par exemple) ou seront censurées par le groupe de Bebel. Mais Engels faisait mieux : outre qu’il contredisait ses remarquables phrases de 1884 sur le mouvement du prolétariat (« le mouvement international du prolétariat américain et européen est à cette heure devenu tellement puissant que non seulement sa forme première et étroite — la Ligue secrète — mais encore sa seconde forme, infiniment plus vaste — l’Association publique internationale des travailleurs — lui est devenue une entrave, et que le simple sentiment de solidarité, fondé sur l’intelligence d’une même situation de classe, suffit à créer et à maintenir, parmi les travailleurs de tous pays et de toutes langues, un seul et même grand parti du prolétariat », in Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des Communistes), phrase dans laquelle est affirmée une compréhension juste du parti historique face au parti formel, outre ceci, il cautionnait la social-démocratie internationale en lui fournissant des armes idéologiques ; le « marxisme » devenait ainsi une idéologie avec une fonction pratique immédiate dans la société capitaliste. La création du « marxisme » (cf. Marx : « Je ne suis pas marxiste «) est née de la défaite du prolétariat et de la victoire bourgeoise.

C’est ainsi qu’Engels, lors des crises qui éclatèrent dans la social-démocratie, donna le « la » pour l’exclusion des fractions de gauche.
Non seulement il se faisait censurer par les Allemands qui se servaient ainsi de lui, mais il aidait les mêmes personnes à régler les conflits internes du parti dans l’intérêt de la direction fondamentalement opportuniste.
Son attitude permit à la IIe Internationale de rejeter de son sein tous les éléments révolutionnaires et de la rendre ainsi plus monolithique.

En effet, un mouvement international puissant de critique de la social-démocratie se manifesta dès le départ, et qui fut exclu avec, à chaque fois, la bénédiction d’Engels ; son histoire a été négligée par tous les historiens du mouvement ouvrier pour des raisons évidentes : en Allemagne, l’opposition des « Die Jungen » (Les Jeunes), centrée à Berlin de 1889 à 1892, qui, si elle n’arriva pas à donner à ses positions une perspective théorique profonde, constituait une réaction saine et révolutionnaire par son anti‑parlementarisme en particulier ; au Danemark, la gauche danoise de Trier, anti‑frontiste, qui refusait une alliance avec les partis de l’opposition bourgeoise, libéraux et agrariens, exclue en 1889 du parti danois (4) ; en Suède, le groupe réuni autour de Bergregen, opposé violemment au réformisme et au parlementarisme, en liaison avec les « Jungen » allemands, exclu du parti en 1891 (4 bis) ; les socialistes révolutionnaires groupés autour de William Morris en Angleterre, puis les socialistes travaillant dans les syndicats révolutionnaires, comme Tom Mann ; les Hollandais, avec F. D. Nieuwenhuis, etc., et il y eut à des degrés moindres des groupes et individus sur les mêmes positions en France, en Italie, en Espagne, aux U. S. A. et au Japon.

La IIe Internationale devint le centre actif du développement social bourgeois, après une lutte internationale contre 1) les éléments révolutionnaires, telles les fractions de gauche qui en firent la critique, 2) et le mouvement anarchiste‑communiste exclu de force des Congrès de 1891, 1893 et 1894. La IIe Internationale n’a jamais dégénéré ; elle s’est créée alors qu’il n’y avait aucune perspective révolutionnaire, d’où sa participation, dès le début, et totale, au système politique de la bourgeoisie. Une des grandes faiblesses du mouvement communiste renaissant vers 1905 (Trostky, Rosa Luxembourg, Pannekoek, etc.) sera l’incompréhension de la nature de la social‑démocratie. Mais si la IIe Internationale a pu ainsi participer au jeu politique bourgeois et le consolider, les raisons en étaient très profondes.

II. Après la défaite de la Commune de Paris et de ses retombées diverses, « la classe ouvrière était battue, la contre‑révolution triomphait.

La IIe Internationale correspondait aux conditions contre‑révolutionnaires, au développement capitaliste » (dans « La Perspective du Communisme »). Pour cela, il faut partir d’une caractérisation de la période : la période de domination formelle de la valeur. Durant cette période, il y a dichotomie entre la spécificité du mode de production capitaliste : le travail salarié, et la similitude du procès de production capitaliste avec les précédents : a) le procès de travail immédiat y est sinon dominant, du moins très important et a pour base l’homme (« l’ouvrier », le nom est éloquent, accomplit la totalité ou presque du processus productif, et le temps de travail nécessaire est à peu près égal au temps de sur‑travail) ; b) d’immenses zones n’ont qu’une production pré‑capitaliste, à l’extérieur et à l’intérieur des pays capitalistes.

« Consécutivement, le prolétaire dans le procès de production a le double caractère — disons à égalité — de producteur de valeur d’usage (ouvrier) et de producteur de valeur d’échange (prolétaire).
D’où également « dichotomie » au sein même du prolétaire :
– en tant que marchandise potentielle (marchandise‑force de travail) — dépossédé — il est pleinement prolétaire ;
– en tant que marchandise spécifique fonctionnant dans le procès de la production (procès de travail et procès de valorisation), il est à la fois prolétaire et ouvrier, et d’abord ouvrier » (Négation I, le prolétariat comme destructeur du travail).

Le prolétariat apparaît donc, dans cette période, comme la classe du travail, ceci allant dans le sens du procès même de production immédiat. La classe ouvrière se crée alors les organes de défense de ses intérêts immédiats, la défense du prix de sa force de travail : les syndicats. Ils apparaissent comme les représentants du procès de travail humain contre le procès du travail scientifique et mécanisé, contre le procès de valorisation. Mais c’est là où la relation travail‑capital se montre comme invariante, cette défense des intérêts de la force de travail au sein de la relation capitaliste du salariat tendant à faire
triompher le procès de valorisation. « En effet, des augmentations de salaire assez importantes obligent toujours le capital à se mécaniser, à plus ou moins longue échéance, et toujours davantage ; il en est de même pour la réduction de la journée de travail ; on passe ainsi d’un mode d’exploitation extensif à un mode d’exploitation intensif, c’est le passage de la plus‑value absolue à la plus‑value relative » (Négation I, déjà cité).

En fait, Le « mouvement ouvrier » est l’expression adéquate du mouvement même de la valeur, puisqu’il tend à faire progresser le processus de valorisation dans le sens de la domination réelle de la valeur. La mouvement ouvrier est le conducteur réel du mouvement de prolétarisation. Dans le couple capital‑travail, c’est le travail qui est actif et qui, par ses propres revendications, fait se reproduire son ennemi qui lui est lié — le capital. Le mouvement ouvrier est l’expression du mouvement du capital variable, du prolétariat comme catégorie économique du capitalisme.

Dans ces conditions, le développement des immenses syndicats sociaux‑démocrates allemands (et autres) coïncidait avec les intérêts de la bourgeoisie progressiste, industrielle ; c’était là une nécessité pour le développement même du capital, au détriment évident de la grande bourgeoisie réactionnaire et foncière. Les problèmes essentiels de l’histoire étaient l’unification nationale et l’organisation planifiée du capital. Les syndicats se développant intensément furent rapidement appuyés par la bourgeoisie radicale : l’organisation du capital variable était une condition préalable au développement de l’accumulation capitaliste nationale. La social‑démocratie était l’expression politique de ce phénomène. La planification nationale de la force de travail fit des sociaux‑démocrates les courtiers et les organisateurs de cette force de travail et les défenseurs de l’économie nationale, de la nationalisation de la production. Le mythe de la nationalisation de la production, comme socialisme, avait été bien analysé par Engels dans l’Anti-Dühring : « Ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions, cela est évident. Et l’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. » « Le concept de classe ouvrière répondait à la réalité de l’économie capitaliste ; c’était une conception économique pacifiste, gradualiste, démocratique
et réformiste » (La Perspective Communiste). Les ouvriers devaient s’organiser en tant que consommateurs (d’où les coopératives), et en tant que producteurs (d’où les syndicats), en tant qu’électeurs (d’où les groupes parlementaires), en tant qu’habitants de la cité (d’où les groupes municipaux), et en tant que participants à la vie idéologique et culturelle (d’où les chorales, les écoles, les groupes culturels, etc.). Le parti était l’organisme reliant tous ces morceaux, la cohésion organisationnelle et idéologique du mouvement ouvrier. Le prolétariat, la classe révolutionnaire, avait disparu pour faire place aux catégories capitalistes.

III. Le prolétariat/capital variable s’exprimait donc par la voie du parti social‑démocrate. Les explications habituelles relatives à la nature de la social‑démocratie, soit par l’existence de l’aristocratie ouvrière, soit par l’effet d’une direction réformiste, sont particulièrement inopérantes. Mais encore moins réelle est l’explication de la social-démocratie comme représentante des couches moyennes de la bourgeoisie : professeurs, etc. Elle était la représentante du prolétariat comme capital‑variable, rien de moins et rien de plus. Elle était la représentante du développement moderne du capital : unification nationale, passage à la domination réelle, concentration des forces productives, « socialisation », laïcisation de l’école, organisation de la force de travail, développement de la recherche scientifique, fusion progressive de l’économie et de la politique, idolâtrie de l’État, etc.

Ce que Lassalle et Bismarck, puis Babel, Liebknecht, Kautsky, Volmar et Bernstein tentèrent de faire sera réalisé en 1919 par Ebert, Noske et Scheidemann. Le programme économique de la social-démocratie sera réalisé par le nazisme : les revendications immédiates du prolétariat réalisées contre lui‑même. La social-démocratie a été le mouvement politique de la tendance du prolétariat à devenir classe socialement dominante (au sein du capitalisme, puisque classe et puisque prolétariat/mouvement ouvrier).

Ce n’est pas l’objet de ce texte que de faire une analyse de la pratique social‑démocratique, ce qui serait très long et demanderait une étude approfondie, jamais faite d’ailleurs ; mais nous pouvons fixer quelques traits au niveau de l’existence quotidienne de la société allemande. La social‑démocratie constituait la plus incroyable force d’encadrement et de discipline de la classe ouvrière, en échange d’un marchandage du prix de la force de travail ; sa mainmise sur les syndicats était absolue. « L’union personnelle » dont nous parlions plus haut est d’autant mieux assurée qu’il est admis que les syndicats ne choisiront comme secrétaires permanents, et d’une façon comme fonctionnaires, que des membres du Parti » (Encyclopédie Socialiste Syndicale et Coopérative de l’Internationale Ouvrière, dirigée par Compère‑Morel). Elle était une véritable société dans la société, un État dans l’État, avec ses syndicats, ses permanents, ses députés, ses unions féminines, ses organisations de jeunesse, ses journalistes et sa presse (qui ira jusqu’à 89 journaux quotidiens !), son école du Parti, véritable Université, ses élus municipaux, ses sociétés culturelles, athlétiques ou musicales, ses maisons de repos, son argent, ses actions, etc. Son organisation servira ainsi de base à la reconstruction allemande, après la Première Guerre mondiale. Cette immense machinerie sécrétait évidemment une foule de professionnels, bonzes syndicaux et permanents politiques, journalistes et économistes, qui devint très rapidement une réelle couche sociale avec ses intérêts matériels, sa mentalité, son poids dans la balance politique. Cette fraction de la petite‑bourgeoisie, créée littéralement par le développement de la social‑démocratie, se renforça avec la venue de toute une partie importante des petites et moyennes bourgeoisies allemandes ; toutes les « forces vives » de la société allemande rejoignirent l’organisation : professeurs, intellectuels, universitaires, docteurs, écrivains, juristes, économistes, etc. Et très vite évidemment l’alliance entre ces divers éléments devint la base même de la direction du Parti. L’alliance entre la classe ouvrière (par l’intermédiaire de « l’aristocratie ouvrière » et de ses représentants syndicaux et politiques divers), et de l’intelligentsia socialiste se fit dans le sens d’une absolue soumission du prolétariat allemand à la moyenne‑bourgeoisie du Parti, à ses chefs. L’union sacrée de 1914 y était préfigurée. Et les racines de l’idéologie marxiste, (c’est‑à‑dire kautskyste, puis léniniste) s’y abreuvaient.

IV. La théorie « marxiste », élaborée et formulée principalement par Engels, puis Bernstein et Kautsky, part de cette base historique. Nous ne reprendrons pas ici l’analyse bien connue de ce renversement idéologique si bien étudié par Karl Korsch et que Jean Barrot et Pierre Guillaume ont précisée dans leurs postfaces aux Trois Sources du marxisme de Karl Kautsky, dans les Cahiers Spartacus en 1969, mais nous voulons simplement comprendre la base de ce renversement idéologique.

L’alliance/domination entre les ouvriers et les intellectuels au sein du parti ne pouvait qu’amener la création de la théorie développée par la suite dans Que faire? par Lénine. Kautsky écrivait : « La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique… Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois… Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit, spontanément » (Karl Kautsky, Les Trois Sources du Marxisme). Évidemment, cette thèse était la négation de la thèse centrale de Marx : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est leur existence sociale qui détermine leur conscience. » À partir de là, tout était possible, et tout le devint. La séparation être/conscience au niveau de la théorie reflétait la séparation : pratique contre‑révolutionnaire/théorie révolutionnaire. La théorie du prolétariat, formulée par Marx devint théorie « marxiste ». La critique de l’économie politique, d’étude portant sur les conditions devant amener inéluctablement le prolétariat à la détruire, devint science de l’économie et de ses lois. La dialectique devint technique de logique formelle. Les catégories de la pensée devinrent autonomes. Le matérialisme historique devint méthode pour les sciences (moment de la pensée bourgeoise). La théorie se transforma en sociologie, en économie, en science du droit, en guide de recettes pour l’action politique, etc. Elle devint science parmi les autres, science supérieure, science de synthèse. Car une chose était oubliée dans tout cela : la théorie élaborée par Marx était théorie du prolétariat, théorie du mouvement de subversion pratique de la société, et non pas science, le terme de socialisme « scientifique » ne s’opposant qu’à socialisme « utopique ». Cette « idéologisation » de la théorie ne pouvait que s’accompagner de la séparation du prolétariat d’avec sa théorie ; elle devenait théorie de la séparation, fondement théorique de la séparation sociale. Elle tendait à théoriser la séparation sociale comme éternelle, et donc à se transformer en théorie du mouvement social comme éternel, théorie de la dynamique capitaliste de la valeur, et surtout à jeter aux oubliettes le but final : le communisme (cf. Bernstein : le mouvement est tout). La séparation entre l’économie et le socialisme était revendiquée comme vérité historique, en même temps que l’économisme faisait rage. Cette mise aux oubliettes du « but final » s’accompagnait d’une méconnaissance d’écrits fondamentaux de Marx (les Grundrisse) ou de leur relative mise de côté (Écrits de Jeunesse), ce qui ne faisait que renforcer le courant du rejet du mouvement immédiat lui-même, lors des moments de rupture ponctuelle.

La social‑démocratie a été l’organe le plus contre‑révolutionnaire de l’époque : elle, qui recréait la société capitaliste en son sein, ne pouvait que la perpétuer. Le marxisme a été la musique de cette symphonie, et à ce titre fut critiqué par tous les « révolutionnaires » de l’époque.

C. ANARCHISME ET MOUVEMENT COMMUNISTE

I. Pour comprendre l’importance qualitative du mouvement anarchiste entre 1875 et 1905, il faut partir de deux renversements idéologiques opérés après la défaite de l’assaut révolutionnaire.

Tout d’abord, le « parti Marx », comme on le sait, s’est changé en parti marxiste après la mort de Marx, le processus étant entamé de son vivant même ; la dernière intervention révolutionnaire, la Critique du Programme de Gotha, resta privée, Marx et Engels commençant à transiger avec les sociaux‑démocrates publiquement même si Marx, dans de nombreuses lettres, critique durement les marxistes, cela reste soigneusement caché. En fait, il préfère se mettre plus ou moins à l’abri de toute cette agitation, à l’écart, et continuer inlassablement son travail de critique de l’économie politique interrompu en 1871, en allant jusqu’à se consacrer — signe qu’il se plaçait sur le tranchant du temps et des révolutions à venir — à l’étude de l’économie et de la société russes. C’est dans cette activité qu’il représentait le mouvement révolutionnaire en plein cycle contre‑révolutionnaire, et non pas dans son activité publique, si maigre soit‑elle (volontairement d’ailleurs), au sein de la social‑démocratie, activité qui le fait glisser vers des positions ambiguës, au lieu de rompre avec tous ces gens. Après sa mort, Engels, comme on l’a vu, servit de caution au marxisme international, c’est‑à‑dire social‑démocrate, et toute son activité politique fut contre-révolutionnaire en intégralité, même s’il continua en outre à théoriser le travail de l’ex‑parti Marx et à fournir une contribution importante (Anti‑Dühring, Sciences de la Nature, Origine de la Famille, etc.) au mouvement futur, tout en affadissant la radicalité de la critique révolutionnaire en un certain nombre de points de ces ouvrages. Le renversement est opéré : la théorie formulée par le « parti Marx », qui était l’expression de la pratique révolutionnaire du prolétariat jusqu’en 1874, et du mouvement communiste de son apparition à sa future réalisation, est devenue un système idéologique à prétentions scientifiques, comprenant plusieurs sections : économie, sociologie, histoire, politique, etc. La catégorie de la totalité est inversée : de subversion de la société, elle devient la société elle‑même. L’adhésion du mouvement ouvrier contre‑ révolutionnaire à ce système idéologique ne va d’ailleurs pas sans en supprimer ou dénaturer certains aspects. La transformation de la théorie formulée par Marx et des organisations s’en réclamant, en prolongements organisationnels et idéologiques du système, s’accompagne de l’oubli de la nature du communisme et de la révolution communiste. Les Français (Jules Guesde et ses amis) vont jusqu’à revenir au collectivisme : la boucle est bouclée.

Par ailleurs le parti anti-autoritaire s’est transformé lui aussi. D’abord secte au sein de la Ire Internationale et jusque vers 1875 — ce qui correspondait, d’une part à un certain inachèvement de la compréhension du mouvement réel et de la nature de la révolution prolétarienne, de l’autre à la critique immédiate de la politique par la classe ouvrière —, avec l’arrivée de nombreux Communards qui le rejoignirent après la défaite, il devient le refuge des groupes d’ouvriers résistant ici et là à la répression, des quelques révolutionnaires refusant la défaite. En somme le parti anti-autoritaire est le drapeau autour duquel les rescapés s’allient. Mais il se passe un phénomène bien plus profond ; à des degrés divers, plus ou moins rapidement selon les endroits, un sang neuf rajeunit le mouvement : un grand nombre de révolutionnaires, on pourrait même dire presque tous les révolutionnaires, le rejoignent, soit pour devenir anarchistes, soit pour travailler avec eux. Un grand thème central les unit tous : le refus de la social-démocratie, du mouvement socialiste officiel, étatiste, parlementariste, etc., et donc du « marxisme ». Que ce soient Pindy ou Lefrançais (5 et 5 bis), représentant la fraction la plus radicale de la Commune, William Morris en 1884 ou Nieuwenhuis en 1893, c’est bien un même mouvement diversifié dans le temps et l’espace. En Allemagne et en Suède, c’est sur les bases d’une scission au sein de la social-démocratie que se forme le mouvement anarchiste. Que les uns, Pindy ou Nieuwenhuis, deviennent anarchistes ; que les autres, Morris ou Lefrançais, ne le deviennent pas, ne change rien au problème. Il s’agit là d’un mouvement irréversible. Et au moment où les marxistes deviennent collectivistes par « réalisme », les anti-autoritaires deviennent communistes ; phénomène qui correspond à peu près à la mort de Bakounine, ce qui n’est pas sans signification — le mouvement anarchiste bakouniniste (collectiviste) étant lié à l’époque de la Ire Internationale, de la Commune et de ses retombées ; il n’est donc pas question ici de tenter de saisir cette époque du mouvement anti-autoritaire, époque d’ailleurs très intéressante, mais qui n’est pas l’objet de ce travail. Ce qu’il faut affirmer, par contre, est très important pour comprendre cette époque globale du mouvement ouvrier (dans son ensemble), et qui reste très obscure : de la même façon que la social-démocratie s’est organisée dans la continuité idéologique de la théorie du prolétariat formulée par Marx et Engels, le communisme-anarchisme s’est fondé sur la critique de l’État formulée par Bakounine de 1866 à 1873. Des deux côtés il s’agissait d’un changement de perspective, mais de sens différent : de l’un, régression, de l’autre, dépassement (la théorie de Bakounine utilisée comme support à une
critique tendant à la radicalité).

II. En fait, ce qui se passe, c’est que toutes les discussions fondamentales du mouvement et de la théorie communistes se retrouvent, maquillées sous un vocabulaire et un appareil anarchistes, entre 1875 et 1905, dans le mouvement anti-autoritaire. L’anarchisme est le refuge des gens et des idées « communistes » au cours de cette période contre-révolutionnaire. Ce phénomène d’une secte prolétarienne et révolutionnaire conservant pour le transmettre aux générations suivantes, même de façon partielle et mystifiée, l’essentiel de l’héritage nodal du projet communiste, est d’ailleurs en relation directe avec leur refus d’une organisation formelle. C’est bien le refus d’une organisation en parti politique qui permit aux anarchistes de tenir le fil du temps entre deux assauts révolutionnaires, toute construction d’une organisation ou d’un regroupement formel en période contrerévolutionnaire ne pouvant qu’entériner et développer organiquement cette période. Ce sera à partir de la critique et de la rupture avec la IIe Internationale, non seulement comme corpus théorique mais comme institution du capital, que se constitueront les groupes ou noyaux communistes lors de la Première Guerre mondiale, et c’est en proportion inverse avec leur degré d’organisation que les anarchistes, durant la période qui nous occupe, purent affirmer plus ou moins la théorie révolutionnaire. Nous n’avons pas ici la place de faire un historique ni une étude poussés de ce phénomène, mais nous pouvons en voir la manifestation à partir d’un exemple, à notre avis fondamental.

III. La première discussion est celle qui porte sur l’opposition « anarchistes-collectivistes » et « anarchistes-communistes », et le passage d’une conception à l’autre. Il est très clair que cette discussion, avec tout ce qui l’accompagne (problèmes de l’abondance, de la prise sur le tas, du calcul du temps de travail, etc.), recoupe la problématique essentielle formulée par Marx (Grundrisse et Critique du Programme de Gotha, principalement) et abandonnée par tous les marxistes (il faudra attendre Pannekoek et les Tribunistes hollandais, ainsi que Bordiga, pour que soit de nouveau posée la question de la nature de la production communiste). À l’évidence, si cette problématique était, de cette façon absolue, mise de côté, c’est que la réalité historique ne portait pas la révolution communiste mais le développement du capital ; le mouvement ouvrier, ouvrier du mouvement du capital, ne pouvait pas poser théoriquement un problème qu’il ne pouvait pas même tenter de résoudre ; seuls, quelques individus et groupes, gardant la perspective du communisme malgré l’époque, pouvaient poser ce problème, et ceci très mal, de façon peu consciente.

Nous allons simplement, par un montage de textes, faire entrevoir le développement de cette discussion en la mettant en relation avec un texte « marxien » (mais sans faire l’historique de cette discussion, étude qui mériterait plus que quelques pages, et que nous comptons faire par la suite).

La première fois qu’un texte imprimé parle de communisme-anarchiste, c’est en février 1876, dans une brochure intitulée : Aux Travailleurs manuels partisans de l’action politique, parue à Genève, et dont l’auteur était Dumartheray, membre d’un groupe de réfugiés lyonnais et savoyards résidant en Suisse, « L’Avenir ».

En effet, jusqu’à ce moment-là, le principe incontesté est le collectivisme dont Bakounine, mais surtout James Guillaume, étaient les représentants.

« L’Internationale, telle qu’elle sortit de son Congrès de Bâle en 1869, était collectiviste il est vrai ; mais elle était — même dans ses actions les plus avancées — assez peu anarchiste. Elle était collectiviste dans le sens que l’on donnait alors à ce mot, c’est-à-dire que la terre, les instruments de travail, en somme tous les moyens de production, devaient être propriété collective et que chaque travailleur, seul ou associé, devait jouir et disposer du produit intégral de son travail. Mais, si l’on n’avait pas de formule précise de salaire intégral ou de répartition, ce qui peut d’ailleurs paraître secondaire, on n’avait pas non plus d’idées claires et déterminées sur la manière d’allouer à chaque individu ou à chaque association la part du sol, des matières premières et des instruments qui doivent lui revenir, ni sur la manière de mesurer le travail de chacun et d’établir un critère de valeur pour l’échange. Tout ceci devait être laissé à la “collectivité” ; et on ne prêtait pas assez garde au danger que cette “collectivité” pouvait bien, par la suite, n’être en réalité qu’un “gouvernement”, c’est-à-dire quelques individus qui se seraient emparés du pouvoir et imposeraient aux autres leur volonté. »

(Errico Malatesta, « Les Solutions Communistes-Collectivistes et Individualistes au sein de l’Anarchisme », Pensiero e Volonta, Rome, 1926.)

« La Propriété. Nous avons déjà dit que la propriété individuelle doit être abolie ; bien plus, que son abolition est la condition nécessaire pour le triomphe de la solidarité dans les rapports humains. Disons maintenant quelques mots sur le système d’organisation qui devra remplacer le régime de la propriété privée :

L’Internationale a été longtemps collectiviste : elle voulait que la terre, les matières premières, les instruments de travail, en somme tout ce qui sert à l’homme pour exercer son activité et produire les richesses sociales, soit une propriété collective dont les hommes auraient le droit de se servir pour leurs travaux, tandis que le produit du travail serait tout entier aux travailleurs, seuls ou associés, excepté la quote-part propre aux frais généraux.

Par conséquent, on préconisait les formules : « À chacun selon son propre travail », ou, ce qui revient au même : « Au travailleur le produit entier de son travail », « qui travaille mange et qui ne travaille pas ne mange pas », etc. Toujours en admettant que les vieillards, enfants et invalides auraient droit à recevoir de la société les moyens de satisfaire à tous leurs besoins.

Mais le collectivisme est sujet à beaucoup de graves objections :
Il est, économiquement, fondé sur le principe même de la valeur du produit, déterminée par la quantité de travail qu’exige leur production. Or, la valeur définie ainsi est impropre à déterminer si l’on veut tenir compte non seulement de la durée ou d’un autre élément extérieur au travail, mais encore de l’effort total, mécanique ou intellectuel qu’il demande. De plus, comme les diverses parties du sol sont plus ou moins productives, et que tous les instruments de travail ne sont pas de la même qualité, il est à craindre que chacun ne cherche à se prévaloir du sol ou des instruments les meilleurs, comme il chercherait à attribuer la plus grande valeur possible à ses propres produits et la plus petite valeur possible à ceux des autres. De ce fait, la distribution des instruments et l’échange de produits finiraient par se faire selon le principe de l’offre et de la demande, ce qui équivaudrait à retomber en pleine concurrence et en plein monde bourgeois.

C’est la lutte pour la vie… C’est pourquoi le collectivisme ne peut se maintenir seul. Il est incompatible avec l’anarchie, il aurait besoin d’un pouvoir régulateur et modérateur, qui ne tarderait pas à devenir oppresseur et exploiteur, et qui ramènerait d’abord la propriété corporative, puis la propriété individuelle. »

(Errico Malatesta, « Progression et Organisation de l’A.I.T. », La Question Sociale, Florence, juin 1884.)

« En Italie, nous fûmes peu (Cafiero, Covelli, Costa, moi-même et un ou deux autres dont je ne me souviens pas) à décider d’abandonner le collectivisme, propagé jusqu’alors dans l’Internationale, et à faire accepter le communisme aux délégués du Congrès de Florence (1876), donc à toute la fédération italienne de l’Internationale… »

(Errico Malatesta, Volonta, repris dans Le Réveil, Genève, mars 1914.)

« … un fait important est l’adoption par le socialisme italien de la communauté du produit du travail. »

(Paul Brousse, Arbeiter-Zeitung, Berne, octobre 1876.)

« La Fédération italienne considère la propriété collective des produits du travail comme le complément nécessaire du progrès collectif ; le concours de tous pour la satisfaction de chacun étant l’unique règle de production et de consommation qui réponde au principe de solidarité. Le Congrès fédéral de Florence a démontré éloquemment l’opinion de l’Internationale italienne sur ce point, ainsi que sur celui qui précède.

Salut et Solidarité,
Les délégués fédéraux italiens au Congrès de Florence
Errico Malatesta, Carlo Cafiero. »

(Bulletin Jurassien, décembre 1876.)

« Chez nous, en Italie, on se préoccupa beaucoup de ces questions. On fut d’accord avec les internationaux de tous les pays sur le principe que tous devraient être travailleurs, que personne ne devrait pouvoir vivre en opprimant et en exploitant les autres, et que la fraternité et la solidarité entre tous les êtres humains devraient être substituées à la lutte et à la concurrence visant un bien-être à conquérir aux dépens des autres.

Nous découvrîmes que dans le collectivisme subsistait une cause de
lutte, tant pour l’obtention des moyens de production les plus avantageux
que pour la valeur conventionnelle que chacun avait voulu donner
à ses propres produits, en les surestimant par rapport aux produits
des autres. »

(Errico Malatesta, « Les Solutions Communistes-Collectivistes et
Individualistes », article déjà cité.)

En avril ou mai 1877 paraît à Berne, en Suisse, une brochure, Statuts du parti anarchiste communiste des gens de langue allemande, écrite sous l’influence de Brousse, Costa et Kropotkine par des ouvriers allemands groupés autour d’Emil Werner, Rinke et Reinsdorf, qui formèrent par la suite le groupe mostien autour du Freiheit de Johann Most. En septembre 1877, au Congrès de Verviers de l’Internationale, le grand débat est entre Costa et Brousse d’un côté, soutenant le communisme, contre les Espagnols Morago et Vinas de l’autre côté, soutenant le collectivisme. Mais, à partir de 1879, le communisme — à part les Espagnols de la Fédération des Travailleurs, embryon de la future C.N.T. et quelques exceptions tels les deux anarcho-syndicalistes avant lalettre, James Guillaume et Adhémar Schweitzguebel, qui représentent le collectivisme bakouninien de la vieille Fédération Jurassienne —, le communisme est adopté par tout le mouvement anarchiste révolutionnaire (nous ne parlons évidemment pas des individualistes, proudhoniens, mutualistes)…

« Les anarchistes veulent pour le futur :
1) le Communisme anarchiste comme but, avec le collectivisme
comme forme transitoire de la propriété… »

(Réunion Générale de la Fédération Jurassienne, le 12 octobre à la Chaux-de-Fonds, Le Révolté, Genève, octobre 1879.)

« Aux premiers congrès de l’Internationale du prolétariat français, il n’y avait que quelques ouvriers seulement qui acceptaient l’idée de la propriété collective. Il a fallu toute la lumière jetée sur le monde entier par les incendies de la Commune pour vérifier et propager l’idée révolutionnaire et pour nous amener au Congrès du Havre qui reconnaît pour but le Communisme-libertaire par la voix de 48 représentants des ouvriers français. »

(Cafiero, Le Révolté, Genève, décembre 1880.)

« DE CHACUN SELON SES FORCES À CHACUN SELON SES BESOINS:
… Nous ajoutons qu’admettre que chacun ait droit seulement à la consommation de sa production, c’est créer la plus criante des inégalités, c’est se mettre en insurrection contre les lois naturelles, les seules immuables. C’est en un mot reconstituer à bref délai cette propriété individuelle contre laquelle nous nous élevons tous aujourd’hui, et qui est la seule cause de tous nos maux et de toutes nos misères.

En effet, si nous reconnaissons à chaque travailleur le droit de posséder en propre le fruit de sa production, il faudra bien admettre qu’il sera libre de la consommer ou de ne pas la consommer, à moins de n’en consommer que la partie qui lui conviendrait pour économiser le surplus afin de s’exonérer un jour des charges de la production.

Si les membres de la société sont libres de consommer ou non le produit, comment établirez-vous cet équilibre indispensable à toute société bien organisée, c’est-à-dire l’équilibre entre la production et la consommation…

Supposons deux êtres vivant ensemble, mais dans des conditions inverses de nature ; l’un inapte à la production, avec un tempérament auquel une consommation abondante est nécessaire ; l’autre au contraire plein d’intelligence mais d’une nature à laquelle une qualité d’aliments suffit pour assurer son existence ; ces deux êtres sont égaux, la société les suit, leur donne tout ce dont ils ont besoin jusqu’à l’âge d’homme, mais arrivés à cet âge, ils sont livrés à eux-mêmes. Qu’arrivera- t-il ? L’un ne pourra même pas produire suffisamment pour se rassasier, quand l’autre au contraire ne pourra jamais travailler assez peu pour ne produire que ce dont il a besoin… Si le second ne peut consommer tout son produit, pourquoi ne pas admettre que le premier puisse en profiter ? »

(La Révolution Sociale, août 1881.)

On voit très nettement dans ces quelques extraits comment la production communiste est délimitée par ses principes fondamentaux :
– la production sociale est immédiate,
– l’échange est aboli,
– le temps de travail n’est plus la mesure de l’activité humaine et, par conséquent, la valeur est abolie,
– la production est orientée vers la satisfaction des besoins humains.

Et le programme communiste du XIXe siècle, en domination formelle, y est bien tracé : le travail est étendu à tous, son abolition n’étant pas alors possible.

Mais, très vite, des problèmes se posèrent, les partisans du collectivisme objectant que pour réaliser cet idéal il faudrait l’abondance sur terre et que celle-ci n’existe pas. C’est alors que se développe tout un courant communiste-anarchiste simpliste et dogmatique, prétendant à la possible réalisation du communisme, immédiatement, sans phase transitoire, vu un état d’abondance qui régnerait déjà dans la société capitaliste. Ce courant « amorphe » pourra, par la suite, en rester à la description d’un système sous-utopique de société idéale, sans se préoccuper du mouvement réel qui y mène et ceci même lors de la destruction de la société bourgeoise. Face à cette idéologie de la « prise sur le tas », Malatesta répond en précisant le contenu du communisme, en le présentant comme but devant être atteint et comme mouvement humain se développant, en passant, après la révolution, par l’organisation collectiviste avec tout ce qu’elle implique de « droit bourgeois », comme avait dit Marx, mais saisie comme étape nécessaire. Malatesta devra lutter très longtemps contre l’anarchisme-communisme simpliste et dogmatique, qui prévaudra très vite pour devenir général à partir de la fin du siècle sous le patronage de Kropotkine. Merlino l’aidera dans cette critique durant les années 1880. Citons encore deux fois Malatesta :

« Tout est à tous, tout est produit à l’avantage de tous : chacun doit faire, pour la société, ce que ses forces lui permettent de faire, et il a droit d’exiger de la société la satisfaction de tous ses besoins dans la mesure concédée par l’état de la production et des forces sociales… (Malatesta poursuit en disant qu’il y a des conditions indispensables à cela : 1) d’ordre moral, 2) d’ordre matériel : une abondance de production telle que chacun puisse consommer sans calculer son temps de travail et une organisation de travail telle que celle-ci ne soit ni
repoussante ni pénible pour personne.)

…On pourra remédier à ces contradictions en limitant la réalisation immédiate du communisme aux territoires et aux domaines sociaux dans lesquels les circonstances le permettent et en acceptant, pour le reste, mais transitoirement, le collectivisme. Dans les premiers temps, corrigé par l’ensemble du peuple éveillé à une nouvelle vie, animé par la puissante impulsion révolutionnaire, le collectivisme n’aura pas le temps de produire ses mauvais effets. Il faudra, toutefois, pour qu’il ne retombe pas plus tard dans le système bourgeois, hâter son évolution vers le communisme. Et c’est en cela que l’action d’une avant-garde consciente communiste, l’action de l’Internationale sera d’une importance vitale.

L’Internationale devra définir partout le communisme, mettre en relief les avantages obtenus aux endroits où il aura été appliqué, chercher à faire mettre en commun le plus de choses possible, et surtout réclamer l’application immédiate et complète de la gratuité communiste à l’ensemble des services publics (…) devront être considérés comme tels l’habitation, l’instruction, les soins aux malades, l’éducation des enfants et la distribution des aliments les plus nécessaires, l’idée de service publie gratuit devant s’étendre par la suite, petit à petit, à toutes les branches de la production et de la consommation… (ensuite, Malatesta attaque vivement l’idéologie de la prise sur le tas). »

(Malatesta, « Les Solutions Communistes de l’anarchisme », Pensiero e Volonta, Rome, 1926.)

« …En dehors des questions extrêmes, nous n’avons pas de raisons de nous diviser en petites commissions dans la fièvre de décider, avec exagérations et détails, variables selon le lieu et le temps, de ce que sera la société future, dont nous sommes bien loin de prévoir toutes les ressources et les possibles combinaisons. Par exemple, il n’y a pas lieu de nous diviser sur des questions comme celles-ci : si la production aura un niveau inférieur ou supérieur ; si l’agriculture sera complètement associée à l’industrie ; si, à grandes distances, l’échange sur la base de la réciprocité pourra être fait ; si toutes les choses seront exploitées en commun ou selon une norme ; ou si l’usage de l’une d’elles sera plus ou moins particulier. Enfin les modalités et les particularités des associations et des pactes, de l’organisation du travail et de la vie sociale, ne seront pas uniformes, ni ne pourront être prévues et déterminées à l’avance. »

« Nous ne pouvons prévoir, sinon très vaguement, les transformations de l’industrie, des moeurs, des mécanismes de pro- duction, de l’aspect des villes, des occupations, des sentiments de l’homme et des relations et liens sociaux. Il est pour le moins absurde de nous diviser sur de seules hypothèses. La distinction entre le collectivisme anarchiste et le communisme est elle aussi une question de modalités et d’ententes. »

« Il est certain que la “rémunération selon la tâche effectuée”, préconisée par les collectivistes, peut amener à une accumulation inégale des produits, et déterminer (là où cette accumulation serait excessive) un retour de l’usure ; à moins que l’accumulation et l’usure ne soient impossibles du fait de prohibitions et de fiscalisations, lesquelles ne pourraient qu’être despotiques et haïssables. D’autre part, la “prise à volonté” des produits en abondance et l’approvisionnement en produits moins abondants pourraient donner lieu aussi à l’arbitraire et aux obligations humiliantes. Le système communiste, donc, n’est pas exempt de tout inconvénient. »

« …Nous sommes résolument communistes… Mais en cela il faut distinguer ce qui a été scientifiquement démontré de ce qui reste encore à l’état d’hypothèses et de prévisions ; il faut distinguer ce qui devra se faire de façon révolutionnaire, c’est-à-dire par la force et immédiatement, de ce qui devra être le résultat de l’évolution future, faisons donc confiance aux libres énergies de tous, harmonisées spontanément et graduellement. »

(« Appello » et « Programme », L’Azzociazione, Nice-Londres, 1890.)

Comparons donc avec Marx lui-même, dans sa Critique du programme de Gotha, 1875 :

« Pour savoir ce qu’il faut entendre en l’occurrence par ces mots de “partage équitable”, nous devons confronter le premier paragraphe avec celui-ci. Ce dernier suppose une société dans laquelle « les instruments de travail sont patrimoine commun et où le travail collectif est réglementé en communauté », tandis que le premier paragraphe nous montre que « le produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société. »

“À tous les membres de la société ?” Même à ceux qui ne travaillent pas ? Que devient alors le “produit intégral du travail” ? — Aux seuls membres de la société qui travaillent ? Que devient alors le “droit égal” de tous les membres de la société ?…

…Si nous prenons d’abord le mot “produit du travail” (Arbeitsertrag) dans le sens d’objet créé par le travail (Produkt der Arbeit), alors le produit du travail de la communauté, c’est ici la totalité du produit social ».

Là-dessus, il faut défalquer :
Premièrement : de quoi remplacer les moyens de production usagés ;
Deuxièmement : une fraction supplémentaire pour accroître la production ;
Troisièmement : un fonds de réserve ou d’assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc.
Ces défalcations sur le « produit intégral du travail » sont une nécessité économique, dont l’importance se déterminera d’après l’état des moyens et des forces en jeu, en vertu, partiellement, du calcul des probabilités ; en tout cas, elles n’ont rien à voir avec l’équité. Reste l’autre partie du produit total, destinée à la consommation.

Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher :
Premièrement : les frais généraux d’administration, qui sont indépendants de la production.
Cette fraction, comparativement à ce qu’il en est dans la société actuelle, se trouve aussitôt réduite et elle décroît à mesure que se développe la société nouvelle.
Deuxièmement : ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté : écoles, installations sanitaires, etc.
Cette fraction grandit immédiatement en importance, comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, et cette importance s’accroît à mesure que se développe la société nouvelle.
Troisièmement : le fonds nécessaire à l’entretien de ceux qui sont incapables de travailler, etc., bref ce qui relève de ce qu’on nomme aujourd’hui l’Assistance publique officielle.

Maintenant enfin, nous arrivons au seul « partage » que, de façon étroite, sous l’influence de Lassalle, le programme ait en vue, c’est-à-dire à cette fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité.

Le « produit intégral du travail » s’est déjà métamorphosé entre nos mains en « produit partiel », bien que ce qui est enlevé au producteur, en tant qu’individu, il le retrouve, directement ou non, en tant que membre de la société.

… Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur une base qui lui soit propre, mais telle qu’elle vient, au contraire, de sortir de la société capitaliste ; par conséquent, une société qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les « stigmates » de l’ancienne société du sein de laquelle elle sort. Le producteur reçoit donc individuellement — les défalcations une fois faites — l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné c’est son quantum individuel de travail.

Par exemple, la journée sociale de travail consiste en la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour le fonds collectif) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux une quantité d’objets de consommation correspondant à la valeur de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle sous une autre forme.

C’est évidemment ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises pour autant qu’il est un échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et que, par ailleurs, rien d’autre que des objets de consommation individuelle ne peut entrer dans la propriété de l’individu. Mais en ce qui concerne le partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l’échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme.

Le droit égal est donc toujours ici, en principe, le droit bourgeois, bien que principe et pratique ne s’y prennent plus aux cheveux, tandis qu’aujourd’hui l’échange de valeurs équivalentes n’existe pour les marchandises qu’en moyenne et non dans chaque cas particulier.

En dépit de ce progrès, ce droit égal reste toujours contenu dans des limites bourgeoises. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu’il a fourni ; l’égalité consiste ici dans le fait qu’on mesure d’après l’unité commune, le travail.

Mais un individu l’emporte physiquement et moralement sur un autre. Il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps ; et le travail, pour servir de mesure, doit avoir sa durée ou son intensité précisée, sinon il cesserait d’être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît pas de distinctions de classes, parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre : mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels et, par suite, des capacités productives comme des privilèges naturels. C’est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l’inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité ; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple, dans le cas donné, qu’on ne les considère que comme travailleurs, rien de plus et indépendamment de tout le reste. Autre chose : un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc. À égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter toutes ces difficultés, la droit devrait être, non pas égal, mais inégal.

Mais ce sont là des inconvénients inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle est sortie de la société capitaliste après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être à un niveau plus élevé que l’état économique et que le degré de civilisation sociale qui y correspond.

Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu, non seulement moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »

Comme on peut le voir, la démonstration est concluante et nous pourrions la poursuivre avec d’autres exemples :
sur le problème du syndicat et du syndicalisme : une très vive opposition au syndicalisme révolutionnaire ou à l’anarcho-syndicalisme (Malatesta en particulier, ou Nieuwenhuis), ou même à l’action syndicale elle-même (Paraf-Javal, par exemple (6)) se manifesta dans le mouvement anarchiste, précédant la critique pratique du prolétariat allemand lors du mouvement des Conseils Ouvriers.

Citons simplement quelques phrases très caractéristiques :

« Le syndicat (dans son existence pratique…) est réformiste par sa propre nature… Le syndicat peut surgir avec un programme social, révolutionnaire, anarchiste ; c’est ce qui se passe généralement. Mais la fidélité à ce programme dure tant qu’il est faible et impuissant, uniquement groupe de propagande. Plus il attire d’ouvriers et se renforce, plus il lui est impossible de conserver le programme initial qui, alors, devient une formule vide. »

(Errico Malatesta, « Anarchie et Syndicalisme », Pensiero e Volonta,
1925.) [cet article est paru en 1925, mais il exprime très bien la position
de Malatesta dès le départ.]

«Les ouvriers syndiquée sont les pires ennemis de la révolution. »

(Henri Dhorr, Le Libertaire, juin 1897.)

« Qu’est-ce qu’un syndicat ? C’est un groupement où les abrutis se classent par métiers, pour essayer de rendre moins intolérables les rapports entre patrons et ouvriers. De deux choses l’une : ou ils ne réussissent pas, alors la besogne syndicale est inutile ; ou ils réussissent, alors la besogne syndicale est nuisible car un groupe d’hommes aura rendu sa situation moins intolérable et, par la suite, aura fait durer la société actuelle. »

(Paraf-Javal, Le Libertaire, avril 1904.)

sur le problème de l’action politique, dont les deux axes sont le parlementarisme et la conquête de l’État. Là aussi, les anarchistes, ayant intégré la leçon de la Commune et reprenant, en fait, la démonstration du jeune Marx sur la politique, arrivent à mettre en avant la nature réelle du mouvement prolétarien. Là où la participation au jeu politique (1848-1850, 1864-1873) était encore acceptable, vu un certain nombre de conditions historiques qu’on peut d’ailleurs contester, mais tel n’est pas notre propos ici ; après 1871, il n’en est plus question, et la participation à la sinistre farce parlementaire de la part des socialistes, permet aux anarchistes d’en tirer toutes les conséquences théoriques. Quant à la conquête de l’État, les anarchistes se trouvent confrontés à la pratique de ces mêmes socialistes, à leur incursion progressive dans la société gouvernementale ; ils n’ont plus qu’à en tirer les conséquences, rejoignant la leçon de Marx dans La Guerre Civile en France de 1871, sur la nécessité de briser la machine d’État. Mais nous n’insisterons pas sur ce point, le texte de Nieuwenhuis [Le socialisme en danger, n.d.é.] en étant l’argumentation ad hoc ; même si, d’autre part, une tendance inverse héritée de Bakounine et menant à l’anarcho-syndicalisme se manifestait par ailleurs.

IV. À l’évidence les limites mêmes de l’anarchisme empêchent celui-ci, qui a réussi à faire la critique de la social-démocratie, de la politique et du syndicalisme, et à exprimer la nature de la production communiste, de passer à l’analyse du mouvement réel.

La critique de l’État est sous-tendue par l’illusion d’une société fédérative, basée sur l’autonomie des communes, régression historique et pré-capitaliste.

La critique de l’action politique est sous-tendue par le culte de l’action putschiste ou illégale et de la propagande, et reste au niveau idéologique.

La critique du syndicalisme chez certains s’accompagne d’un culte de l’action « économique » chez d’autres, et du syndicalisme pour beaucoup de ceux-ci.

La critique du parlementarisme est compensée par la croyance en la démocratie directe qui n’est que sa forme achevée et sa réalisation.

Enfin, ils ne possèdent aucune théorie des conditions régnant dans le développement du capital, et qui donnent naissance au communisme comme mouvement et comme société ; leur vision du monde est idéologique, reprenant la dichotomie bourgeoise : individu/société, économie/politique, etc.

Humanisme, scientisme, idéalisme et démocratisme accompagnent une vision utopique d’un monde nouveau qu’il ne s’agit que de montrer au monde ou de réaliser par simple volonté. Le livre de Nieuwenhuis en est la preuve vivante, surtout dans les deux derniers textes.

Toutes ces caractéristiques sont les raisons qui ont fait de l’anarchisme une idéologie révolutionnaire en période contre-révolutionnaire, mais non pas une base pour une théorie révolutionnaire en période de reprise révolutionnaire. Cette théorisation se fera à partir de Marx (Trotsky, Rosa Luxembourg, J. Knieff, A. Pannekoek, etc.), même si la reprise révolutionnaire, puis l’assaut révolutionnaire de 1919-1921, verront pratiquement des anarchistes y jouer un rôle important, soit directement (Italie, Russie), soit par les organisations « ouvriéristes » comme les I. W. W. ou la F. A. U. D. (U. S. A. et Allemagne).

La renaissance du mouvement prolétarien vers 1905 va amener l’amenuisement de l’anarchisme révolutionnaire un peu partout (sauf peut-être en Italie et en Espagne), et la floraison des anarchismes particuliers, sectes de plus ou moins d’importance : « illégalisme », « anarcho-syndicalisme », anarchisme à prétentions culturelles (libre éducation, naturisme, nomadisme, végétarisme, etc., qui en signifieront la décadence historique, Kropotkine la ratifiant lors de son entrée en guerre du côté des Alliés. Cependant, le fil du temps avait été noué, et bien noué. Les jeunes théoriciens révolutionnaires « marxistes » reprendront — même à leur insu et malgré leurs déclarations — l’essentiel du contenu anarchiste communiste (anti-parlementarisme, anti-étatisme), sans cependant aller aussi loin au niveau de la vision de la société future, le problème de la production communiste n’étant presque jamais cité dans aucun débat du mouvement, jusqu’au travail des conseillistes hollandais, bien après la défaite, et à celui de la gauche italienne par la suite.

D. THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE ET CYCLES HISTORIQUES

I. Le mouvement communiste est né avec l’instauration officielle de la société civile bourgeoise. Ses premières armes, il les forge au cours de la révolution bourgeoise, sa première affirmation, il l’énonce dès le départ de la société capitaliste. Le capitalisme est gros du communisme dès sa fondation historique, et le mouvement communiste, produit par la dynamique de la valeur, impose au capital et à la bourgeoisie la nécessité d’organiser la contre-révolution dès leur propre révolution. La première défaite du prolétariat a lieu au cours de la révolution bourgeoise elle-même (les Enragés, les Sans-Culottes, Babeuf, etc.). Ce qui veut dire que le programme communiste est inscrit dans les entrailles mêmes du développement capitaliste, et qu’il l’accompagne comme un double hostile, une ombre ennemie. Le mouvement communiste existe donc durant toute l’époque capitaliste, du début à la fin ; il s’agit d’un mouvement qui traverse cycles révolutionnaires et cycles contre-révolutionnaires, expression même de la contradiction de base du capital qui ne fait que se développer. Cependant, le mouvement réel du prolétariat, le mouvement révolutionnaire, n’a lieu que dans les cycles révolutionnaires, déterminés par la crise économique recoupant la crise constante de la valeur, la reproduisant jusqu’à la crise finale et reproduite par elle cycliquement. Après chaque assaut révolutionnaire vaincu, la contre-révolution qui s’installe liquide un peu plus les médiations entre le mouvement communiste et le programme communiste. La théorie communiste pourra ainsi, lors de l’assaut postérieur, se reformer, intégrant le programme et le mouvement réel, les fécondant, portée par la pratique de la classe révolutionnaire. La distinction : programme/théorie est donc très importante pour saisir le lien pratique entre les moments de rupture.

II. Les moments de reprise révolutionnaire voient la reprise de la théorisation révolutionnaire. La réapparition du mouvement communiste comme mouvement social, et non plus seulement comme mouvement objectif de la valeur (création des conditions mêmes de l’assaut révolutionnaire), permet à la théorie de devenir théorie du mouvement social, théorie de la pratique des ruptures de la classe. « C’est là le passage de la “théorie du but final”, qui dans une certaine mesure réifiait l’avenir en abstrayant le but (le communisme) de son mouvement, celui-ci n’existant pas, à la théorie communiste qui se développe comme théorie d’un mouvement social, d’une tendance réelle de la société vers le communisme » (Le Bulletin Communiste, « Prolétaires et Communistes »).

Il ne s’agit donc pas d’un passage à l’acte, d’une réalisation terrestre de la théorie qui aurait, elle, été conservée ainsi qu’une relique durant tout le cycle contre-révolutionnaire, et qu’il faudrait appliquer aux possibilités réelles. Il s’agit d’une appropriation généralisée de la théorie par les communistes, c’est-à-dire d’une production de la théorie même du mouvement réel, d’une production de la théorie par le mouvement réel, sous la contrainte de la crise. Cette appropriation/production de la théorie du communisme comme mouvement révolutionnaire s’élabore à la fois contre le programme communiste transmis sous forme de « principes » fossilisés, car ce programme est lui-même déformé et figé, rendu partiel et abstraitement doctrinal sous l’effet de la contre-révolution et de l’échec du dernier assaut révolutionnaire, mais elle s’élabore aussi à partir de ce programme, par son ingestion/digestion critique sous la pression des événements. Les révolutionnaires rectifient, complètent et parachèvent le programme à la lumière des possibilités réelles du mouvement social, comme inversement ils allient le programme à la compréhension du mouvement, de ses moments de rupture et de sa direction organique.

La théorie du prolétariat, la théorie communiste est ainsi communication du programme comme elle est appropriation de la compréhension théorique, synthèse de la théorie et de la pratique dans la praxis.

La reprise révolutionnaire signifie : « la fin de l’activité théorique en tant que pratique séparée, due à l’impérieuse nécessité de l’appropriation pratique de la théorie par le prolétariat » (id.).

« Une classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société, dès qu’elle est soulevée, trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte ; et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent en avant. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur ses propres tâches. »

(Karl Marx, Les luttes de classes en France.)

La théorie n’est plus alors « recherche » théorique, activité séparée de la pratique ; elle n’est plus théorie sur la pratique, elle renoue les fils qui la relient avec l’assaut antérieur et le programme en utilisant et dépassant les acquis antérieurs de cette théorie. La fin de la séparation théorie/pratique est liée à la fin d’autres séparations.

Tout d’abord, la séparation prolétariat/théoriciens disparaît. Les révolutionnaires sont simplement une production du mouvement, ils sont des prolétaires parmi les autres, qui signifient de cette manière le mouvement même de la classe. La théorie est inscrite dans leur condition sociale, dans leur vie elle-même. La théorie est devenue synonyme de processus d’unification sociale.

L’autre séparation est la séparation entre les diverses origines des révolutionnaires. La période de reprise révolutionnaire est habitée par des gens d’origines différentes, ayant rompu avec des groupes d’idéologies diverses et en ayant fait la critique (maintenant, par exemple, les communistes sont issus de passés très dissemblables : ex-bordighistes, ex-anarchistes, ex-trotskystes, ex-Socialisme ou Barbarie, ex-conseillistes, etc.), employant donc des langages différents, et n’ayant pas une appréciation absolument commune du mouvement. Ceci, ajouté à la provenance de zones différentes de développement social, de situations historiques spécifiques, est peu à peu nié et dépassé par la reprise révolutionnaire ; le processus d’unification rend unitaire la théorie, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait plus discussions et désaccords ; tout au contraire.

En période de reprise révolutionnaire (ex. : la Ire Internationale), la théorie a un caractère unitaire dû à la contrainte historique qui l’unifie de façon pressante. C’est là son lien avec la perspective centrale du communisme, la totalité de la situation détruisant l’extériorité du programme. Le monde (re)présente sa face cachée comme étant sa face publique, et les révolutionnaires s’unifient de façon pratique, la théorie étant le circuit de cette unification et de ses conditions pratiques.

III. En période contre-révolutionnaire, l’acquis de la révolution précédente du programme et de la théorie communistes est dispersé au sein de groupes, noyaux ou sectes qui deviennent ainsi la liaison physique et spirituelle entre les assauts révolutionnaires. L’absence de lutte réellement communiste du prolétariat transforme la théorie en dogmes, en principes, en programmes, en questions, en hypothèses, etc., aussi nombreux qu’il y a de groupes, noyaux ou sectes. La théorie communiste est cependant conservée ainsi par des gens tentant de résister à l’époque, de ne pas y participer. L’exclusion de la « vie publique » est la condition sine qua non de la possibilité de transmettre la théorie et le programme communistes aux générations suivantes. C’est même parce qu’ils sont isolés, séparés de la vie publique, de l’activité historique alors contre-révolutionnaire, que les révolutionnaires peuvent continuer le cours programmatique du mouvement.

Certes, il ne faudrait pas croire qu’il y a possibilité de s’exclure du monde réel. L’idéalisme, qui consiste à croire en la possibilité de garder sans déviations ni dégénérescence, ni amputations, le programme communiste durant un cycle contre-révolutionnaire entier, ne peut qu’aller avec une conception intemporelle du révolutionnaire éternel, « battilochio » de la théorie. La théorie, qui est toujours théorie d’un mouvement historique, si ce mouvement historique est immédiatement contre-révolutionnaire, ne peut être révolutionnaire qu’à travers nombre de médiations et d’idéologisations. Elle ne vit pas par la grâce de l’histoire, préservée de la réalité contre-révolutionnaire, elle va jusqu’à l’exprimer par certains aspects ; survivante du cycle contre-révolutionnaire, elle devient d’ailleurs l’expression de la contre-révolution
lors de la reprise révolutionnaire : c’est ainsi que le bordiguisme ou le conseillisme sont des expressions contre-révolutionnaires du mouvement réel actuel et participeront bientôt activement à la contre-révolution pratique.

Mais la théorie communiste survit aux défaites des assauts révolutionnaires car elle est théorie d’un mouvement qui traverse toute la période capitaliste, à travers tous ses cycles. Elle n’est pas production immédiate. Elle est — et telle est sa caractéristique fondamentale — toujours en avance d’un cran sur le moment historique car elle en exprime le sens, la direction, les possibilités, et les nécessités. La théorie communiste, non seulement est immanente à tout le cycle capitaliste, c’est-à-dire qu’elle est formée comme programme de base dès
le début du cycle, mais encore elle est à chaque moment prophétie. La conception immédiatiste de la théorie est une porte derrière laquelle grouillent les empirismes « théorisés ».

Cela n’empêche pas le mouvement communiste de survivre en période contre-révolutionnaire sous des apparences, des langages, des costumes, des masques divers (par exemple, l’anarchisme entre 1875 et 1905, les sectes bordighistes, conseillistes, surréalistes, etc. après 1921, et jusqu’à Mai 1968). Ce mouvement est si puissant, si fort qu’il oblige même quelquefois la contre-révolution à parler en son nom, par la voix de ses officines elles-mêmes (exemples de Rassinier, Rossi, etc.). Mais il est obligatoire que ces masques divers lui collent à la peau et le transforment irrémédiablement, s’y incrustent. En période contre-révolutionnaire, la théorie a un caractère disparate : elle se fixe sur des aspects partiels de la totalité (la critique du stalinisme, par exemple, ou la critique du travail au nom du jeu, autre exemple) sans voir tous les aspects. Elle ne comprend généralement pas le cycle dans lequel elle se place, comme étant contre-révolutionnaire, et chaque incident social ou rationalisation du système devient imminence de la révolution communiste (anarchiste) ou de la guerre mondiale (Socialisme ou Barbarie). Le mouvement tombe dans l’activisme (Programme Communiste) en même temps qu’il bâtit de toutes pièces une histoire personnelle dans laquelle il a toujours défendu intégralement une doctrine pure et dure. Il est incapable d’établir un bilan, et c’est même une de ses caractéristiques. Aucune théorie du mouvement réel
n’existe, pouvant lui permettre de se saisir comme moment particulier. On théorise le Conseil comme on théorise le Parti, mais on ne saisit pas leur contenu historique. Bref, le mouvement, en période contre-révolutionnaire, n’est pas chargé de la théorie communiste mais de bribes et d’approximations. De plus, il y a autant de systèmes qu’il y a de prétentions à la compréhension des raisons de la défaite passée.

En fait, la théorisation en période contre-révolutionnaire suit quatre axes principaux :

a) l’incapacité à tirer la leçon de la révolution-défaite, d’en faire un bilan théorique, autrement que de façon partielle. C’est ainsi que, généralement, elle s’attarde à une fixation idéologique, aux formes du mouvement révolutionnaire (Conseils pour la Gauche germano-hollandaise après 1921, Commune pour les communalistes tels Lefrançais et même les anarchistes-communistes tels Kropotkine après 1871) et non au contenu communiste du mouvement. Ou alors elle ne va pas plus loin qu’une affirmation négative de ce contenu : critique de ce qui s’opposait immédiatement et formellement au mouvement (partis, syndicats, bolchevisme, etc. pour la gauche germano-hollandaise), sans arriver à voir le mouvement comme la négation active affirmant le communisme ou les conditions de son instauration, et sans être capable de comprendre ce qui s’opposait réellement à la victoire communiste.

Cette capacité/possibilité de saisir le mouvement réel et de l’exprimer n’existe qu’en période de reprise révolutionnaire et en période de retombée de la révolution, quand celle-ci, sur ses cadavres amassés, trace encore, avec leur sang, le sens du moment et ses leçons (exemple de Marx écrivant La Guerre Civile en France et la Critique du Programme de Gotha, sur la fin du mouvement). La théorie communiste qui est théorie d’un mouvement allant vers le communisme est alors théorie des conditions historiques, de son dénouement in facto. Entre temps, elle n’en est que l’ombre irréelle ou, au mieux, le jeu des vagues avant la tempête. Ce qui permet de comprendre la révolution passée, d’en tirer les leçons, de la théoriser, c’est bien la reprise révolutionnaire actuelle. Comme c’est de l’homme que nous devons partir pour comprendre le singe, c’est de la tempête actuelle, au milieu de ses errements et de ses crimes, que nous devons partir pour comprendre la tempête passée qui est celle dans laquelle nous avons sombré auparavant — si ce n’est nous, ce sont nos frères antérieurs — et de laquelle nous devons sortir. La théorie est bien prophétie, mais aussi la re-création du passé, saisie illuminative et explicative de notre histoire en tant que sens que donne à l’histoire passée notre pratique actuelle.

b) la prédominance du travail théorique consistant en précision et parachèvement de la formulation et de la définition du « programme » communiste. Ce travail ne peut être que dogmatique, rigide et doctrinal. Il est la théorisation du but final comme entité abstraite, mais permet sa transcription et surtout la compréhension de son aspect économique. Ce travail de classification et d’affirmation du programme communiste peut prendre la tournure de la constitution d’un corps doctrinal présentant le communisme comme opposition absolue à la réalité et aux mouvements s’en réclamant (gauche italienne, dite bordighiste), en insistant plus spécialement sur la définition de sa nature (suppression du salariat, destruction de l’échange et de la valeur, abolition de la production par entreprises), tout en en perdant de vue certains aspects et tout en gardant par ailleurs des positions contre-révolutionnaires intégrales sur tout le reste. Il peut prendre la tournure d’un essai de description des mécanismes économiques constituant la transformation communiste de la société, la destruction du salariat et de l’échange, en période de domination formelle, en tombant vite dans la construction d’un système de recettes organisationnelles (gauche hollandaise, travail du GIK sur l’économie communiste). Enfin, plus rare, il peut prendre la tournure d’une tentative de systématisation du noyau central de la théorie matérialiste : dialectique et histoire, conscience et pratique, marxisme et mouvement ouvrier, au risque de tomber vite dans la recherche philosophique séparée (exemple, Karl Korsch).

c) la vision et la description des « nouveaux » phénomènes de la société apparus avec le développement du capital durant le cycle contre-révolutionnaire. Cette pratique de mettre le doigt sur les aspects modernes de la société est incluse généralement dans la fondation de systèmes idéologiques entièrement basés sur ces phénomènes, sans essayer de les relier au programme communiste ni de les comprendre dans et à partir de la théorie du prolétariat. C’est, entre autres, la « libération sexuelle », la « critique du travail », le « jeu », le « spectacle », la « marchandise », etc. Ces groupes sont, pour la plupart, sans attaches aucunes (ou très lointaines) avec l’assaut révolutionnaire écrasé auparavant et naissent intégralement de la période contre-révolutionnaire. (Socialisme ou Barbarie, Internationale Situationniste, par exemple.) Ils en sont l’expression la plus fidèle mais de façon ambiguë ; ils en colportent toute l’idéologie, tout le modernisme et les faux problèmes liés à la contre-révolution ; mais, d’un autre côté, ils mettent le doigt violemment sur les conditions nouvelles de la révolution à venir et se permettent d’élaborer une critique violente des théories existant jusqu’à eux, et ceci du point de vue évident de la contre-révolution la plus moderne, la plus près de la révolution. (Il faut noter que, par exemple, durant tout le cycle contre-révolutionnaire qui s’achève actuellement, seuls les « conseillistes » provenaient directement du mouvement révolutionnaire des années 20 ; les bordighistes étant jusqu’en 1930 environ une fraction extrémiste de la social-démocratie de type bolchevique, n’ayant joué aucun autre rôle que politique contre les prolétaires italiens, lors du mouvement d’occupation des usines.)

d) la critique de la société contre-révolutionnaire, c’est-à-dire surtout la critique de ce qui unifie cette société, l’exprime et la symbolise. Cette critique de la politique est le lieu commun à presque toutes les manifestations théoriques du communisme en période contre-révolutionnaire. Elle est opposition frontale à l’existence elle-même dans cette société. Dans un moment où le « mouvement ouvrier » est un des organes du capital, sous sa forme étatique ou privée, et où la politique est le champ d’activité des catégories sociales régulant leur position au sein d’alliances tactiques diverses, il est impossible de ne pas effectuer la critique de la politique et de ce qui l’entoure (parlementarisme, idolâtrie de l’État, alliances de classes, formations d’organisations formelles, etc.). Évidemment, cette critique est plus ou moins vive selon les groupes et les périodes (la critique de la politique, menée par les anarchistes, a été bien plus forte entre 1875 et 1905 que celle menée depuis 1929 par les « gauches », vue la différence de situation liée aux deux époques de reconstructions « nationales » dans chaque pays, etc.) et surtout plus ou moins consciente d’être anti-politique. Mais ce qui fait la force de cette critique, c’est son caractère profondément communiste : l’affirmation simpliste que la révolution est un processus social et que la misère salariée est bien séparation de la communauté humaine, mais non de la vie politique ; l’affirmation que le mouvement de classe du prolétariat ne peut être que destruction de la séparation activité productrice / activité humaine ; l’affirmation du projet autonome du prolétariat, de l’intérieur même de la dynamique du capital, mais contre lui.

Si des révolutionnaires arrivent ainsi à garder en leurs mains les principes du communisme quand tout concourt à son oubli par les hommes, si ces révolutionnaires le font contre vents et marées, tout en les déformant et les livrant déformés aux générations suivantes, en ne leur livrant que des principes, en tissant de cette façon le fil du temps, il ne faut pas se faire d’illusions. Outre que ce fil est rouge, mais rouge d’un nombre considérable de souffrances endurées pour le tisser, de défections, de suicides, de chutes dans la folie, ce qui correspond à la tragédie du communisme (son impossible réalisation, son absence de base sociale réelle) dans cette période, il faut se rendre compte que les révolutionnaires subsistant ainsi n’existent pas incarnés par leur propre volonté, mais produits également par l’Histoire. Il n’y a pas de contre-révolution si totale qu’elle ne doive lutter continuellement contre des révoltes (sans avenir), des résistances (à la rationalisation du capital), des luttes prolétariennes (sans direction organique). De plus, des zones géographiques vivent en retard le développement du processus révolutionnaire (exemple de Nieuwenhuis et de la Hollande), ou au contraire sont en avance sur la reprise, etc. C’est même à ce prix que subsistent des révolutionnaires. Il n’existe vraiment aucun échappatoire.

IV. Le « Marxisme » est une idéologisation de la théorie formulée par le « parti Marx ». Celui-ci a lui-même participé à cette fixation, notamment dans ses écrits et positions politiques.

La contradiction de Marx a été de décrire la vie d’un être, le Capital, de sa naissance à sa mort, et de vivre à une époque où cet être était en voie de développement, la valeur ne dominant pas encore réellement, mais seulement formellement le travail et la société, d’où la glorification de la politique lorsque le « parti Marx », devenant ainsi « marxiste », voulait traduire dans la réalité immédiate et active son analyse des rapports de production capitaliste. La politique est l’activité inéluctable liée au mode de domination formelle de la valeur, lorsqu’il n’y a pas que le mode de production capitaliste qui existe, mais aussi des zones extérieures et intérieures encore pré-capitalistes. Tactique. Démocratie (cf. Le Voyou, no 1).

Il y avait une contradiction terrible entre les possibilités pratiques du mouvement qui n’était encore qu’ouvrier et avait des tâches éminemment « politiques » à remplir (instauration de la démocratie bourgeoise en 1848, instauration de la démocratie populaire directe en 1871, généralisation du salariat et du prolétariat durant la IIe Internationale, puis dictature politique du prolétariat en 1919), contradiction entre cela et les propres conclusions dépassant le cadre de son époque précise, et qu’avait tirées Marx de son analyse du capital et de son mouvement réel ainsi que de la nature fondamentalement communiste des luttes du prolétariat en 1848 et 1871, malgré ses limites. Ce que Marx énonçait au niveau du programme et de la compréhension du mouvement réel de 1848 et 1871 était une critique radicale de ce qu’il pouvait faire entre ces moments et après, et même en partie pendant ces moments. Marx ne pouvait que limiter qualitativement l’apport de son oeuvre théorique dans le mouvement immédiat. Quant à Engels, après la mort de Marx, il ne fit que défaillir et disparaître pour le mouvement révolutionnaire.

« Rien ne prouve de manière plus péremptoire le caractère révolutionnaire
des théories de Marx que la difficulté d’assurer leur maintien
dans les périodes non-révolutionnaires… Un révolutionnaire ne peut
faire autrement que de se trouver de temps à autre “en dehors du
coup”. Croire qu’une pratique révolutionnaire, s’exprimant à travers
l’action autonome des travailleurs, soit possible à tous moments, revient
à donner tête baissée dans les illusions démocratiques. Mais il est
bien plus difficile de se tenir « en dehors » car le renversement de la
situation est chose absolument imprévisible… il dut, lui aussi, s’incliner
devant des réalités changées et que, persistant à vouloir agir dans
des périodes non-révolutionnaires, il fut contrarié d’agir en rupture
avec ses théories… Refusant d’admettre la nécessité d’un repli sur
soi pendant la période d’essai du capitalisme, le marxisme ne pouvait
intervenir que d’une manière contraire à son essence, qu’en théorie
considérant la lutte de classe révolutionnaire comme un phénomène de
tous les instants. En réalité, la théorie de la lutte de classe permanente
n’a pas plus de fondement que la notion bourgeoise de progrès permanent.
Marx se trouvait face à l’alternative suivante : ou bien se situer
en dehors du cours réel des choses, et s’en tenir dès lors à des idées
radicales mais inapplicables, ou bien participer dans les conditions du
moment aux luttes réelles, tout en réservant à des “temps meilleurs”
l’application des théories révolutionnaires. Ce dernier terme de l’alternative
fut bientôt rationalisé sous les aspects du “bon équilibre de la
théorie et de la pratique”. Du même coup, la défaite ou la victoire du
prolétariat redevint une simple affaire de “bonne” ou de “mauvaise”
tactique d’organisation adaptée ou non à ses tâches, et de dirigeants
capables ou néfastes. »

(Paul Mattick : « Karl Kaustsky de Karl Marx à Hitler », Intégration Capitaliste et Rupture Ouvrière).

Marx, puis Engels, ont donc été les premiers bureaucrates et idéologues du mouvement ouvrier. Leurs écrits fondamentaux (Manuscrits de 1844, Grundrisse, Introduction à la Critique de l’Économie Politique, Programme de Gotha, et Origine de la Famille) ne prennent leur sens et leur vérité que maintenant ; car c’est seulement maintenant que le capitalisme décrit par Marx s’est totalement réalisé et que le communisme est la question intégralement à l’ordre du jour, sans médiations ni phase de transition.

Les oeuvres de Marx ne pouvaient donc servir qu’à la formation idéologique de la bureaucratie socialiste, faite des intellectuels spécialisés dans le maniement de la dialectique et de l’économie, mais comme sphères séparées, et d’une partie de l’aristocratie ouvrière. La théorie « marxienne » ne servait plus qu’à prouver la nécessité du capitalisme par la connaissance scientifique de ses lois et structures (cf. actuellement Althusser) et à éterniser ainsi les rapports capitalistes sous la houlette pastorale des cheffaillons et chefs politiciens et syndicalistes. La critique de l’économie politique, de centre de la théorie au sein de la praxis communiste du prolétariat — car étude des contradictions devant mettre à bas le capitalisme — était devenue une science de l’économie, une catégorie scientifique bourgeoise. Cet économisme avait pour base la nécessité de comprendre l’économie capitaliste afin de défendre le travail salarié contre le capital au sein du rapport capitaliste, c’est-à-dire de défendre le développement du capitalisme (Allemagne) ou de créer l’accumulation du capital national (Russie). Le « marxisme » devenait ainsi la théorie du capital variable, et l’est resté. À ce titre, il est un des plus solides fleurons de la contre-révolution. Il est devenu également le discours de la classe dominante du capitalisme oriental (U. R. S. S., Chine, Cuba, etc.) et le discours universitaire tendant à dominer l’Ouest. La théorie communiste se forme par la destruction du marxisme, et sur son cadavre idéologique décomposé par plus de discours capitalistes, seuls les apôtres de la contre-révolution peuvent encore se pencher.

V. Les anarchistes avaient raison d’affirmer au xixe siècle qu’il ne saurait y avoir d’État prolétarien. Ils avaient raison aussi de refuser la politique, montrant et affirmant de cette façon la nature spécifique de la révolution prolétarienne, faite à titre humain et non politique. Ils disaient ce que Marx avait écrit dès 1844, mais qu’il avait mis de côté.

Cependant, leurs affirmations étaient ambiguës : l’idéologie du travail (salarié) était particulièrement exacerbée chez eux et du même coup, la politique revenait par la « fenêtre ». En fait, la justesse de leur conception était alors réduite à être sous-utopique, humaniste et religieuse, traduisant ainsi la domination formelle de la valeur sur le travail, car politique et domination formelle de la valeur sont liées l’une à l’autre (cf. Négation no 1, « Le Prolétariat comme destructeur du travail »).

Le fédéralisme anarchiste n’avait rien de communiste, c’est-à-dire rien de destructeur de l’État, conception réactionnaire de régression historique : des groupes de producteurs s’affrontant sur un marché rendu « juste » par la régularisation de l’Anti-État. La communauté humaine sera à la fois anarchique et centralisée, basée sur l’homme social et sa conscience.

Sur ce point (la critique de l’aliénation), les anarchistes ont fourni un apport considérable, même si ce ne pouvait être la plupart du temps qu’affirmation humaniste tournant au mysticisme et donc mystificatrice.

Après avoir servi de rassemblement pour les révolutionnaires entre 1875 et 1905, l’idéologie anarchiste se compromit, à l’instar de tous les courants socialistes d’alors, dans la Première Guerre mondiale, et se réalisa, trouva sa réalité dans l’Espagne de 1936 où le scandale n’était pas seulement dans la participation des leaders de la C.N.T. – F.A.I. au gouvernement républicain contre-révolutionnaire qui fusilla les ouvriers (et assassina les militants critiques tels Berneri), mais également dans la raison de cette participation : les collectivisations, considérées par eux comme la destruction des rapports de production capitaliste, n’en furent très vite là aussi que le potentiel de généralisation, malgré les prémisses prometteuses du combat magnifique du prolétariat espagnol et des petits paysans.

VI. La théorie est unitaire en période révolutionnaire ; elle devient disparate et partielle en période contre-révolutionnaire.

La théorie communiste ne peut qu’être liée à la praxis sociale du mouvement prolétarien, et n’est ni « marxiste » ni « anarchiste ». Si Marx a laissé toutes les bases (ou presque) de la théorie communiste, il ne peut être question de ne pas prendre conscience de l’importance et de la fonction du mouvement anarchiste jusque vers 1905 (et même après, dans certains cas), du contenu explosif (affirmation constante du but final communiste, même quand il n’est pas possible de le réaliser, fût-ce négativement), lié à l’émergence de la conscience prolétarienne jusqu’à la fin du procès capitaliste. La « Critique de la Politique » que fit l’anarchisme et que ne fit pas le marxisme, à un moment historique où le processus révolutionnaire de transformation communiste du monde affirme, sans médiations ni phrases intermédiaires, la critique de la politique et du travail (salarié), la création de la « Gemeinwesen », c’est-à-dire la communauté humaine, nous pouvons et devons nous la réapproprier. Voici un exemple de réappropriation de la théorie par le mouvement réel.

Au moment où le capital liquide la politique, grâce à la domination réelle de la valeur qui se débarrasse de toutes ses présuppositions idéologiques, la critique anarchiste est réintégrée dans la théorie communiste, comme télescopiquement.

Au moment où toute activité sociale est procès propre du capital, où la valeur d’usage est devenue simple support limite du mouvement de la valeur, où toute catégorie sociale assume une fonction pour le Capital en échange du salariat généralisé, « le capital n’a plus besoin de béquilles pour se mouvoir ; il se débarrasse des vieilles médiations idéologiques telle l’idéologie politique, et peut désormais organiser directement la vie de l’humanité par l’action de la valeur ». À ce moment- là, il n’y a plus pour nous d’opposition entre la critique de la politique formulée par les anarchistes, et la théorie matérialiste de la lutte prolétarienne formulée par Marx.

« Le prolétariat ne peut plus admettre aucune médiation entre lui
et sa révolution, donc aucun parti autre que le propre mouvement de
sa rupture avec le capital, et de sa propre destruction. L’auto-suppression
du prolétariat réalisera dans le même mouvement la destruction
des racketts politiques, lesquels devront, face au prolétariat se reconstituant,
s’unifier objectivement en un seul mouvement : celui de la
contre-révolution universelle du Capital.
Avec la fin du Capital, ce sera la fin de la démocratie, la fin de la
politique
et de son ultime contenu : le spectacle. »

(Le Voyou, no 1) Août 1973


Notes:

(1) Les positions de Marx sur la Commune à son début s’expliquent très bien par son analyse stratégique des luttes nationales « progressives », surtout en Allemagne.

Pour Marx, la guerre franco-prussienne était une guerre progressive du côté prussien, car non pas engagée contre le peuple français mais contre le régime impérialiste français de Napoléon III. Cette conception des événements était incluse dans une vision qui se voulait globale de la révolution sociale. En effet, il voyait l’épicentre de la contre-révolution dans la Russie tsariste féodale alliée à l’Angleterre capitaliste et à la France impérialiste ; cette contre-révolution empêchant le développement de l’unité nationale allemande, donc de l’industrialisation y afférent, et par là même du prolétariat allemand. Pour lui, le prolétariat allemand était l’épicentre de la révolution sociale européenne, et il fallait donc soutenir la bourgeoisie allemande dans son devoir historique et, par là même, dans la guerre franco-prussienne qui libérerait en outre le prolétariat français du régime bonapartiste.

Évidemment, cette théorisation arrivera à l’incroyable idée contenue dans cette lettre à Engels :

« Les Français ont besoin de recevoir une volée. Si les Prussiens gagnent, la centralisation du pouvoir d’État sera utile à la classe ouvrière allemande. Si l’Allemagne l’emporte, le centre de gravité du mouvement ouvrier européen se déplacera de France en Allemagne, et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays de 1866 à nos jours pour voir que, du point de vue de la théorie et de l’organisation, la classe ouvrière allemande est supérieure à la française. Son poids accru sur la scène mondiale signifiera aussi que notre théorie l’aura emporté sur celle de Proudhon, etc. » (Marx à Engels, 20 juillet 1870.)

Évidemment, toute cette vision des choses, elle-même produite par la contre-révolution encore inachevée, amenait à des positions qui deviendront les bases coopéré avec politiques de la doctrine social-démocrate. Le rapport Marx/social-démocratie n’est pas seulement négatif, il est positif. Cette volonté de globaliser au niveau universel (temps et espace) le cheminement nécessaire selon des lois d’évolution historique et économique, du développement des luttes de classes et de leurs résultantes, au travers d’une époque riche en situations particulières et en médiations historiques importantes, l’amenait à tomber tête baissée dans ces médiations. Évidemment ce n’est pas l’individu « Marx » qui est ici en question, mais le rapport social.

Soutenir le capitalisme allemand pour détruire le bonapartisme et rendre plus libre de ses actions le prolétariat français, et en même temps en vue de créer les bases d’un accroissement de la prolétarisation en Allemagne, etc., tous ces calculs tactiques au nom de la grande stratégie « scientifique » en arrivaient à sacrifier le mouvement réel, le mouvement de la classe révolutionnaire.
Deux points sont clairs :

1) l’épicentre de la révolution était bien le prolétariat français qui, lors de la Commune, apparut aux yeux du monde comme porteur du contenu du mouvement historique.

2) Cette attitude équivalait à soutenir Bismarck en Allemagne et à désarmer les prolétaires allemands au nom de la révolution nationale bourgeoise nécessaire à leur lutte future, alors que leur lutte existait déjà. Quand Dangeville, dans son
Marx/Engels, Écrits Militaires, essaie de justifier cela par une gymnastique pseudo-dialectique, il révèle ses arrières téléologiques : « En effet, les ouvriers français furent incapables de renverser leur propre bourgeoisie (et ce fut Bismarck qui s’en chargea) », car, et ceci ne fait pas l’ombre d’un doute, c’est Bismarck qui a hissé la bourgeoisie française en amenant Thiers et Versailles, ses vrais représentants, au pouvoir. La manière de vouloir justifier à tout prix les positions tactiques des maîtres, manie morbide et ridicule chez ces bordighistes, atteint là le point culminant : la fabrication d’une histoire irréelle, elle-même opérant pour la bonne cause de l’histoire idéologique du programme… « invariant ». Cette mauvaise plaisanterie de Marx et Engels, reprise par Dangeville, trouve son aboutissement réel dans la social-démocratie. Tout de suite quelques lignes de force qui la relient à Bernstein et autres :
– les subtilités métaphysiques entre guerres défensives et offensives (l’on sait quel chemin elles suivront) ; – le soutien à Bismarck de façon peu différente de Lassalle :
« Dans ces conditions, il serait absurde, pour cette seule raison, de faire de l’anti-bismarckisme le principe directeur unique de notre politique. Tout d’abord, jusqu’ici — et notamment en 1866 — Bismarck n’a-t-il pas accompli une partie de notre travail, à sa façon, certes, mais en l’accomplissant tout de même. Il nous procure une place plus nette qu’auparavant » (Marx, lettre à Engels, 15-8-1870) ; – la participation à l’effort de guerre et l’appel à la consolidation d’une armée nationale contre le principe des milices ouvrières, tout ceci allié à la demande de répression policière sévère de l’état prussien sur tous les ouvriers et petits paysans fuyant le service militaire (cf. le texte abject d’Engels : La question militaire prussienne et le Parti ouvrier allemand, 1865) ; et nous pourrions continuer la liste prouvant que Marx et Engels fondaient, en avance, la social-démocratie.

Il ne s’agit pas, cependant, de lancer la balle sur ces deux messieurs comme au tir forain, mais aussi de voir à quel point Marx et Engels concevaient toute cette ligne de positions tactiques comme nécessités du moment. Même si leur analyse était absolument fausse, elle se référait à une vision communiste du mouvement du prolétariat ; elle s’expliquait très bien par les médiations aveuglantes de l’époque, alors que les sociaux-démocrates et leurs successeurs « socialistes » ou « staliniens » reprendront toute cette analyse comme détachée de son contexte, comme absolue, comme éternelle, comme valable pour toujours et depuis toujours (« L’Armée de Valmy »). Marx était un matérialiste et pouvait se tromper, car limité matériellement par l’époque, mais ces histrions et ces politiciens, eux, ne font qu’appliquer ad aeternam des principes appelés « marxistes » à la résolution des problèmes matériels, ce qui est largement différent. Si Marx appelait à soutenir Bismarck, c’était provisoirement, etc. Deux faits peuvent conclure provisoirement ici cette discussion qui, hélas, n’a pas encore été abordée par le mouvement réel actuel :

1) Marx rectifia son jugement sur la Commune, l’Allemagne et la social-démocratie, et la Russie (cf. Correspondance avec Vera Zassoulitch) ; et il rectifia son jugement de façon qui ne laisse aucun doute.

2) S’il préférait le développement puissant de l’industrie allemande à sa stagnation, c’était parce que plus une économie s’épanouit, plus les contradictions s’aggravent, produisant à la fin des crises profondes nécessaires pour la révolution ; ce n’était donc pas parce qu’il croyait en un développement harmonieux du processus social, comme ses disciples allemands, mais bien parce que la théorie du prolétariat ne peut être que catastrophiste ; pour la raison inverse elle-même.

Les positions de Marx sur la Guerre franco-prussienne et le déclenchement de la Commune, qui ne peuvent être que sommairement traitées ici, sont d’une importance capitale pour la compréhension du mouvement historique actuel (question militaire, question nationale, etc.), mais ce travail n’a jamais encore été réalisé que par des « disciples orthodoxes » ou des contempteurs sans intelligence ni nécessité de cette intelligence, leur situation réelle ne l’exigeant pas. Nous pensons qu’en particulier la comparaison avec les écrits de Bakounine aux mêmes moments (Lettres à un français, L’Empire Knouto-germanique) et leur réelle confrontation, permettraient d’y voir un peu plus clair et, en même temps, feraient apparaître la Ire Internationale sous son aspect de lien organique entre les phases différentes de développement du prolétariat, ainsi que la relation dialectique existant entre cet aspect et la totalité du mouvement des luttes de classes en 1870-71, totalité que Marx et Bakounine, fixés à des phases déterminées du processus social, n’ont comprise qu’après coup. Les écrits de Bakounine sont indispensables pour l’analyse de ce moment historique décisif : la Guerre franco-prussienne, le Russe utilisant les mêmes arguments que Marx, mais pour défendre le côté français (appel à l’armée populaire, etc.), tout en méprisant comme Marx la soi-disant incapacité du prolétariat français à se défaire de sa bourgeoisie, mais en le considérant cependant comme l’épicentre de la révolution européenne et en adoptant un point de vue également plus juste sur Bismarck et l’Allemagne.

(2) Le 14 septembre 1870 au soir, Michel Bakounine quitte Genève pour Lyon. Là, il veut essayer de réaliser son programme, conclusion de ses Lettres à un Français, et qui déclare pouvoir sauver la France par l’anarchie et la révolte dans les provinces, en « brisant la machine gouvernementale » (ce qui sera la leçon importante de la défaite de la Commune, même si celle-ci ne put la tirer durant sa propre existence, isolée qu’elle était de la province où les soulèvements furent ou maigres ou aussitôt réprimés).

Le 4 septembre, un Comité de Salut Public s’était installé à l’Hôtel de Ville, mais il avait été remplacé le 15 par un Conseil Municipal élu de tendances modérées. Les 17 et 18 septembre, au cours de réunions publiques, sous l’instigation du révolutionnaire russe, un Comité de Salut de la France est instauré. Le 25, Bakounine et ses amis rédigent et impriment une grande affiche qui est un appel à l’insurrection et qui instaure de but en blanc : – l’abolition de la machine administrative et gouvernementale de l’État ; – la justice populaire ; – la suspension de l’impôt et des hypothèques ; – la prise de pouvoir dans chaque commune par un Comité de Salut ; – la formation, à Lyon, d’une Convention révolutionnaire du Salut de la France, faite de délégués des Comités de Départements. L’affiche s’achevait par : « Aux Armes !!! ».
Les signataires étaient de Lyon et de la région (entre autres, Albert Richard, Louis Palix, et Blanc), de Marseille (Bastelica) et de Saint-Étienne (Dupin). Le 26 a lieu une réunion publique où lecture est donnée du texte de l’affiche. Le 28, l’insurrection éclate, Cluseret est acclamé général de l’armée révolutionnaire, les gardes nationaux sont désarmés et le Comité du Salut de la France s’installe à l’Hôtel de Ville. Mais le manque de bases sérieuses (quelques groupes d’ouvriers armés) et l’indécision parmi les insurgés d’opérette dirigés par un général d’opéra-bouffe (Cluseret qui, comme on le sait, s’est fait remarquer encore plus brillamment à Paris), amènent la plupart des compagnons de Bakounine à s’enfuir, et le Conseil Municipal à se réinstaller aussitôt. Bakounine, arrêté quelques instants, puis délivré par son ami Ozaroff, est obligé de partir pour Marseille.

Cette « folle équipée » de Bakounine qui avait, pour la réaliser, coopéré avec les radicaux et jacobins petits-bourgeois-phraseurs, ou simplement traîtres (certains s’avérèrent être des agents de Napoléon III), avait permis à Marx de faire des gorges chaudes un peu trop facilement, car tout ceci était volontariste, putschiste et « comitard » (les Comités de Salut, conception particulièrement bureaucratique de l’insurrection révolutionnaire) ; c’était en même temps une tentative sincère de prévenir l’isolement de Paris, un essai pratique de prendre les devants de Thiers et de sa bourgeoisie, liés à une profonde angoisse devant la situation cruciale du prolétariat français. Cette tentative n’était pas si absurde que cela, et son échec immédiat signifiait un échec plus profond : l’échec inévitable de la Commune de Paris. Au même moment où Marx prodiguait des conseils de modération à la classe ouvrière française, de façon plus qu’ambiguë et irréaliste, des gens s’essayaient, avec leurs moyens et leur énergie, à étendre l’insurrection à toute la France. Mais là où Marx mit le doigt sur l’importance du problème, ce fut sur la prétention à vouloir abolir l’État par décret, prétention qu’eut alors Bakounine et qui contenait toute l’ambiguïté et la non-historicité de l’idéologie anarchiste :

« Le 28 septembre, jour de son arrivée, le peuple s’était emparé de l’Hôtel de Ville. Bakounine s’y installa : alors arriva le moment critique, le moment attendu depuis bien des années, où Bakounine put accomplir l’acte le plus révolutionnaire que le monde ait jamais vu — il déclara l’Abolition de l’État. Mais l’État, sous la forme et l’espèce de deux compagnies de gardes nationaux bourgeois, entra par une porte qu’on avait oublié de garder, balaya la salle et fit reprendre à la hâte le chemin de Genève à Bakounine » (Karl Marx, L’Alliance de la Démocratie Socialiste et l’A.I.T., 1873).

(3) Paul Brousse (1843-1912) est alors le chef du possibilisme français. Brousse est le représentant typique du carriérisme politique ouvriériste, de la tendance politique à réduire les luttes prolétariennes à l’économisme, aux réformes « pratiques », au refus indigné de toute théorie. Ce qui unit les différentes parties de la vie de Brousse, c’est l’anti-marxisme dans tout ce que cela peut avoir de borné et de réactionnaire, et non pas par son pôle de critique radicale comme chez Malatesta ou Nieuwenhuis, etc. Paul Brousse ou « de la bombe aux municipales ».

En effet, Paul Brousse a d’abord été anarchiste, et même un de ses hommes actifs entre 1872 et 1878. Il fut avec Alerini et Camet le fondateur au Printemps 1873 du Comité de Propagande révolutionnaire socialiste de la France méridionale, situé à Barcelone où ils tiraient le journal La Solidarité Révolutionnaire, journal anarchiste, rédigé en grande partie par lui‑même et introduit et diffusé clandestinement en France. Il alla ensuite en Suisse rejoindre les anti‑autoritaires après être passé par Lyon plusieurs mois durant lesquels il avait pris contact avec l’important groupe révolutionnaire de la Croix‑Rousse, qui jouera un si grand rôle dans la réapparition fugitive de tendances subversives au sein du mouvement prolétarien français. Il participa, en 1878, au 1er Congrès de l’A.I.T.‑anti‑autoritaire, comme délégué d’une section française et de la Fédération Espagnole, après quoi il organisa à Berne la rencontre entre Bakounine, Alerini, Pindy, et les Espagnols Farga et Vinas. Il joua un rôle de premier plan en Suisse Romande, surtout au sein de l’équipe qui rédigeait le Bulletin de la Fédération Jurassienne. Il créa une section à Berne et y aida également à la création d’une section en langue allemande avec, comme journal, Arbeiter Zeitung (1876‑1877), et qui sera la base de départ du mouvement anarchiste révolutionnaire allemand. Il fut aussi l’un des membres de cette Fédération Française créée par Pindy, et de sa Commission d’Administration (avec Pindy, Alerini, Dumartheray et Montels) ; en juin 1877, avec l’aide de Kropotkine, il créa le journal de la Fédération, L’Avant‑Garde, diffusé clandestinement en France ; il rédigea enfin le manifeste abstentionniste d’octobre 1877. En même temps qu’il déployait toute cette activité, Brousse faisait partie de la petite « communauté révolutionnaire » réunie plus ou moins secrètement autour de Kropotkine et ayant des contacts internationaux parallèles à l’organisation de l’A.I.T. D’autre part, il était le représentant, avec Costa, de l’aile la plus extrémiste du mouvement en février 1877, il organisa une manifestation de rue à Berne contre l’avis des « modérés » regroupés autour de James Guillaume, ce qui amena des troubles sérieux, et pour lui la prison et le bannissement ; mais surtout, il était un de ceux qui professaient ouvertement la nécessité de la « propagande par le fait » : avec Costa, il fit ainsi plusieurs conférences et déclarations prônant la bombe et la dynamite. Et cette même impatience à obtenir quelque chose, à ne pas attendre la révolution, l’entraînait sur le chemin du réformisme, issu de cette même impatience, puisque les réformes s’obtiennent « en attendant », « faute de mieux ». La gauche italienne a toujours vu l’importance de cette relation quand elle affirmait que c’est l’impatience qui est source de l’opportunisme. Et cette même impatience qui conduisit ainsi Brousse au réformisme, l’y conduisit même très vite puisqu’en 1878, au Congrès de la Fédération Jurassienne, il proposa la participation aux élections municipales et le soutien à la candidature de Blanqui. La volonté de forcer l’Histoire par des bombes ou le putsch a bien les mêmes racines que le fait de vouloir lui arracher au moins des petits riens qui sont quand même des débuts à la grande révolution. En 1879, expulsé de Suisse, Brousse rentra dans le rang, rejoignant Guesde et ses amis.

(4) Danemark. En 1889, la minorité d’opposition de gauche, dirigée par Gerson Trier et Nicolaï Petersen et publiant l’hebdomadaire Arbedjeren (« Le travailleur »), est exclue par seulement 2 700 voix sur 40 000 qu’en comporte le parti, sur instigation du Comité Exécutif du Parti Social‑Démocrate Danois, à la suite de manoeuvres bureaucratiques diverses, de manipulations des votes, et d’une polémique violente tendant souvent à personnaliser le conflit afin de mieux en enrayer l’importance réelle et les bases théoriques. Engels, dans cette affaire quoique ami personnel de Trier et étant en accord avec eux, donne sa bénédiction papale à l’exclusion, favorisant ainsi, une fois de plus, l’évolution franche et nette de la IIe Internationale en organisme bourgeois pur et simple, même plus réformiste.

Pour se rendre compte que dans ce cas comme en Hollande et en Suède, on n’assiste pas à un phénomène accidentel, lié à quelque « faute » ou désaccord « tactique » entre des fractions différentes, mais bien à un phénomène général dans une aire historico-géographique déterminée (la IIe Internationale dans les pays anglo-saxons-nordiques), il est bon de revenir en arrière et de faire brièvement l’histoire du mouvement social au Danemark jusqu’en 1889.

Il existait, en 1871, une section de la IIe Internationale, à Copenhague principalement, dont, fait remarquable, la direction était entre les mains d’ouvriers et de prolétaires intellectuels, et non pas de petits ou moyens bourgeois, comme en Allemagne (docteurs, professeurs, etc.). Ils possédaient un journal, Socialisten, dirigé par Harald Brix, quotidien dès avril 1872, saisi plusieurs fois par la censure et la police, et pour cela paraissant quelquefois à l’étranger comme à Hambourg ou à Malmoë (Suède) ; ce journal réunissait autour de lui toute la fraction active du prolétariat danois, intervenant dans les grèves souvent violentes qui se traduisaient presque à chaque fois par un affrontement physique avec la police.

Ce processus culmina le 5 mai 1872. Ce jour-là, les ouvriers maçons étaient en grève, Socialisten avait convoqué tous les ouvriers de Copenhague pour un grand meeting décisif. Comme de toute évidence le meeting fut interdit par le gouvernement, la police prit d’assaut la place publique où devait se tenir la réunion et l’occupa ; il y eut collision très violente et plusieurs leaders furent arrêtés : Louis Piot, Pau Gellef et Harald Brix entre autres. Sur l’inculpation d’excitation au meurtre et au pillage (déjà !…), ils furent condamnés à plusieurs années de travaux forcés. Malgré cela le mouvement s’agrandissait et s’approfondissait quand même, et en août 1873, l’Association Ouvrière fut interdite et dissoute par le gouvernement. C’est alors que le Parti Social Démocrate fut fondé et que les choses commencèrent à se gâter.

1870-73 était une crise économique et politico-militaire importante en Europe, qui permit au prolétariat industriel d’intervenir un peu partout, mais surtout à Paris, et qui amena l’assaut révolutionnaire et la Commune. Après la défaite de la classe ouvrière française, la contre-révolution put rétablir l’ordre par le biais de tous les États devenus des armes anti-prolétariennes avant toute autre fonction.

Un cycle de contre-révolution allait durer quarante-cinq ans environ, caractérisé principalement par l’essor de la Social-Démocratie de façon quasi totalitaire. Tout ce qui, du dedans du mouvement socialiste, tendait théoriquement au communisme, fut laborieusement et systématiquement raboté et/ou rejeté à l’extérieur du mouvement ouvrier dont les sociaux-démocrates avaient l’entier monopole politique (cf. postface) ; A-M-A’ pouvait valser impunément : à l’intérieur de l’équation, le ’ achetait le droit à l’existence démocratique du prolétariat. Ce schéma est on ne peut plus indiscutable si l’on suit la pérégrination danoise dans tous ses aléas.

En août 1877, Piot et Geleff se sauvèrent en Amérique, à Chicago, avec la caisse, ce qui n’était pas si bête. Socialisten devint à cause de cela de plus en plus irrégulier ; et le scandale atteignit le mouvement socialiste. Ici, l’indignation morale est généralement et généreusement de rigueur, mais la rigueur critique n’a rien à voir avec la morale. Pourquoi, et telle est la vraie question qui comporte en elle-même sa réponse, deux révolutionnaires tels que Piot et Geleff, qui avaient donné le meilleur (et le pire) de leur vie dans le mouvement, qui avaient risqué la prison et gagné le bagne, qui avaient représenté le courant radical du prolétariat danois dans ses années de luttes les plus intensives, pourquoi se sauvaient-ils avec la caisse ? si ce n’est parce que le mouvement n’était plus un mouvement révolutionnaire, mais contrerévolutionnaire, et qu’ils n’avaient rien à faire dedans ; Harald Brix, lui, avait son domicile dans une prison danoise, pour agitation révolutionnaire ; il mourra en 1881. Les politiciens avaient ainsi les mains libres.

C’est fin 1877 que le premier Congrès Socialiste se tint au Danemark. Il adopta le programme de fusion de Gotha, et représentait 7 000 membres alors qu’au plus fort de la lutte en 1872, l’Association en comptait à peine 700 ; ce qui prouve la nature obligatoirement contre-révolutionnaire d’un tel parti de 7 000 membres en 1877, en pleine période de calme social, et dans un petit pays comme le Danemark. Il n’y a qu’à lire les motions votées pour se rendre compte à quel point la tendance révolutionnaire avait disparu pour faire place à l’agitation « politique » et « syndicale ». Les deux mamelles en étaient le parlementarisme et le trade-unionisme. En 1884, le P. S. D. s’allia à l’opposition bourgeoise pour renverser le ministère Estrup, ce qui gonfla ses effectifs et sa popularité de façon impressionnante : il avait gagné son ticket d’entrée officiel dans l’arène démocratique. Et nous passons sur le reste.

Dans une circulaire interne pour la préparation au Congrès de 1888, on peut lire :
« Il faut porter tous nos efforts pour avoir des réformes pratiques qui tendent à améliorer le sort de la petite-bourgeoisie » et ceci encore dans une déclaration publique : « Aux laboureurs qui possèdent des terres, l’État doit procurer les capitaux nécessaires à bon marché. » Lors des élections municipales de 1888 à Copenhague, le P. S. D. se déclara ouvertement représentant des intérêts de la petite-bourgeoisie, et proposa la conciliation entre ouvriers et petits-bourgeois. Il n’est même plus question ici d’alliance de classes, de tactique, et du bavardage habituel sur ces questions, mais franchement de changement du côté de la barrière sociale. Et c’est alors que la minorité marxiste anti-parlementariste s’organise autour du journal Arbedjeren pour amener la rupture dont nous parlions plus haut. (À ce sujet, il faut noter qu’il y avait eu, depuis le début, une opposition regroupée autour de Sophus Phill.) Les exclus, appelés à tort par leurs adversaires : « anarchistes », fondent le Parti Socialiste Révolutionnaire, en gardant la revue Arbedjeren comme revue du Parti. Leur combat est triple : à la fois contre l’État et la police (Petersen fait des séjours fréquents en prison), le patronat, et la social-démocratie. Ils refusent, selon leurs propres termes, de « faire de la politique », identifiant la lutte politique à la recherche de réformes bourgeoises auxquelles ils s’opposent également. En août 1890, au Congrès Scandinave de Christiana (102 délégués), la discussion est vive entre sociaux-démocrates et socialistes révolutionnaires, ceux-ci reprochant aux premiers leur refus de soutenir la lutte des chômeurs et des sans-travail, refus lié à la défense des intérêts des paysans propriétaires, des artisans, et des ouvriers aisés, et au sabotage organisé de la lutte immédiate pour la journée de huit heures. Le P. S. D. finira bien mal d’ailleurs ; après avoir gagné 5 sièges au Parlement, il s’alliera aux Bourgeois radicaux et deviendra un membre européen du « possibilisme ».

Pendant un an (1892-1893), Petersen est mis en prison à cause d’un article dans L’Ouvrier, qui revendique l’insurrection et la destruction de l’État. Pendant son emprisonnement, une autre tendance, anarchisante, prend la direction de la rédaction de L’Ouvrier et commence à y reproduire des articles de Der Sozialist de Berlin dirigé par Landauer ; après un an, la revue doit cesser de paraître (le tout d’après une lettre de Petersen à Engels [8-7-1893]). Pour éviter de prendre position entre Engels et « Die Jungen », Petersen soutient que l’opposition danoise est une opposition de principe de tactique, alors qu’entre l’opposition allemande et la direction de la S. D. allemande il n’y a que des « nuances » (selon un article de Petersen dans L’Ouvrier, 8-11-1891). L’ambiguïté est profonde, et en 1901 (entre autres), la pression de la direction de la IIe Internationale (Bebel, les Autrichiens) amène la direction de la S.D. danoise à annuler les exclusions de 1889.

C’est durant cette période 1889-1901 que la radicalité de la gauche secondinternationaliste danoise atteint le sommet, Trier se montrant même positif envers l’anarchisme dans des articles publiés en 1894, dans lesquels il proclameavoir plus de communauté spirituelle avec Bakounine et Kropotkine qu’avec le « social-démocratisme ». À part 1916 où Trier quitte la S. D. en signe de protestation contre son ministérialisme, l’opposition se manifeste à l’intérieur de la social-démocratie (1901-1916). Trier mourra en 1918 en exprimant sa sympathie pour le nouveau Parti Socialiste Ouvrier (plus tard Communiste), dans lequel il n’a pas voulu entrer parce que ce parti restait parlementariste.

La tendance anarchisante qui avait eu la rédaction en 1892 est très peu articulée ; et c’est seulement dans la première décade de ce siècle qu’on peut voir une tendance révolutionnaire extra-marxiste avec le quotidien La Revue Ouvrière Socialiste (1908) de Chr. Christensen, disciple de Trier et Petersen (dans ce journal, Petersen écrira aussi de temps en temps jusqu’en 1915 où il devient à moitié fou après une tentative de suicide). Cette tendance qui en 1905-1908 publiera un texte anti-parlementariste de Herman Teistler datant environ de 1890 et portant le titre de « Réveillez-vous », sera aussi l’importatrice au Danemark des idées du « syndicalisme-révolutionnaire ». En 1908, Chr. Christensen et d’autres fonderont la Fédération Syndicaliste et en 1910, l’Union de l’Opposition Syndicale, dont la tendance autour de 1920 essaiera de s’unifier avec la gauche communiste non anarcho-syndicaliste (le texte principal de Christensen date du début de 1921 et il est intitulé « Moscou et le syndicalisme » — la même année le zinovievisme unificateur et anti-scissionniste détruit cette tentative).

(4 bis) Un mouvement de type intermédiaire entre le mouvement danois et le mouvement hollandais se développa en Suède mais sur des bases bien moins radicales et quantitativement inférieures. En particulier, le mouvement, après une phase terroriste, dégénéra plus vite qu’ailleurs sur son axe ouvriériste et fut le départ du mouvement anarcho-syndicaliste suédois qui existe encore actuellement et demeure même le dernier mouvement de ce type ayant une certaine importance syndicale après la disparition réelle de la C.N.T. La S.A.C. est l’exemple de ce que peut produire le développement-limite du contenu syndicaliste-révolutionnaire dans la société moderne : « apolitisme », civisme social, pacifisme social, cogestion, apologie de la démocratie, soutien au Welfare State, etc. On peut trouver dans Nettlau quelques renseignements au sujet du mouvement Bergregen.

(5) Jean-Louis Pindy (ou Pendy) (1840-1917). Ouvrier menuisier qui adhéra en 1867 à l’Internationale dont il fonda la section de Brest ; la même année il partit habiter Paris où il prit très vite une part active à la vie de l’A.I.T. Pindy faisait alors partie de la fraction proudhonnienne dirigée par Tolain, qui avait voté contre le passage du sol à la propriété collective au Congrès de Bâle (3e Congrès de l’A.I.T.) où il était représentant de la Chambre syndicale des ouvriers menuisiers de Paris. Pindy, après avoir été emprisonné lors des procès dirigés contre l’A.I.T., devint un des représentants du prolétariat révolutionnaire, un des membres agissants du parti du prolétariat durant toute l’agitation précédant la Commune. Il fut l’un des fondateurs du Comité Central des vingt arrondissement ; il signa l’Affiche Rouge du 6 janvier 1871 qui dénonçait la trahison du gouvernement du 4 septembre et proposait des mesures radicales pour mener la guerre « populaire », et qui terminait par : « Place au peuple !, Place à la Commune ! » ; il participait en même temps aux travaux du Conseil Fédéral de l’A.I.T. et à la commission de rédaction du nouveau journal de celle-ci, La Lutte à Outrance ; entré le 6 septembre 1870 dans la Garde Nationale, il en devint membre du Comité Central au début mars 1871 ; et le 18 mars, il fut de ceux qui occupèrent l’Hôtel-de-Ville.

Durant la Commune, dont il était membre, il fit partie de la commission militaire, puis succéda à Assi comme gouverneur de l’Hôtel-de-Ville et, le 15 mai, signa la déclaration de la « minorité », contre le Comité de Salut Public.

Après avoir réussi à se cacher à Paris un certain temps, il se réfugia en Suisse, où il devint par la suite essayeur-poinçonneur d’or et d’argent. Il y déploya une activité très militante au sein de la Fédération Jurassienne en tant surtout que secrétaire-correspondant du Comité Fédéral, et cela très longtemps, habitant à La-Chaux-de-Fonds qui était le centre du mouvement.

En 1872, il créa avec Dumartheray la Fédération Française de l’A.I.T., faite surtout de communards réfugiés en Suisse, et qui tenta, par des contacts avec quelques individus et groupes dispersés surtout dans la région Rhône-Alpes (Lyon, Saint-Étienne, etc.) et existant de manière plus ou moins illégale, de renouer les fils rompus par l’écrasement de la Commune. La Fédération Française resta longtemps fantomatique, mais par le travail incessant de militants comme Camet, Gillet, Alerini, etc. voyageant entre Barcelone, la Suisse, et Lyon-Saint-Étienne, elle arriva à reconstituer une fraction « révolutionnaire » du prolétariat français : en été 1877, Paul Brousse et Pindy, avec l’aide de Kropotkine, firent paraître le premier numéro de L’Avant Garde, journal de la Fédération Française dont le champ d’action était la propagande en France où il était diffusé clandestinement ; un mois après eut lieu le premier Congrès de la Fédération Française, nettement anarchiste et collectiviste, et dont les organisateurs furent Montels et Brousse : le Congrès nomma une Commission administrative composée uniquement de proscrits, Alerini, Brousse, Dumartheray, Montels et Pindy.

En octobre 1877, Pindy signa l’affiche-manifeste rédigé par Brousse et appelant les ouvriers à l’abstention ; cette déclaration affichée presque partout en France, en réponse à des calomnies des radicaux de Lyon voulant se servir des ouvriers révolutionnaires pour tirer leur épingle de la crise du 16 mai, fut suivie d’une autre la confirmant et signée Jeallot, Ferré, Dumartheray, Alerini et Pindy.

Pindy fut un des signataires et le rédacteur principal du rapport présenté par la Fédération Française de l’A.I.T. anti-autoritaire au deuxième Congrès National Ouvrier tenu à Lyon qui, s’il fut surtout un rassemblement de délégués syndicaux et professionnels tout ce qu’il y avait de plus modéré et « apolitique », vit se manifester une opposition « révolutionnaire » parmi une dizaine de délégués tels Ballivet et Dupire, membres de l’A.I.T. par ailleurs.

Il participa également à la vie de l’Internationale anti-autoritaire ; délégué au Congrès de Saint-Imier en 1872, comme représentant de plusieurs sections françaises avec Montels, puis au 6e Congrès de l’A.I.T., en fait 1er Congrès de l’A.I.T. anti-autoritaire tenu à Genève, comme représentant du Comité Fédéral Jurassien, il devint par la suite un des leaders de l’organisation, prenant part à tous les Congrès, jusqu’au dernier en 1877.

En 1914, il se montra très « Union Sacrée » comme tant d’autres (ainsi son ami Montels qui signa le Manifeste des Seize) et finit en odeur de sainteté patriotique, ce qui, pour un anarchiste, n’était pas si mal.

(5 bis) Gustave Lefrançais (1825-1901) est certainement un des révolutionnaires français les plus remarquables et les plus caractéristiques de la deuxième moitié du siècle dernier. Lefrançais, qui a vécu 1848, l’exil en Angleterre, la préparation de la Commune, la Ire Internationale et la Commune, l’Internationale Anti-Autoritaire en Suisse, etc., a traversé tout cela sans jamais perdre pied dans les marais politiques qui sillonnaient cet itinéraire.

« Notre vie est un voyage
Dans l’hiver et dans la Nuit
Nous cherchons notre passage
Dans le Ciel où rien ne luit »

(Chanson des Gardes Suisses, mise par Céline en exergue de son livre Voyage au bout de la nuit.)

Il est l’exemple rare d’un homme représentant du mouvement communiste à travers deux contre-révolutions, et qui le resta malgré et contre l’époque.

Instituteur laïque, athée et socialiste, Lefrançais se fait renvoyer en 1847 et devient commis aux écritures ; il participe à la révolution de 1848 ; en 1849 il participe à l’Association Fraternelle des Instituteurs, Institutrices et professeurs socialistes et participe également à la rédaction de son Programme d’Enseignement, ce qui lui vaut de passer en correctionnelle en avril 1850 et d’être mis en résidence surveillée à Dijon.

Il réussit à partir pour Londres en mai 1852 ; là, c’est la misère, la défense contre les racketts politiques en exil qui vivent bien, eux ; Lefrançais, tout en partageant cette situation avec ses amis comme Joseph Déjacques, réfléchit, et après un an et demi passé à Londres, c’est un révolutionnaire communiste qui revient à Paris, qui a fait la critique du proudhonisme, du mutualisme, du blanquisme, et surtout qui a compris que le prolétariat n’a rien à voir avec les petits-bourgeois démocrates ou jacobins à la Ledru-Rollin. De 1853 à 1868, Lefrançais rencontre tous les opposants révolutionnaires, et les autres aussi.

Dans la période 1868-1871, qui signifie la montée du processus révolutionnaire, la classe, balbutiante encore, produit des hommes comme Pindy, Lefrançais, Leverdays, Vermorel, etc., qui, sans être ni des « théoriciens » ni des « magiciens », l’éclairent sur son propre mouvement historique. Lefrançais est vite un des orateurs les plus populaires dans toutes ces réunions publiques qui se tiennent au Vauxhall, au Pré-aux-Clercs, à la Redoute, et qui voient toute la frange réellement en mouvement du prolétariat s’y engouffrer à la recherche de lui-même ; Lefrançais y est un des principaux partisans et défenseurs du communisme, de l’union libre, etc. Il est membre du comité de vigilance du IVe arrondissement, puis du Comité Central des 20 arrondissements, il réclame des mesures d’urgence, en vain. Après être passé par Mazas, il arrive à être élu membre de la commune, puis de la commission exécutive ; il est de la « minorité » contre le Comité de Salut public.

Réfugié à Genève, il crée avec Mâlon et Ostyn la Section de propagande et d’action révolutionnaire de Genève, dont il est le chef de file ; et participe aux Congrès Internationaux de l’A.I.T. Anti-Autoritaire.

Il collabore à beaucoup de journaux « anti-autoritaires » de l’époque jusqu’en 1878 environ ; il publie également des brochures (République et Révolution, De l’attitude à prendre par le prolétariat en présence des partis politiques, De la dictature, etc.), dans lesquelles il tente une théorisation de la lutte autonome du prolétariat et du refus de la politique. Il tient à ce qu’on ne l’associe pas, qu’on ne l’identifie pas aux anarchistes : il n’est d’aucun parti, d’aucune secte.

Le « communalisme », outre le fouriérisme qu’il contient, est une tentative d’étudier et de comprendre le contenu du mouvement prolétarien de l’époque en se fixant pour cela à la forme « Commune » que prit ce mouvement, tout comme le « conseillisme » opérera plus tard la réduction du mouvement à sa forme « Conseil », après sa défaite bien entendu.

Après avoir réorganisé la section de Lausanne, et s’être battu en duel avec Veermeerch, Lefrançais revient à Paris en 1887 ; à l’écart, il passera la fin de sa vie… à l’écart, mais à l’écart de la politique.

« Je meurs de plus en plus convaincu que les idées sociales que j’ai professées toute ma vie et pour lesquelles j’ai lutté autant que j’ai pu sont justes et pures.
Je meurs de plus en plus convaincu que la société au milieu de laquelle j’ai vécu n’est que le plus cynique et le plus monstrueux des brigandages.
Je meurs en professant le plus profond mépris pour tous les partis politiques, fussent-ils socialistes, n’ayant jamais considéré ces partis que comme des groupements de simples niais dirigés par d’éhontés ambitieux sans scrupules ni vergogne ».

(Testament de Lefrançais.)

« Vous autres fous, vous êtes encore les hommes que j’aime le mieux. Avec vous, on peut travailler et rester soi-même »

(A Kropotkine).

(6) Paraf-Javal (1888-1942), anarchiste-individualiste très ambigu, c’est-à-dire à la fois très intéressant par certains côtés (critique du syndicalisme, de la politique) et de l’autre ayant participé à toutes les tares du genre « milieux libres », « franc-maçonnerie », etc. Ami du fameux « Libertad » (1875-1908) il fonde en 1905, avec ce dernier, et d’autres anarchistes connus tels Lorulot, le futur dirigeant de la Libre-Pensée, ou Kibaltchiche (alias Victor Serge), le journal L’Anarchie. Ce journal représentait dans le mouvement anarchiste le courant individualiste pur, l’illégalisme aussi (il influencera Bonnot) et la critique de la vie sociale du capital. Le dernier numéro paraîtra en juillet 1914.