Démission et arrestation de Rossel.
Comme nous l’avions prévu, Vermorel et moi, Rossel est déjà
au bout de son rouleau.
Il n’a pu ni s’entendre avec le Comité central qui continue
ses conspirailleries, ni le dominer, malgré ses menaces de
«peloton d’exécution», qu’il lui eût été, je crois, bien difficile
de réaliser.
Il est contraint de se retirer.
Sa lettre de démission n’expose que trop clairement la
situation.1
L’action militaire, entravée de plus en plus par d’absurdes
compétitions, va s’énervant sans cesse, et le successeur civil
de Rossel, le citoyen Delescluze2, aura grand-peine à redonner
à cette action une nouvelle et sérieuse impulsion.
Grâce pourtant à ce nouveau délégué dont le dévouement
et l’abnégation grandissent avec le danger, la question du
Comité central est enfin terminée, en apparence au moins,
Delescluze l’ayant associé officiellement à la direction de la
Guerre, en lui distribuant les principaux services.
Excellente mesure qu’on eût dû prendre dès le début, mais
trop tardive pour qu’on puisse espérer voir disparaître l’esprit
d’intrigue désorganisatrice qui s’est introduit dans le Comité
dès les premiers temps de la Commune.
La Commune a pris au mot la demande que contenait la
démission de Rossel «d’une cellule à Mazas»3 et a décrété
son arrestation.
Je ne me serais pas associé à cette mesure si Rossel n’y
avait vraiment donné lieu par ses procédés plus qu’insolites.
Défenseur involontaire de la Commune, car rien ne l’a
contraint de venir parmi nous, c’est presque en termes de
triomphe que, sans même en avertir ni le Conseil ni le Comité
de salut public dont il relève pourtant, il annonce à la population
la prise définitive cette fois du fort d’Issy, sur lequel
«flotte le drapeau tricolore».
Partisan à ce point de la discipline et du respect de la hiérarchie
militaire, qu’il a préféré se retirer plutôt que de céder
quoi que ce soit à cet égard, il oublie ses propres principes
jusqu’à publier dans les journaux, avant même de l’adresser
à ceux qu’elle intéresse tout d’abord, et sa démission et les
motifs qui l’ont déterminée.
Dans de telles circonstances, son arrestation est plus que
légitime.
Quant à le croire un traître, rien ne justifie une telle opinion:
c’est un homme qui s’est trompé.
Simple patriote il était à Metz4, simple patriote il est demeuré
avec nous, et, pas plus à Paris qu’à Metz, il n’a su comprendre
ce qu’il y avait à faire.
Il n’a pas vu que la hiérarchie est désormais impuissante
à nous sauver.
Dans toute armée révolutionnaire, la discipline ne peut
résulter que de la conscience du but à atteindre et des moyens
à employer pour cela. Elle ne peut être aveugle. Sa force
dépend, au contraire, de sa clairvoyance.
Ni Cluseret, ni Rossel ne surent malheureusement le
reconnaître.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Dans sa lettre de démission, datée du 9 mai 1871, Rossel écrivit: “… je me sens incapable de porter plus longtemps la responsabilité d’un commandement où tout le monde délibère et où personne n’obéit.”
2 Charles Delescluze (1809-1871): d’extraction bourgeoise, journaliste, républicain de 1830 et de 1848, plusieurs fois condamné, exilé, emprisonné, il fut notamment déporté à l’île du Diable sous le Second Empire. Il en revint la santé ruinée mais toujours aussi combatif contre le régime impérial, espérant l’émancipation des travailleurs par des réformes pacifiques (“Le bien n’est possible que par l’alliance du peuple et de la bourgeoisie.”, 27 janvier 1870). Le 8 février 1871, il fut élu par les parisiens à l’Assemblée nationale, dont il démissionna après son élection à la Commune. Il siégea à la Commission des Relations extérieures, puis à la Commission exécutive, et à la Commission de la Guerre. Membre du Comité de salut public, il remplace Rossel comme délégué civil à la Guerre. Après l’entrée des Versaillais dans Paris, il appellera, le 24 mai, les habitants au combat: “Place au peuple, aux combattants aux bras nus! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné.” Malade, désespéré, il trouvera une mort volontaire le 25 mai, sur la barricade du Château-d’Eau.
3 La lettre de démission de Rossel se terminait ainsi: “Je me retire et j’ai l’honneur de vous demander une cellule à Mazas.” Il s’agit de l’ancienne prison Mazas, située en face de la gare de Lyon, et démolie en 1898 pour ne point importuner les visiteurs de l’Exposition capitaliste universelle de 1900.
4 Durant la guerre franco-allemande de 1870, Rossel était capitaine du génie à Metz avec la dernière armée française d’importance. Bazaine, qui dirigeait le camp de Metz, n’ordonna pas d’offensive et finit par capituler. Rossel s’opposa alors à ce qu’il considérait comme une “trahison envers la patrie et le peuple” et s’enfuit pour rejoindre le gouvernement provisoire. Le 20 mars 1871, il démissionna de l’armée et se mit au service de la Commune, “du côté du parti qui n’a pas signé la paix”.