Karl Marx
Extraits du sixième chapitre inédit du capital
II. La production capitaliste comme production de plus-value
G. Les deux phases historiques du développement économique de la production capitaliste [1]
a) Soumission formelle du travail au capital
Le procès de travail devient simple moyen de valorisation et d’auto-valorisation du capital, simple moyen de production de la plus-value : non seulement il est subordonné au capital, mais c’est son procès à lui. Le capitaliste y entre comme dirigeant et chef. Il s’agit donc d’emblée pour lui d’un procès d’exploitation du travail d’autrui. C’est ce que j’appelle la soumission formelle du travail au capital. C’est une forme que l’on retrouve en général dans tout procès de production capitaliste. De même, elle peut coexister comme forme particulière au sein du mode de production capitaliste pleinement développé, alors que l’inverse n’est pas forcément vrai.
Le procès de production est désormais procès du capital lui-même, procès qui s’effectue sous la direction du capitaliste au moyen des éléments du procès de travail, en lesquels l’argent est converti dans le seul but de faire plus d’argent avec cet argent.
Lorsque le paysan, jusque-là indépendant et travaillant pour lui-même, devient journalier et produit pour un fermier; lorsque l’ordre hiérarchique, propre au mode de production féodal des corporations, fait place au simple antagonisme du capitaliste faisant travailler pour lui l’artisan devenu salarié; lorsque l’ancien esclavagiste emploie comme salariés ceux qui étaient naguère ses esclaves, etc., il apparaît que ces procès de production, si diversement structurés du point de vue économique et social. sont transformés en procès de production du capital. C’est alors que se manifestent les changements que nous avons analysés précédemment [2].
Le paysan, naguère indépendant, passe, comme facteur du procès de production, sous la dépendance du capitaliste, qui le dirige et le surveille. Son emploi même dépend d’un contrat qu’il doit, en tant que possesseur de marchandise – sa force de travail – conclure au préalable avec le capitaliste, possesseur d’argent. L’esclave cesse d’être un instrument de production appartenant à son patron. Le rapport du maître et du compagnon disparaît. L’artisan qui était maître de métier vis-à-vis du compagnon, n’est plus maintenant en face de lui qu’un possesseur de capital, tandis que son vis-à-vis n’est plus qu’un vendeur de travail.
Avant le procès de production, ils se font tous face comme possesseurs de marchandises n’ayant entre eux qu’un rapport purement monétaire. Au sein du procès de production, ce sont les fonctionnaires qui en personnifient les divers facteurs, le capitaliste le « capital », et le producteur immédiat le « travail », leur rapport étant déterminé par le travail devenu simple facteur du capital qui se valorise lui-même.
Le capitaliste veille à ce que le travail ait le degré normal de qualité et d’intensité; il prolonge autant que possible la durée du procès de travail, la plus-value produite augmentant en proportion. La continuité du travail augmente, lorsque les producteurs qui dépendaient des clients privés n’ont plus à vendre leurs produits eux-mêmes et trouvent dans le capitaliste un trésorier-payeur durable.
Il se produit ici également une mystification inhérente au rapport capitaliste : la force de travail qui conserve la valeur, apparaît comme la force d’auto-conservation du capital, et la force de travail créatrice de valeur comme force d’auto-valorisation du capital; bref, il apparaît que le travail objectivé utilise le travail vivant.
Néanmoins, tous ces changements n’affectent pas d’emblée le contenu et les procédés techniques réels du procès de travail et de production. Au contraire, il est normal que le capital se soumette le procès de travail tel qu’il existe, c’est-à-dire sur la base des procès de travail développés par les différents modes de production archaïques.
Le capital se soumet donc un procès de travail préexistant et déterminé; par exemple, le travail artisanal ou la petite agriculture paysanne autonome. Les seules transformations que l’on puisse enregistrer dans le procès de travail traditionnel, soumis au commandement du capital, ce sont les conséquences progressivesde la soumission, désormais réalisée par le capital, des procès donnés et traditionnels du travail.
Le contenu du procès réel de travail et la technique en vigueur ne changent pas non plus du fait que l’intensité et la durée du travail augmentent, et que le travail s’ordonne et se déroule de manière plus suivie sous l’œil intéressé du capitaliste. Ils sont bien plutôt en contraste frappant avec le mode de production spécifiquement capitaliste (travail à une grande échelle, etc.), celui-ci se développant à mesure qu’augmente la production capitaliste, qui révolutionne progressivement la technique du travail et le mode d’existence réel de l’ensemble du procès de travail en même temps que les rapports entre les divers agents de la production.
C’est justement par opposition au mode de production capitaliste pleinement développé que nous appelons soumission formelle du travail au capital, la subordination au capital d’un mode de travail tel qu’il était développé avant que n’ait surgi le rapport capitaliste.
Les deux formes ont en commun que le capital est un rapport coercitif visant à extorquer du surtravail, tout d’abord en prolongeant simplement la durée du temps de travail, la contrainte ne reposant plus sur un rapport personnel de domination et de dépendance, mais uniquement sur les différentes fonctions économiques. En fait, le mode de production spécifiquement capitaliste connaît encore d’autres modes d’extorsion de plus-value, mais, sur la base d’un mode de production préexistant, c’est-à-dire d’un mode donné de la force productive du travail, et du mode de travail correspondant au développement de cette force productive, la plus-value ne peut être extorquée qu’en prolongeant la durée du temps de travail, sous forme de la plus-value absolue. [3] La soumission formelle du travail au capital ne connaît donc que cette seule forme de production de plus-value.
Les éléments généraux du procès de travail tels que nous les avons exposés au chapitre II (3° section) [4] – par exemple, la division des conditions objectives du travail en matière et moyens de production en opposition à l’activité vivante de l’ouvrier – sont indépendants de chacun des caractères spécifiquement historiques et sociaux du procès de production, et sont donc valables pour toutes les formes possibles de développement du procès de travail. Ce sont, en fait, les conditions naturelles, invariables, du travail humain, comme on le constate d’une manière frappante au simple fait qu’elles existent même pour les hommes travaillant indépendamment les uns des autres en un rapport d’échange, non pas avec la société, mais avec la nature, tel Robinson. Ce sont donc les déterminations absolues du travail humain en général, sitôt qu’il s’est dégagé de son caractère purement animal.
Ce en quoi le procès de travail soumis formellement au capital se distingue d’emblée – et se distinguera toujours plus – même s’il s’exerce sur la base de l’ancien mode de travail traditionnel, c’est l’échelle à laquelle il opère, c’est-à-dire, d’une part, le volume des moyens de production avancés, d’autre part, le nombre des ouvriers commandés par un même employeur. Ce qui, sur la base du mode de production des corporations apparaît comme montant maximum des compagnons employés par un maître ne constitue même pas le strict minimum pour le rapport capitaliste. Un tel minimum donnerait à la rigueur un rapport capitaliste purement nominal, puisque le capitaliste n’emploierait pas assez d’ouvriers pour que la plus-value produite assure un revenu suffisant à sa consommation privée et à son fonds d’accumulation, de manière à le dispenser d’un travail immédiat et lui permettre d’apparaître comme simple capitaliste, surveillant et dirigeant le procès, fonctionnaire, doué de volonté et de conscience, du capital engagé dans son procès d’auto-valorisation.
Cet élargissement de l’échelle productive constitue la base réelle sur laquelle le mode de production spécifiquement capitaliste se développe, dès lors qu’il trouve des conditions historiques favorables, par exemple au XlV° siècle, cependant qu’il surgit de manière sporadique, sans dominer la société entière, au sein de formations sociales plus anciennes.
La soumission formelle du travail au capital s’observe le mieux dans les conditions où le capital existe déjà dans certaines fonctions subordonnées, sans dominer et déterminer encore toute la forme sociale, comme c’est le cas lorsqu’il achète directement le travail en s’appropriant le procès de production immédiat. En Inde, par exemple, le capital usuraire avance au producteur immédiat des matières premières et des instruments de travail, en nature ou sous forme monétaire : les gigantesques profits qu’il retire et, en général, les intérêts – de quelque montant qu’ils soient – qu’il arrache aux producteurs immédiats ne sont rien d’autre que de la plus-value. En effet, son argent se transforme en capital du fait qu’il extorque du travail non payé – du surtravail – au producteur immédiat. Toutefois, il ne s’immisce pas dans le procès de production en tant que tel, celui-ci fonctionnant toujours en dehors de lui, selon le mode traditionnel. De fait, le capital usuraire se développe, lorsque le mode de production traditionnel s’étiole; qui plus est, il est le moyen de l’étioler et de le faire végéter dans les conditions les plus défavorables. Ce n’est toutefois pas encore la soumission formelle du travail au capital.
Un autre exemple, c’est celui du capital marchand, qui passe commande à un certain nombre de producteurs immédiats, puis collecte leurs produits et les revend, en avançant parfois la matière première ou l’argent, etc. C’est à partir de cette forme que s’est développé un élément important du rapport capitaliste moderne. Çà, et là, il assure aujourd’hui encore la transition au rapport capitaliste proprement dit. Là aussi nous n’avons pas encore de soumission formelle du travail au capital. En effet, le producteur immédiat continue à la fois de vendre sa marchandise et d’utiliser son propre travail. Cependant, la transition y a déjà atteint un stade plus avancé que dans le rapport du capital usuraire.
A l’occasion nous reviendrons plus tard sur ces deux formes qui se retrouvent au sein du mode de production capitaliste développé où elles assurent la transition de branches d’activité secondaires non encore pleinement capitalistes.
b) Soumission réelle du travail au capital, ou le mode de production spécifiquement capitaliste
Au chapitre III [5], nous avons exposé en détail qu’avec la production de plus-value relative, toute la forme réelle du mode de production se modifie, de sorte que nous avons affaire au mode de production spécifiquement capitaliste (du point de vue technologique aussi) [6]. C’est sur cette base – et à partir d’elle seulement – que se développent des rapports de production conformes au procès capitaliste de production entre les divers agents de la production, notamment entre capitalistes et salariés.
En se développant, les forces de production de la société, ou forces productives du travail, se socialisent et deviennent directement sociales (collectives), grâce à la coopération, la division du travail au sein de l’atelier, l’emploi du machinisme et, en général, les transformations que subit le procès de production grâce à l’emploi conscient des sciences naturelles, de la mécanique, de la chimie, etc. appliquées à des fins technologiques déterminées, et grâce à tout ce qui se rattache au travail effectué à une grande échelle, etc. (Seul ce travail socialisé est en mesure d’appliquer les produits généraux du développement humain – par exemple les mathématiques – au procès de production immédiat, le développement de ces sciences étant à son tour déterminé par le niveau atteint par le procès de production matériel.)
Tout ce développement de la force productive du travail socialisé, de même que l’application au procès de production immédiat de la science, ce produitgénéral du développement social, s’opposent au travail plus ou moins isolé et dispersé de l’individu particulier, et ce, d’autant que tout se présente directement commeforce productive du capital, et non comme force productive du travail, que ce soit celle du travailleur isolé, des travailleurs associés dans le procès de production, ou même d’une force productive du travail qui s’identifierait au capital.
Cette mystification, propre au rapport capitaliste en général, va se développer désormais beaucoup plus que ce ne pouvait être le cas dans la simple soumission formelle du travail au capital. Au reste, c’est à ce niveau seulement que la signification historique de la production capitaliste apparaît d’une manière frappante (spécifique), précisément au travers des transformations subies par le procès de production immédiat et du développement des forces productives sociales du travail.
Dans le même chapitre III, nous avons démontré que, non seulement dans les « idées », mais encore dans la « réalité », le caractère social (socialité) du travail se dresse en face de l’ouvrier comme un élément étranger et, qui plus est, hostile et antagonique, lorsqu’il est objectivé et personnifié dans le capital.
Si la production de la plus-value absolue correspond à la soumission formelle du travail au capital, celle de plus-value relative correspond à la soumission réelle du travail au capital.
Si l’on considère à part chacune des formes de plus-value., absolue et relative, celle de la plus-value absolue précède toujours celle de la plus-value relative. Mais à ces deux formes de plus-value correspondent deux formes distinctes de soumission du travail au capital ou deux formes distinctes de production capitaliste, dont la première ouvre toujours la voie à la seconde, bien que cette dernière, qui est la plus développée des deux, puisse ensuite constituer à son tour la, base pour l’introduction de la première dans de nouvelles branches de production.
c) Remarques complémentaires sur la soumission formelle du travail au capital.
Avant de poursuivre l’analyse de la soumission réelle du travail au capital, voici quelques notes complémentaires extraites de mes cahiers.
J’appelle soumission formelle du travail au capital la forme qui repose sur la plus-value absolue, parce qu’elle ne se distingue que formellement des modes de production antérieurs sur la base desquels elle surgit spontanément (ou est introduite), soit que le producteur immédiat continue d’être son propre employeur, soit qu’il doive fournir du surtravail à autrui. Tout ce qui change, c’est la contrainte exercée ou méthode employée pour extorquer le surtravail. Ce qui est essentiel dans la soumission formelle, c’est :
1º le rapport purement monétaire entre celui qui s’approprie le surtravail et celui qui le fournit. La subordination découle du contenu spécifique de la vente, et ne lui est pas antérieure, comme dans le cas où le producteur est dans un rapport autre que monétaire (c’est-à-dire un rapport de possesseur de marchandise à possesseur de marchandise) vis-à-vis de l’exploiteur de son travail, en raison d’une contrainte politique, par exemple. C’est uniquement parce qu’il détient les conditions du travail que le vendeur place l’acheteur sous sa dépendance économique : ce n’est plus un rapport politique et social fixe qui assujettit le travail au capital.
2º le fait que les conditions objectives du travail (moyens de production) et les conditions subjectives de travail (moyens de subsistance) font face à l’ouvrier comme capital et sont monopolisées par l’acheteur de la force de travail, ce point implique d’ailleurs le premier rapport, car sinon l’ouvrier n’aurait pas besoin de vendre sa force de travail. C’est pourquoi, plus est radicale l’opposition entre le producteur et les conditions de travail devenues propriété d’autrui, plus est élaboré, formellement, le rapport du capital et du travail salarié, et donc plus achevée la soumission formelle du travail au capital, en tant que condition et prémisse de la soumission réelle.
Pour commencer, il n’existe aucune innovation dans le mode de production lui-même : le procès de travail se déroule exactement de la même manière qu’autrefois, hormis qu’il est maintenant subordonné au capital. Néanmoins, comme nous l’avons déjà montré, il se développe dans le procès de production :
1º un rapport économique de domination et de subordination, du fait que le capitaliste consomme désormais la force de travail, donc la surveille et la dirige.
2º une grande continuité et une intensité accrue du travail, ainsi qu’une plus forte économie dans l’emploi des conditions de travail, car tout est mis en œuvre pour que le produit ne renferme que du temps de travail socialement nécessaire (et, si possible, moins), en ce qui concerne non seulement le travail vivant employé à sa production, mais encore le travail objectivé (moyens de production) utilisé, dont la valeur entre dans le produit, et donc dans la création de valeur.
Dans la soumission formelle du travail au capital, la contrainte exercée pour produire du surtravail – donc l’obligation de créer des besoins en même temps que les moyens de les satisfaire, grâce à une production excédant les besoins du travailleur, et de créer du temps libre en vue d’un développement distinct de la production matérielle – ne diffère que par la forme de celle des modes de production antérieurs. Toutefois, cette forme qui accroît la continuité et l’intensité du travail, donc la production, favorise une diversification des modes de travail et de rémunération. Enfin, elle réduit la relation du possesseur des conditions de travail et de l’ouvrier à un pur rapport d’achat et de vente, ou rapport monétaire, en éliminant des rapports d’exploitation tous les vestiges et imbrications de nature patriarcale, politique et même religieuse.
Certes, ce rapport de production lui-même crée un nouveau système de domination et de subordination, qui, à son tour, se manifeste, entre autres, sous une forme politique. Tant que la production capitaliste ne dépasse pas le niveau du rapport formel, il subsiste de nombreux petits capitalistes, dont la formation et l’activité différent à peine de celles des travailleurs.
Ce qui caractérise le rapport de domination formelle, même s’il n’affecte pas le procès de production lui-même, se constate le mieux là ou les travaux agricoles et domestiques, effectués uniquement pour la satisfaction des besoins familiaux, sont transformés en branches d’activité autonomes de type capitaliste.
La différence entre le travail soumis formellement au capital et ce qu’il était dans les modes de production antérieurs se manifeste de plus en plus clairement à mesure que croît le volume du capital employé par chaque capitaliste, et donc le nombre des ouvriers qu’il emploie en même temps. C’est seulement avec un minimum donné de capital que le capitaliste cesse d’être lui-même ouvrier et se réserve uniquement à la direction du procès de travail et au commerce des marchandises produites. Aussi la soumission réelle du travail au capital – le mode de production capitaliste proprement dit – ne se développe-t-elle qu’à partir du moment où des capitaux d’un volume déterminé se soumettent la production, soit que le marchand devienne capitaliste industriel, soit que des capitalistes industriels plus importants se soient formés sur la base de la soumission formelle [7].
Lorsque ce rapport de domination et de subordination se substitue à l’esclavage, au servage, au vasselage, et aux systèmes de subordination patriarcaux, etc., sa forme seule se modifie – il devient plus libre, parce qu’il est désormais de nature objective, étant purement économique et volontaire en apparence seulement (cf. la note précédente).
Par ailleurs, dans le procès de production, ce rapport de domination et de subordination prend la place de la traditionnelle autonomie des paysans se suffisant à eux-mêmes, des fermiers qui payaient simplement une rente en nature à l’État ou au propriétaire foncier, et des artisans libres de l’industrie domestique à la campagne ou des corporations dans les villes. Dans tous ces cas, les producteurs perdent leur autonomie, l’instauration du mode de production capitaliste ayant pour résultat un régime de domination et de subordination au sein du procès de production.
Enfin, le rapport entre le capitaliste et le salarié se substitue à celui du maître de corporation et de ses compagnons et apprentis, cette transition s’effectuant en partie lorsque les manufactures naissent dans les villes. Le rapport des corporations médiévales, qui s’était développé sous une forme analogue, mais à une échelle plus réduite à Athènes et à Rome, eut une importance décisive en Europe pour la formation des capitalistes, d’une part, et d’une classe de travailleurs libres, d’autre part; mais c’était une forme limitée, non encore adéquate au rapport entre le capital et le salariat. En effet, on y trouve encore le rapport entre vendeur et acheteur, mais déjà un salaire est payé, et le maître, les compagnons et les apprentis se font face en tant que personnes libres. La base technologique de ce rapport est constituée par l’atelier artisanal, dont le facteur décisif de production est l’art plus ou moins grand dans le maniement de l’instrument de travail.
Ce qui détermine ici le résultat du travail, c’est donc le travail personnel et indépendant, c’est-à-dire sa formation professionnelle, qui suppose un temps d’apprentissage plus ou moins long. Le maître-artisan se trouve en possession des conditions de production de la matière première et de l’outil (qui peut aussi appartenir au compagnon), de sorte que le produit lui revient : en ce sens, il serait capitaliste. Mais, il n’est pas maître, parce que capitaliste. Il est d’abord lui-même artisan, ce qui implique qu’il soit maître dans son métier.
Au sein du procès de production, il figure comme artisan – au même titre que ses compagnons, et il initie ses apprentis aux secrets du métier. Il a vis-à-vis d’eux le même rapport qu’un professeur vis-à-vis de ses élèves. Son rapport avec les apprentis et les compagnons n’est donc pas celui d’un capitaliste, mais d’un maître de métier, qui, en tant que tel, occupe un rang plus élevé dans la hiérarchie corporative, selon sa maîtrise dans le métier. Il s’ensuit que son capital est entravé, dans sa substance aussi bien que dans sa grandeur de valeur, et n’a pas encore la liberté de mouvement du capital en tant que tel. Ce n’est pas encore une certaine quantité de travail objectivé, valeur par excellence, qui peut assumer – et assume – indifféremment telle ou telle forme de conditions de travail, selon qu’elle s’échange contre telle ou telle forme de travail vivant en vue de s’approprier du surtravail.
Ce n’est qu’après avoir gravi les échelons prescrits, de l’apprentissage au compagnonnage, et exécuté une œuvre de maître, que l’artisan pourra, dans sa branche déterminée de travail, son métier à lui, transformer son argent en conditions objectives de travail ou en salaires pour ses compagnons et apprentis. C’est uniquement dans son métier à lui, dans son propre atelier, qu’il peut convertir son argent en capital, non seulement comme moyen de son propre travail, mais encore comme moyen d’exploiter le travail d’autrui. Bref, son capital est lié a une forme déterminée de valeur d’usage, et n’apparaît donc pas comme capital face aux travailleurs.
Les méthodes de travail utilisées ne sont pas seulement prescrites par la tradition, mais encore par les règles corporatives, et s’imposent donc à lui comme une nécessité. En ce sens aussi, ce n’est pas la valeur d’échange, mais la valeur d’usage qui représente le but final. Il ne revient pas à l’artisan de fixer la qualité de son travail : tout le corps. de métier veille à ce qu’une qualité déterminée soit fournie. Enfin, le prix du travail dépend aussi peu de sa volonté que la méthode du travail.
En outre, les limitations qui empêchent son pécule d’opérer comme capital, se manifestent en ce que la corporation impose une limite maximum à la valeur de son capital et au nombre de compagnons employés, puisque la corporation doit assurer à tous les maîtres-artisans une quote-part des gains du métier.
Il y a, enfin, les rapports liant entre eux les maîtres, qui appartiennent à une même corporation. En effet, chaque maître en tant que tel est membre d’une corporation qui possède certaines conditions collectives de la production (liens de jurande, etc.), certains droits politiques (participation à l’administration de la cité, etc.).
Exception faite des travaux qu’il exécute pour les marchands, l’artisan travaille sur commande, c’est-à-dire pour la valeur d’usage immédiate : d’où la fixation du nombre des maîtres. Il s’ensuit qu’il ne se présente pas en simple commerçant face à ses ouvriers.
Quant au marchand, il ne peut pas davantage transformer son argent en capital productif. C’est tout juste s’il peut « commanditer » (verlegen) des marchandises, car il n’a pas le droit de les produire lui-même.
Vivre selon son rang, c’est ne pas rechercher la valeur d’échange en soi, l’enrichissement, ni se fixer comme but et résultat l’exploitation du-travail d’autrui.
Ce qui est décisif, c’est l’instrument. Dans de nombreuses sphères d’activité (par exemple, dans le corps des tailleurs), les clients fournissent eux-mêmes la matière première à l’artisan. La loi qui prévaut ici, c’est le maintien de la production dans les limites tracées à l’avance par la consommation. Ce n’est pas du tout le capital qui fixe ces limites.
Dans le rapport capitaliste, de telles limites disparaissent, en même temps que les entraves politico-sociales qui empêchent encore ici le capital de se mouvoir; bref il ne s’agit pas encore du capital.
La transformation purement formelle de l’atelier artisanal en atelier capitaliste où subsiste, au début, le même procès technologique, correspond à l’élimination de toutes ces entraves, par quoi se modifie aussi le rapport de domination et de subordination existant. Le maître n’est plus capitaliste parce que maître, il est maître parce que capitaliste. Sa production n’est plus limitée par les entraves imposées à son capital. Il peut échanger à volonté son capital (argent) contre toute espèce de travail, et donc de condition de travail. Il peut cesser d’être lui-même artisan. A elle toute seule, l’extension subite du commerce, et donc de la demande de marchandises par le corps des marchands, eût pu suffire à pousser l’atelier artisanal au-delà de ses limites et à le transformer formellement en atelier capitaliste.
Il est évident que l’ouvrier travaille avec plus de continuité pour le capitaliste, que l’artisan pour ses clients occasionnels : son travail n’est pas limité par les besoins fortuits d’acheteurs particuliers, mais seulement par les besoins d’exploitation du capital qui l’emploie. Par rapport au travail de l’esclave, celui de l’ouvrier libre est plus productif, parce que plus intense. L’esclave ne travaille que sous l’empire de la crainte, et ce n’est pas son existence même qui est en jeu, puisque celle-ci lui est garantie, même si elle ne lui appartient pas. L’ouvrier libre, en revanche, est poussé par ses besoins. La conscience (ou mieux l’idée) d’être uniquement déterminé par lui-même, d’être libre, ainsi que le sentiment (sens) de la responsabilité qui s’y rattache, font de lui un travailleur bien meilleur, parce que, à l’instar de tout vendeur de marchandise, il est responsable de la marchandise qu’il fournit et tenu de la fournir à une certaine qualité, au risque d’être évincé par les autres vendeurs de la même marchandise.
La continuité du rapport de l’esclave et de l’esclavagiste était assurée par la contrainte subie directement par l’esclave. En revanche, l’ouvrier libre est obligé d’assurer lui-même la continuité de son rapport, car son existence et celle de sa famille dépendent du renouvellement continu de la vente de sa force de travail au capitaliste.
Pour l’esclave, le minimum de salaire est une grandeur constante, indépendamment de son travail. Pour l’ouvrier libre, la valeur de sa force de travail et le salaire moyen correspondant ne sont pas déterminés à l’avance, indépendamment de son travail, ni maintenus dans les limites fixes de ses besoins purement physiologiques. Certes, pour l’ensemble de la classe, la moyenne en est plus ou moins constante, comme il en est de la valeur de n’importe quelle marchandise. Mais, elle n’apparaît pas sous une réalité aussi immédiate à chaque ouvrier en particulier, dont le salaire se tient au-dessus ou au-dessous de ce minimum. Comme on le sait, le prix du travail est tantôt au-dessous, tantôt au-dessus, de la valeur de la force de travail.
Il existe en outre (dans des limites étroites) une marge de jeu pour l’individualité de l’ouvrier, d’où des différences de salaire, aussi bien dans les diverses branches d’activité qu’à l’intérieur de chacune d’elles, selon le zèle, l’adresse, la force, etc., de l’ouvrier, ces différences étant en partie déterminées par le rendement de son travail. En somme, le montant de son salaire apparaît alternativement à l’ouvrier comme le résultat de son travail et comme le fruit de ses qualités individuelles. C’est ce que le système du salaire aux pièces développe plus que tout autre. Bien qu’il ne change en rien le rapport général entre capital et travail, entre surtravail et travail nécessaire, comme nous l’avons vu [8], il exprime cependant différemment ce rapport pour chaque ouvrier à part, du fait qu’il mesure le rendement de chacun. Chez l’esclave, une force ou une habileté particulière peut accroître son prix d’achat, mais cela ne le concerne pas. Ce n’est pas le cas de l’ouvrier libre, qui est propriétaire de sa force de travail.
En outre, la valeur plus grande de sa force de travail est payée à l’ouvrier lui-même, pour qui elle s’exprime en un salaire plus élevé. Il règne donc une grande diversité de salaires, selon qu’un travail particulier exige ou non une capacité de travail supérieure au coût de production moyen. C’est ce qui, d’une part, ouvre une marge de jeu aux diversités individuelles, et, d’autre part, aiguillonne le développement des forces de travail personnelles. Certes, dans son ensemble, le travail est formé, à peu de chose près, de travail non spécialisé, si bien que la masse des salaires est déterminée par la valeur de la force de travail simple, mais les individus peuvent, grâce à leur énergie et leur talent particuliers, s’élever aux sphères supérieures d’activité. [9] De même, il est théoriquement possible qu’un ouvrier devienne capitaliste et exploiteur du travail d’autrui.
L’esclave appartient à un patron bien déterminé, tandis que l’ouvrier doit certes se vendre au capital, mais non à tel ou tel capitaliste. Il peut donc, dans une branche donnée, choisir celui à qui il veut se vendre, et changer de patron.
Toutes ces conditions nouvelles rendent l’activité de l’ouvrier libre plus intense, plus continue, plus mobile et plus capable que celle de l’esclave, sans parler de ce qu’elles lui permettent une action historique d’une tout autre envergure.
L’esclave reçoit les moyens de subsistance nécessaires à son entretien en nature, sous une forme fixe tant pour ce qui concerne la quantité que la qualité, bref, en valeurs d’usage. L’ouvrier libre les reçoit en monnaie, en valeur d’échange, forme sociale abstraite de la richesse. Même si le salaire n’est que la forme en or ou en argent, en cuivre ou en papier, des moyens de subsistance, en lesquels il se résout toujours en fin de compte, l’argent n’étant ici qu’un simple moyen de circulation, forme purement fugitive de la valeur d’échange, il n’en reste pas moins que, dans l’idée de l’ouvrier, le but et le résultat de son travail sont toujours de la richesse abstraite, valeur d’échange, et non telle valeur d’usage limitée par la tradition et la localité.
L’ouvrier transforme lui-même son argent en les valeurs d’usage, marchandises, de son choix : comme possesseur d’argent et acheteur, il se trouve vis-à-vis des vendeurs de marchandises dans le même rapport que tous les autres acheteurs. Certes, ses conditions d’existence – outre le montant de son salaire – l’obligent à dépenser son argent dans le cercle relativement étroit des moyens de subsistance. Cependant celui-ci peut évoluer. Par exemple, les journaux font aujourd’hui partie des moyens de subsistance nécessaires de l’ouvrier anglais. Il peut faire des économies et amasser un petit pécule, ou bien dilapider son salaire en buvant, etc. Quoi qu’il en soit, il se comporte en agent libre et doit s’en tirer tout seul : il est lui-même responsable de la manière dont il dépense son salaire. Il apprend à se dominer lui-même, contrairement à l’esclave, qui a besoin de son maître.
Tout cela ne vaut, cependant, qu’en égard à la transformation du serf ou de l’esclave en salarié libre. Les conditions capitalistes apparaissent alors comme une promotion dans la hiérarchie sociale. C’est l’inverse, pour le paysan indépendant ou l’artisan que l’on transforme en salarié. Quelle différence entre la fière et libre paysannerie anglaise dont parle Shakespeare, et les journaliers agricoles anglais !
Le seul but du travail d’un salarié étant l’argent de son salaire, soit une certaine quantité de valeurs d’échange d’où toute particularité de la valeur d’usage est effacée, il est tout à fait indifférent au contenu de son travail, donc au type particulier de son activité, alors que dans le système des corporations et des castes, le travail était toujours professionnel, métier; pour l’esclave, comme pour la bête de somme, c’était un type d’activité déterminé, imposé et légué par la tradition, une manière donnée d’exprimer sa force de travail. En fait, la division du travail tend à rendre le travail tout à fait unilatéral; cependant l’ouvrier est, en principe sensible à toute variation de sa force de travail et de son activité, qui lui laisse entrevoir un salaire meilleur (comme le prouve l’excédent de la population campagnarde qui émigre constamment vers les villes). Si l’ouvrier évolué est plus ou moins inapte à changer d’activité, il considère néanmoins que cette éventualité subsiste pour la génération montante des ouvriers, qui est disponible pour un transfert ou redistribution dans les branches nouvelles ou en expansion.
En Amérique du Nord, où le salariat s’est développé sans être gêné par les vestiges et réminiscences de l’ancien ordre corporatif, etc., on observe la mobilité la plus forte des ouvriers, l’indifférence la plus complète à l’égard du contenu particulier du travail et une incessante migration d’une branche d’industrie à l’autre. Tous les auteurs américains mettent en évidence les différences entre le travail salarié libre du Nord et le travail esclavagiste du Sud. Le contraste est frappant entre la mobilité du travail salarié et la monotonie et le traditionalisme du travail des esclaves, qui ne change pas suivant les conditions de production, mais au contraire exige que la production s’adapte au mode de travail qui une fois introduit se répète inlassablement (cf. Cairnes) [10].
Sur la base de cette forme de production capitaliste, on assiste à une continuelle création de modes de travail nouveaux avec une mobilité correspondante, autrement dit à une diversification des valeurs d’usage et un développement réel de la valeur d’échange, bref à une division du travail croissante dans l’ensemble de la société. On en trouve le début dans le libre atelier de l’artisan des corporations du Moyen Age, là où le producteur n’est pas bloqué dans son développement par la sclérose des diverses branches d’activité.
Après ces remarques complémentaires sur la soumission formelle du travail au capital, nous en arrivons à la
d) Soumission réelle du travail au capital
Ce qui subsiste ici, c’est l’élément caractéristique de la soumission formelle, à savoir l’assujettissement direct du procès de travail au capital, quels que soient les procédés techniques utilisés. En outre, de cette base émerge un mode de production spécifique en ce qui concerne non seulement la technologie, mais encore la nature et les conditions réelles du procès de travail étant nouvelles. C’est le mode de production capitaliste. C’est alors seulement que se vérifie la soumission réelle du travail au capital. « Agriculture de subsistance… transformée en agriculture vouée au commerce; amendement des terres nationales… en fonction de cette transformation. » [11] La soumission réelle du travail au capital se développe dans toutes les formes qui produisent de la plus-value relative, à la différence de la plus-value absolue.
La soumission réelle du travail au capital s’accompagne d’une révolution complète (qui se poursuit et se renouvelle constamment. cf. le Manifeste communiste [12]) du mode de production, de la productivité du travail et des rapports entre capitalistes et ouvriers. [13]
La soumission réelle du travail au capital va de pair avec les transformations du procès de production que nous venons de mentionner : développement des forces de la production sociale du travail et grâce au travail à une grande échelle, application de la science et du machinisme à la production immédiate. D’une part, le mode de production capitaliste – qui à présent apparaît véritablement comme un mode de production sui generis – donne à la production matérielle une forme différente; d’autre part, cette modification de la forme matérielle constitue la base pour le développement des rapports capitalistes, qui exigent donc un niveau déterminé d’évolution des forces productives pour trouver leur forme adéquate.
Nous avons déjà vu qu’un minimum déterminé et toujours croissant de capital dans les mains de tout capitaliste est la prémisse aussi bien que le résultat constant du mode de production spécifiquement capitaliste. Le capitaliste doit être propriétaire ou détenteur des moyens de production à une échelle sociale : leur valeur n’a désormais plus aucune proportion avec ce que peut produire un individu ou sa famille. Ce minimum de capital est d’autant plus élevé dans une branche de production que celle-ci est exploitée d’une manière plus capitaliste et que la productivité sociale du travail y est développée. A mesure que le capital voit augmenter sa valeur et qu’il prend des dimensions sociales, il perd tous ses caractères individuels.
La productivité du travail, la masse de production, de population et de surpopulation que détermine ce mode de production, créent sans cesse – grâce au capital et au travail devenus disponibles – de nouvelles branches d’industrie, où le capital peut se remettre à travailler sur une échelle plus modeste et à reparcourir les divers stades de développement jusqu’à ce qu’elles fonctionnent, elles aussi, à une échelle sociale : ce procès est constant.
C’est ainsi que la production capitaliste tend à conquérir toutes les branches d’industrie où elle ne domine pas encore et où ne règne qu’une soumission formelle. Dès qu’elle s’est emparée de l’agriculture, de l’industrie extractive, des principales branches textiles, etc., elle gagne les secteurs où sa soumission est purement formelle, voire où subsistent encore des travailleurs indépendants [14].
En traitant du machinisme, nous avons déjà observé que l’introduction de machines dans un secteur entraîne leur utilisation dans les autres compartiments de ce secteur ainsi que dans les secteurs plus éloignés. Par exemple, les machines à filer ouvrent la voie aux machines à tisser, comme la filature mécanique dans l’industrie cotonnière conduit à la filature mécanique dans les industries de la laine, du lin, de la soie, etc. L’emploi croissant de machines dans les mines de charbon, les manufactures cotonnières, etc., finit par développer la production en grand dans l’industrie de construction des machines.
Abstraction faite de l’accroissement des moyens de communication qu’exige ce mode de production à une grande échelle, ce n’est qu’avec l’introduction du machinisme dans l’industrie de la construction des machines – c’est-à-dire des prime motors cycliques – qu’il fut possible de développer non seulement les chemins de fer, mais encore les bateaux à vapeur, ce qui à son tour bouleversa toute la construction navale.
Dans les secteurs qu’elle n’a pas encore conquis, la grande industrie crée une surpopulation relative ou y jette des masses humaines suffisantes pour transformer en grande industrie l’artisanat ou les Petits ateliers formellement capitalistes. A ce propos, la jérémiade d’un tory :
« Dans le bon vieux temps, quand vivre et laisser vivre était la devise universelle, chacun se contentait d’une seule occupation. Dans l’activité cotonnière, il y avait les tisserands, les fileurs, les blanchisseurs, les teinturiers et plusieurs autres métiers indépendants, qui vivaient tous des profits de leur industrie respective, tous étant satisfaits et heureux, comme il est normal. Cependant, au fur et à mesure que le commerce s’est étendu, le capitaliste s’est emparé d’abord de l’une, puis de l’autre branche, jusqu’au jour où tout le monde fut évincé et jeté sur le marché du travail, pour y trouver tant bien que mal un gagne-pain. Ainsi, bien qu’aucune loi n’assure aux capitalistes le droit d’être fileurs, manufacturiers ou teinturiers, l’évolution les a investis d’un monopole universel… Ils sont devenus hommes à tout faire et, comme le pays vit de l’industrie, il est à craindre qu’ils ne soient maîtres en rien. » [15]
Le résultat matériel de la production – outre le développement des forces de production sociale du travail – est l’augmentation de la masse des produits, la multiplication et la diversification des branches et rameaux de la production, par quoi seulement la valeur d’échange se développe en même temps que les sphères d’activité dans lesquelles les produits se réalisent comme valeurs d’échange.
Il y a production pour la production, production comme fin en soi, dès que le travail est soumis formellement au capital, que le but immédiat de la production est de produire le plus possible de plus-value et que la valeur d’échange du produit devient le but décisif. Mais, cette tendance inhérente au rapport capitaliste ne se réalise d’une manière adéquate et ne devient technologiquement aussi une condition nécessaire qu’à partir du moment où est développé le mode de production spécifiquement capitaliste, autrement dit, la soumission réelle du travail au capital.
Ayant déjà traité largement cette question, nous pouvons être bref ici. Cette production n’est pas entravée par des limitations fixées au préalable et déterminées par les besoins. C’est en quoi elle se distingue des modes de production antérieurs, si l’on veut, son côté positif. Son caractère antagonique impose cependant à la production des limites qu’elle cherche constamment à surmonter : d’où les crises, la surproduction, etc. Ce qui fait son caractère négatif ou antagonique, c’est qu’elle s’effectue en contraste avec les producteurs et sans égard pour eux, ceux-ci n’étant que de simples moyens de produire, tandis que, devenue une fin en soi, la richesse matérielle se développe en opposition à l’homme et à ses dépens. La productivité du travail signifie le maximum de produits avec le minimum de travail, autrement dit, des marchandises le meilleur marché possible. Dans le mode de production capitaliste, cela devient une loi, indépendamment de la volonté du capitaliste. En pratique, cette loi en implique une autre : les besoins ne déterminent pas le niveau de la production, mais, au contraire, la masse des produits est fixée par le niveau toujours croissant, prescrit par le mode de production. Or, le but de celui-ci, c’est que chaque produit contienne le plus de travail non payé possible, ce qui ne peut se réaliser qu’en produisant pour la production. Cette loi se traduit en outre par le fait que, d’une part, le capitaliste produisant à une échelle trop réduite incorpore aux produits une quantité de travail excédant la moyenne sociale (c’est ici que s’applique de manière adéquate la loi de la valeur, qui ne se développe complètement que sur la base du mode de production capitaliste); d’autre part, le capitaliste individuel tend à briser cette loi ou à la tourner à son avantage, en s’efforçant d’abaisser la valeur de chaque marchandise au-dessous de la valeur déterminée socialement.
Toutes ces formes de production (de plus-value relative), outre qu’elles abaissent sans cesse le minimum de capital nécessaire à la production, ont en commun que les conditions collectives du travail de nombreux ouvriers directement associés permettent de réaliser des économies par rapport aux conditions de la production effectuée à une échelle plus modeste et avec des producteurs parcellaires dispersés, car l’efficacité des conditions de production collectives est plus que proportionnelle à l’accroissement de leur masse et de leur valeur : leur utilisation collective et simultanée fait diminuer d’autant plus leur valeur relative (en ce qui concerne le produit) que leur masse augmente en valeur absolue.
- [1] Marx analyse ici les deux phases historiques du développement économique du mode de production capitaliste, sous un angle différent de celui des deux chapitres consacrés à l’accumulation dite primitive et aux formes de production antérieures au capitalisme dans les Fondements etc. tome I, pp. 422-479. En effet, Marx y met en évidence les rouages et mécanismes de l’économie sociale avec la dialectique de leur développement.
L’analyse faite par Marx ici diffère également de celle qu’il a faite dans le chapitre sur l’accumulation primitive du I° livre du Capital, et enfin de celles – plus politiques – faites sur les révolutions bourgeoises qui permirent aux capitalistes d’instaurer leur domination à l’échelle de la société tout entière.
La présente analyse s’inscrit à leurs côtés et les complète. (N.R.) - [2] Marx fait allusion à ce qu’il a exposé au début du VI° chapitre, au paragraphe sur les Marchandises, comme produit du capital, l.c., p. 73. (N.R.)
- [3] Dans le livre I° du Capital, Marx distingue entre plus-value absolue et plus-value relative en liaison avec la soumission formelle et réelle. Comme toute une partie manque dans la traduction Roy (cf. Ed. Soc., tome II, p. 184), nous en donnons une traduction nouvelle : « La prolongation de la journée de travail au-delà du point où l’ouvrier a produit simplement un équivalent pour la valeur de sa force de travail, et l’appropriation de ce sur-travail par le capital : voilà la production de plus-value absolue. Elle forme la base générale du système capitaliste et le point de départ de la production de plus-value relative. Dans celle-ci, la journée de travail est d’emblée divisée en deux parties : travail nécessaire et surtravail. Pour accroître le surtravail, le travail nécessaire est raccourci par des méthodes grâce auxquelles on produit l’équivalent du salaire en moins de temps. La production de plus-value absolue est uniquement une question de durée de la journée de travail; la production de plus-value relative révolutionne de fond en comble les procédés techniques du travail et les combinaisons sociales.
« La production de plus-value relative implique donc un mode de production spécifiquement capitaliste qui, à son tour, ne surgit et ne se développe spontanément, avec ses méthodes, ses moyens et ses conditions, qu’à partir de la soumission formelle du travail au capital. A la soumission formelle du travail au capital succède la soumission réelle ». Marx-Engels Werke, Dietz, Berlin, 1962, vol. 23, Das Kapital. Erster Band, pp. 532-533. (N.R.) - [4] Dans le livre I, troisième section, Ed. Soc., pp. 180-188, Marx définit, par exemple, ce qu’il entend par forée de travail, procès de travail, moyens de travail, objet ou matière de travail, produit. (N.R.)
- [5] Cf. le Capital, livre I, quatrième section, chap. XII, Ed. Soc., tome II, pp. 7-15. (N.R.)
- [6] Dans la mesure où le capitaliste individuel fait preuve d’initiative, il est aiguillonné par le fait que la valeur étant égale au temps de travail socialement nécessaire, objectivé dans le produit, il obtient une plus-value sitôt que la valeur individuelle de son produit dépasse sa valeur sociale, ce qui lui permet de le vendre au-dessus de la valeur courante du produit.
- [7] [La note suivante a été écrite, par la suite, sur une feuille séparée, non numérotée. Marx la fit précéder de la remarque suivante : « Cette note ne se rattache pas au dernier, mais à l’avant-dernier passage. » De fait, elle illustre un aspect typique de soumission formelle du travail au capital avec ses diverses conséquences.]
« Un travailleur libre a, en général, la faculté de changer de patron – cette liberté distingue le libre travailleur de l’esclave comme un marin de la flotte marchande anglaise se distingue d’un marin de la flotte de guerre… La condition d’un travailleur libre est supérieure à celle d’un esclave, parce que le premier se croit libre. Même si elle est erronée, cette opinion n’est pas sans influencer grandement le caractère d’un peuple. » Cf. P.R. Edmonds, Practical, Moral and Political Economy, Londres, 1828, pp. 56-57. « L’homme libre est poussé au travail par un mobile bien plus violent que celui de l’esclave : l’homme libre doit choisir entre un dur travail et la mort par inanition [Compléter ce passage. Karl Marx], un esclave a le choix entre… et des coups de bâton. » (L.c., p. 56).
« La différence entre la condition de l’esclave et celle d’un travailleur sous le système monétaire est tout à fait insignifiante… L’esclavagiste connaît trop bien son intérêt pour débiliter ses esclaves en lésinant sur la nourriture; en revanche, le patron de l’homme libre lui donne le moins possible à manger, parce que le tort fait au travailleur ne retombe pas sur lui seul, mais sur toute la classe des patrons. » (L.c.)
« Dans l’Antiquité, pour rendre laborieuse l’humanité au-delà de la satisfaction de ses besoins et pour faire en sorte qu’une partie d’un peuple travaille pour faire subsister l’autre gratuitement, il fallut recourir aux esclaves. Ainsi, l’esclavage y devint une institution universelle. L’esclavage était alors aussi nécessaire à l’augmentation de la production, qu’il lui serait maintenant néfaste. La raison en est simple. Si l’on ne forçait pas l’humanité au travail, elle ne travaillerait que pour ses propres besoins, et si ceux-ci étaient réduits, elle ne travaillerait guère. Mais, lorsque les États commencent à se former et ont besoin de bras surnuméraires pour se défendre, il faut encore procurer de la nourriture à ceux qui ne travaillent pas. Or, comme, par hypothèse, les besoins des travailleurs sont minimes, il faut trouver une méthode pour augmenter leur travail au-delà du niveau de leurs besoins. C’est pour cela que l’esclavage fut mis au point… Les esclaves étaient contraints, ou bien à travailler la terre qui les nourrissait eux-mêmes ainsi que les libres oisifs comme à Sparte, ou à tenir toutes les places serviles que les hommes libres occupent à présent, afin de procurer des articles manufacturés à ceux qui étaient au service de l’État, comme en Grèce et à Rome. C’était une méthode violente pour rendre l’humanité laborieuse, et donc augmenter la production de nourriture… Les hommes étaient alors forcés de travailler, parce qu’ils étaient les esclaves d’autres hommes; à présent, ils sont forcés de travailler parce qu’ils sont les esclaves de leurs propres besoins. » Cf. J. Steuart, L.c., édit. de Dublin, tome I°, pp. 38-40.
Le même auteur observait qu’au XVI° siècle, « lorsque les lords congédièrent leur suite, les fermiers congédièrent les bouches inutiles, en se transformant en capitalistes industriels. De moyen de subsistance, l’agriculture devint commerce (trade). » La conséquence en fut : « le retrait d’un certain nombre de bras d’une agriculture nonchalante, de manière à faire travailler davantage ceux qui s’y adonnaient, en produisant autant par un dur travail sur un espace moindre que par un faible travail sur une grande étendue » (L.c., p. 105). (N.R.) - [8] Cf. le Capital, I° livre, sixième section, chap. XXI, Ed. Soc., vol. II, pp. 206-213, ainsi qu’en fin de ce volume (Pages Éparses, infra, pp. 282-287.) (N.R.)
- [9] Marx développe la même idée dans le Capital, livre III, et en tire certaines conclusions politiques. « De même pour l’Église catholique au Moyen Age, le fait de recruter sa hiérarchie sans considération de condition sociale, de naissance, de fortune, parmi les meilleurs cerveaux du peuple, était l’un des principaux moyens de renforcer la domination du clergé et d’assurer le maintien des laïcs sous le boisseau. Plus une classe dominante est capable d’accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse. » (Ed. Sec., vol. VIII, p. 260).
- [10] Cf. supra, p. 183. (N.R.)
- [11] Cf. A. Young, Political Arithmetic, Londres, 1774, p. 49 note.
- [12] Cf. le Manifeste du Parti communiste, 1848 : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales… Ce qui distingue l’époque bourgeoise de toutes les précédentes, c’est le bouleversement incessant de la production, l’ébranlement continuel de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l’instabilité et du mouvement. »
- [13] Cf., par exemple la transformation de l’ouvrier individuel en ouvrier collectif, p. 226-227; et la transformation du capitaliste en fonctionnaire du capital (p. 141) et en salarié (pp. 219, 229-230). (N.R.)
- [14] Cf. le Capital, livre 1, quatrième section, chap. 15, Ed. Soc., tome II, p. 68 passim. (N.R.)
- [15] Cf. Carlisle, Public Economy Concentrated, etc., 1833, p. 56.
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