Ont participé à la rédaction et à la diffusion de ce texte :
Les amis du Potlatch; Le Frondeur; Groupe Commune de Cronstadt; Groupe des travailleurs pour l’autonomie ouvrière; La Guerre Sociale; Pour une intervention communiste (Jeune Taupe); Des révolutionnaires communistes sans sigle. Octobre 1980
C’est une nécessité constante pour une société de classes que de proposer, aux populations opprimées, de faux ennemis, des fausses horreurs à la place des vrais. La religion a tenu ce rôle de distraction et d’unification de la société par delà ses antagonismes. Elle déplaçait de la terre au ciel les oppositions sociales : Dieu et le diable. La répartition inégale de la richesse selon l’origine sociale, s’y transformait en une juste répartition des récompenses et des châtiments suivant les mérites.
Les terrifiantes visions de l’enfer, de flammes éternelles, faisaient mieux accepter aux opprimés leur misère. Des horreurs extrêmes, mythiques, sont produites pour rendre supportable la pauvreté et la peine quotidiennes.
Aujourd’hui, religion et morale perdent de leur force, mais la société de classes se perpétue et ses nécessités fondamentales demeurent. La politique et l’idéologie prennent le relais. Les hommes doivent trouver une certaine unité, se rassembler contre les mêmes ennemis, communier dans les mêmes terreurs. De fausses oppositions politiques se substituent
aux oppositions sociales réelles. Des horreurs exagérées ou inventées doivent, par contraste, mieux permettre aux prolétaires d’apprécier leur « confort » présent – cacher la véritable nature de leur misère réelle. Les délires qui naissent de ces nécessités sociales n’ont finalement rien à envier à ceux de l’obscurantisme religieux.
La liberté c’est l’esclavage
Dans la pensée politique contemporaine, le fascisme joue, avant toute autre idéologie, le rôle du diable. L’univers concentrationnaire fournit un enfer des plus convenables.
L’idéologie antifasciste se propose de sauver la démocratie par tous les moyens face au fascisme et aux dictatures étatistes qui lui sont plus ou moins assimilées. Mais en vérité cette idéologie est d’abord le moyen de noyer les perspectives propres du prolétariat dans la confusion et d’intégrer cette classe dans la défense du monde capitaliste.
L’opposition entre fascisme et antifascisme, dont on fait un absolu, a d’abord été une mauvaise blague que les exploiteurs et les politiciens ont fait au prolétariat. Que d’hypocrisie elle recouvre ! Avant d’entrer en guerre contre le fascisme, les États démocratiques, comme l’État stalinien et les partis de gauche en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont d’abord cherché à faire un compromis et à pactiser. Après la guerre, en Italie et en Allemagne, les flics et les fonctionnaires qui avaient servi Mussolini ou Hitler furent reconduits au service de l’État démocratisé. Quant au régime de Franco, il s’est tout naturellement intégré au nouvel ordre occidental. La mythologie de l’antifascisme, libéral ou stalinien, réécrit l’histoire et dissimule l’unité profonde des formes démocratiques et dictatoriales que prend l’État. La démocratie sera toujours prête à se transformer en dictature, et vice versa, pour sauver l’État!
C’est en attaquant l’État et le salariat à la racine, et non en les préservant pour éviter le pire, que nous pouvons réellement lutter contre les dictatures ou les mesures dictatoriales (restriction de la liberté d’expression, de circulation, interdictions professionnelles… mesures propres à tout État).
La fascisme italien et le nazisme allemand ont été vaincus par les armées occidentales et staliniennes. Cela n’empêche pas que les États antifascistes soient aujourd’hui les héritiers du fascisme. Le fascisme a été un banc d’essai pour le capitalisme moderne: intervention étatique dans l’économie de marché; automobile pour tout le monde; bourrage de crâne permanent; unité factice par-dessus les classes; « perversion » et intégration des idéaux prolétariens et socialistes. Hitler avait réussi à unifier et à diriger les Allemands en canalisant leurs ressentiments sur un faux ennemi: le Juif. D’où une hystérie intellectuelle et populaire odieuse. Dans le capitalisme allemand ébranlé d’après 1914-1918, l’antisémitisme a servi cyniquement à unifier des couches sociales hétérogènes et à faire adhérer à l’État. L’antifascisme a la même fonction politique et utilise les mêmes ressorts psychologiques, même si la cible a changé. Il faut en finir avec l’antisémitisme. Il faut en finir avec l’antifascisme. L’un et l’autre sont le « socialisme des imbéciles ».
L’antifascisme est une forme plus évoluée, plus subtile que l’antisémitisme, mais pas moins contre-révolutionnaire. Il crée une attitude de réflexe et de haine. Face au fascisme on ne pense plus; il ne faut plus penser – c’est tabou. Face au fascisme, tout est permis : les crapuleries, le mensonge, le truquage, le lynchage, l’appel à l’État. L’antisémitisme fonctionnait aussi bien contre l’épicier du coin que contre le « judéo-bolchévisme », le « judéo-capitalisme » … La capacité d’assimilation du terme fascisme sera encore plus vaste. Tout ce qui dérange et tout ce qu’on ne veut pas comprendre devient du “fascisme”.
Depuis le XIXe siècle, la gauche a tenu ce rôle de chien de garde de l’État, aboyant à la provocation devant l’irruption du prolétariat ou n’importe quelle émeute populaire, rejoignant la droite dans une ambiance de ratonnade : à Berlin (1919-1923), à Barcelone (mai 1937) ou à Sétif (le 8 mai 1945 !). C’est la gauche qui dénonce, désarme les mouvements insurrectionnels en appelant à l’indignation populaire contre les ennemis de l’ordre. Aujourd’hui en Italie, c’est elle qui cristallise l’union sacrée autour de l’État.
Mais comment oser comparer un comportement et une idéologie racistes à l’antifascisme qui se veut un antiracisme ? En réalité l’antifascisme a servi à couvrir et à justifier bien des saloperies à l’égard de telle ou telle population. Et d’abord il a permis de couvrir un répugnant racisme anti-allemand. Mais aussi la répression colonialiste : les émeutiers algériens de Sétif, dont on a fait une boucherie – c’étaient des « hitlériens ». D’une façon plus générale, l’antifascisme a fait de l’antiracisme quelque chose de creux. Tout le monde est contre le racisme et tout le monde s’accommode de racismes qui n’osent pas dire leur nom. Ainsi on attaquera comme racistes des comportements qui ne le sont pas.
Mais comment oser comparer ceux qui mettaient les Juifs dans les « chambres à gaz » et ceux qui sont venus interrompre ce « génocide »? Ce serait la grande différence : les fascistes et les nazis faisaient exprès de faire le mal et d’assassiner; notre monde démocratique et « socialiste », lui, se contente de laisser crever de faim chaque année des dizaines de millions d’hommes qu’une meilleure répartition de la nourriture disponible pourrait sauver.
Ce n’est pas la volonté de ses dirigeants qui a rendu le fascisme meurtrier. Comme ses ennemis, il était pris dans la guerre, et, comme eux, il voulait la gagner par tous les moyens, y compris les plus atroces. S’il avait eu la bombe atomique, sans doute l’aurait-il utilisée. La déportation et la concentration de millions d’hommes ne se réduisent pas à une idée infernale des nazis, c’est avant tout le manque de main-d’oeuvre nécessaire à l’industrie de guerre qui en fait un besoin. Contrôlant de moins en moins la situation, la guerre se prolongeant et rassemblant contre lui des forces bien supérieures, le fascisme ne pouvait nourrir suffisamment les déportés et répartir convenablement la nourriture. L’individu réduit à un matricule, les camps de concentration avec leur déshumanisation, leur bureaucratie interne, leurs épidémies dévastatrices, la sous-nutrition, les rumeurs délirantes, ne sont que l’expression exacerbée du monde où nous vivons. Pas un enfer qui lui serait extérieur.
L’ignorance c’est la force
Les déportés qui ne sont pas revenus sont morts du fait de la guerre. Leur mort est exploitée pour faire passer au second plan les dizaines de millions de morts de la Deuxième Guerre mondiale.
Après la guerre de 1914-1918, le dégoût pour cette gigantesque tuerie avait été général. Le pacifisme rencontrait un écho dans de larges couches de la population. La guerre de 1939-1945, elle, a été une véritable victoire pour le capital. Le retour à la paix s’est fait dans le calme, avec peu de remous prolétariens.
Cette guerre, beaucoup plus meurtrière que la précédente, est apparue comme une entreprise justifiée. Il fallait battre Hitler, écraser le diable. Plus jamais l’absurdité de Verdun ! mais Stalingrad, le Débarquement, la Résistance, c’est différent, penseront des gens qui, parfois, se prétendent révolutionnaires.
La guerre c’est la paix
On est prêt à se mobiliser dans les usines sous la conduite des syndicats responsables, à repartir au front, pourvu qu’on donne à croire qu’il s’agit de lutter pour la Liberté, pour le Socialisme, pour les Droits de l’Homme. Jamais autant d’armes et des armes aussi meurtrières n’ont été produites. On meurt aux quatre coins du monde dans des conflits alimentés par des puissances impérialistes. Mais les ministères de la Guerre sont devenus des ministères de la Défense; et comme dans 1984 de
George Orwell, peut-être deviendront-ils des ministères de la Paix ? Les hurlements belliqueux et nationalistes d’antan ont cédé la place aux discours pacifistes des chefs d’État modernes. Faire la guerre oui, mais pour mieux préserver la paix. La propagande de guerre moderne n’est plus celle d’un nationalisme borné contre un autre, mais elle a toujours plus besoin de mettre en scène des monstres et de cultiver l’horreur. On justifie ainsi, ou l’on fait oublier, sa propre barbarie.
Récemment, au Cambodge, on a multiplié le nombre des morts et caché les causes réelles d’une situation catastrophique pour tout rejeter sur une bande de fous meurtriers à la Pol Pot – de nouveaux Hitler ! Les chiffres ont été gonflés à Hanoï et repris par la presse de droite aux USA. Chacun y trouvait son compte : le Vietnam avait un prétexte pour justifier une intervention; les Américains y trouvaient de quoi alimenter leur anti-“communisme” et de quoi effacer le rôle néfaste qu’ils ont joué dans la région. Pendant que, en Occident, se faisait tout ce tapage à propos du Cambodge, des massacres de même ampleur avaient lieu à Timor, rattaché à l’Indonésie – les armes utilisées sont de fabrication française et américaine. En France et en Amérique, nous étions donc plus concernés et nous avions des possibilités d’action. Mais la presse, qu’elle soit de droite ou de gauche, a fait le silence.
La seule attitude révolutionnaire possible n’est pas d’en rajouter dans l’antifascisme, de voir du fascisme partout comme le font les gauchistes. Elle ne peut être que la subversion de toutes les propagandes de guerre. Il n’y a pas de monstres en face de nous. Nos ennemis, ce sont des rapports sociaux, même si ce sont des hommes qui les défendent et que nous devons affronter. C’est en s’attaquant à l’argent et à l’État que l’humanité pourra non pas accéder à un impossible paradis, mais se constituer en communauté.
Le fascisme a été un mouvement social qui est venu renforcer un État qui ne parvenait plus à maintenir l’ordre et à unifier la société. L’antifascisme reste le moyen d’éviter la critique de l’État: participation de la gauche à l’État pour éviter sa fascisation, soutien et appui à l’État pour lutter contre des fascismes réels ou imaginaires. Ce fut, en 1936, le reniement par l’anarcho-syndicalisme espagnol de ses principes anti-étatiques après le putsch de Franco; l’enthousiasme et le sang ouvrier furent mis au service de l’État républicain. En Italie, aujourd’hui, l’antifascisme allié à l’anti-“terrorisme rouge” sert à rassembler la population autour de l’État qui est censé la protéger. Mais là aussi ça tourne au délire. Ce sont les flics de cet État antifasciste qui organisent eux-mêmes les massacres ou un enlèvement comme celui d’Aldo Moro. On exhibe ensuite quelques éléments d’extrême-gauche ou d’extrême-droite pour en faire des coupables. Et l’ensemble des mass media fait résonner les tams-tams pour qu’aucune autre version que la version étatique ne puisse se faire entendre. (Cf. Gianfranco Sanguinetti, Du Terrorisme et de l’État, édité par Jean-François Labruyère et Philippe Rouyan, B.P. 144, 38002 Grenoble Cedex).
Au pays du mensonge déconcertant Pourtant, alors que le scepticisme face aux déclarations officielles est répandu, ce mensonge fonctionne. On n’y croit pas, mais c’est pour s’en désintéresser – vrai, faux ? quelle importance ! L’isolement et la passivité ont amené une effrayante démission de l’intelligence. La démocratie, loin d’être la société de la liberté de penser, est celle de la suprématie du baratin dans le plus grand respect de la connerie individuelle. L’aspect le plus frappant dans l’histoire des vérités officielles est l’aisance avec laquelle ceux qui les colportent retournent leur veste quand ils n’ont plus le choix. Pendant l’époque « chaude » des reportages sur le Cambodge, des chiffres étaient modifiés chaque jour sans qu’aucune explication vienne justifier cette incohérence. Un déluge d’informations contradictoires sur les récents évènements polonais nous a été déversé dans la plus grande confusion, sans qu’aucune des questions précises – combien ? où ? quand ? – puisse recevoir de réponse.
Comparé au monde féodal, l’univers démocratique de la bourgeoisie n’est pas capable de produire une religion monolithique qui fasse l’unanimité. Mais il a ses vérités sacrées et il paie bien ceux qui les protègent. Il n’est pas question, pour nous, de corriger ces vérités sacrées mais de les démonter, de les déconstruire et de démasquer les menteurs. C’est en renversant les idéologies que l’on comprend à la fois leur fonction et la réalité qu’elles voilent. Il est important d’imposer pratiquement une autre version de certains faits et surtout d’inciter à une autre compréhension de la réalité sociale, de bloquer l’effrayante production de bobards qu’on voudrait froidement nous faire gober.
Cette époque produit l’indifférence têtue des uns et l’hostilité bétonnée de ceux qui sont prisonniers de la pensée et des réflexes politiques; indifférence et hostilité auxquelles il faudra nous heurter. Mais cette époque produit aussi les têtes capables de nous comprendre et les forces capables de la subvertir.
Seules, la lutte communiste des prolétaires, la destruction du salariat, de la marchandise et des États permettront d’en finir avec les délires politiques et les idéologies symétriques.
Octobre 1980
1ère édition avant l’attentat de la rue Copernic. 2e et 3e tirages, ne varietur et 60 000e. Supplément au n°3 de La Guerre Sociale – Imprimerie spéciale.
La Vieille Taupe 12, rue d’Ulm 75005 Paris, Réédition juin 1991