Trahison avortée.
– Citoyen – me dit un soir, à Passy, le commandant Bénot1 -, savez-vous que chaque soir le colonel Laporte sort seul depuis quelque temps par la porte d’Auteuil et s’en va rôder dans le bois de Boulogne ?
Que diable y va-t-il faire ?
– Vous êtes certain de la chose ?
– Absolument. Du reste, nous pouvons aller à la porte d’Auteuil nous en informer.
Le chef de poste nous apprend, en effet, que depuis trois jours le commandant du secteur se rend seul, le soir, vers dix heures, dans le bois, sous prétexte de surveiller l’ennemi.
En rentrant au château de la Muette, je demande des explications au colonel Laporte. Il avoue ses sorties nocturnes et les justifie par la nécessité de surveiller les mouvements de l’ennemi, qui vient de jeter un pont à Suresnes et dirige ses tranchées vers le rond-point de Mortemart pour y établir une batterie.
Je demande à mon homme comment il a gardé pour lui jusqu’alors cette importante découverte et n’en a déjà pas fait un rapport à la Guerre.
Il balbutie quelques excuses et me propose de sortir avec lui à l’heure habituelle pour nous rendre un compte exact des faits.
Bénot cligne de l’oeil et j’accepte.
Vers dix heures, au moment de sortir, le commandant Bénot, qui a demandé à nous accompagner, se trouve lui aussi à la porte d’Auteuil, mais avec une cinquantaine d’hommes solides et résolus.
Le colonel paraît peu satisfait de l’escorte et soulève quelques objections, mais nous passons outre.
Nous marchons par une nuit assez noire en file indienne et dans le plus grand silence, durant environ trois quarts d’heure guidés par le colonel, que surveille Bénot qui ne le quitte pas d’une semelle, revolver en main.
0r, dans ma jeunesse – vers 1848-49 – j’ai fait pas mal de promenades nocturnes dans le bois de Boulogne en compagnie de mon ancien ami Thalès Bernard2. J’en connais à ce point les « détours » qu’il me serait impossible de m’y égarer, fût-ce en temps de brouillard.
Je fais signe à Bénot qui, sans bruit, arrête ses hommes. Puis, m’approchant du colonel et à voix basse:
– Où pensez-vous donc nous mener ainsi ?
– Mais, citoyen membre de la Commune, vers le pont de Suresnes, ainsi qu’il est convenu.
– Vous croyez vraiment être dans cette direction ?
– Certainement, citoyen mem…
– Assez ! Vous êtes un traître ou le dernier des blagueurs.
– Citoyen mem…
– Taisez-vous. Il paraît que je connais le bois mieux que vous. Nous allons tout bêtement sur Madrid et nous sommes à un kilomètre à peine des avant-postes versaillais.
– Faut-il lui casser la gueule ? me demande Bénot.
– Serrez-le seulement de près et retournons vers la porte Dauphine.
On bat en retraite. Vingt minutes après nous arrivons à la porte.
Mais depuis notre sortie qui probablement a donné l’éveil, le mot d’ordre a été changé. Le chef de poste refuse de nous recevoir.
Nous devons alors regagner la porte d’Auteuil, non sans risquer d’être aperçus par les avant-postes de l’ennemi, la lune commençant à donner en plein.
Le commandant Bénot et ses hommes étaient d’avis de fusiller le colonel qui ne l’aurait vraiment pas volé, lors même qu’il n’eût été dans cette affaire qu’un pur imbécile.
On s’est contenté de le garder jusqu’au lendemain matin et de le faire conduire ensuite au Cherche-Midi3, en même temps qu’on a adressé un rapport spécial à la Guerre4.
J’avoue ne pas comprendre grand-chose à toute cette histoire et je me demande quel pouvait bien être le but de cet homme5.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Victor Bénot (1839-1873): garçon boucher, il deviendra, sous la Commune, colonel au “régiment Bergeret”. Il sera fusillé à Satory le 22 janvier 1873.
2 Thalès Bernard (1821-1873): poète et érudit français.
3 à la prison du Cherche-Midi
4 Delescluze, qui remplacera Rossel comme délégué à la Guerre à partir du 11 mai, fera relâcher le colonel Laporte.
5 S’il en faut croire un sieur Dalsème qui a publié depuis les Conspirations sous la Commune, il s’agissait d’une combinaison d’après laquelle le colonel Laporte – ainsi désigné par Dalsème – devait livrer justement la porte Dauphine aux Versaillais. L’incident que je raconte plus haut est, en effet, relaté dans le livre de Dalsème ; mais celui-ci, ignorant que j’avais remplacé Oudet à la surveillance du secteur, mentionne le nom de notre collègue comme étant celui du membre de la Commune que Laporte devait livrer à l’ennemi. (N. de l’A.)