La Commune se divise.
Déjà cette malencontreuse imitation d’une époque que nous
ne connaissons encore trop que par son côté dramatique commence
à porter ses tristes fruits.
Elle a divisé la Commune en deux camps, juste au moment
où il lui aurait fallu le plus de réelle unité1.
Personne jusqu’alors n’avait pris au sérieux la fumisterie
de Vésinier, qualifiant de réactionnaires les treize opposants
dans le vote relatif à la validation des élections complémentaires.
Les insinuations malveillantes de Félix Pyat2 à l’égard
de certains de nous avaient été assez vertement relevées
elles-mêmes pour que la majorité en comprît l’injustice.
Mais les treize opposants d’alors étant devenus vingt-trois
contre la création du fameux Comité, la majorité s’en est
exaspérée.
Et pourtant, en admettant qu’ils se trompent, les vingt-trois,
somme toute, n’agissent ainsi que par respect pour l’intégrité
de la Commune elle-même.
Ils le comprennent tellement bien que, malgré leurs répugnances
pour la nouvelle institution, ceux d’entre eux qu’on
a placés à la tête d’importants services, tels que les Postes et
les Finances, n’en sont pas moins restés à leur poste, prêts à
exécuter les décisions prises par le Comité de salut public.
De quel droit donc leur imputer à crime de lèse-Commune
leurs divergences à ce propos?
Il faut vraiment, comme ce pauvre Miot, être possédé de la
manie de la «tradition révolutionnaire» pour ne pas admettre
qu’on puisse différer de vues sur un tel sujet.
Voilà donc que nous ne sommes plus seulement des réactionnaires,
mais bel et bien des «traîtres» sur lesquels on
devra avoir l’oeil !
Et quelle inconséquence alors de laisser ces traîtres occuper
plus longtemps les postes qu’on leur a confiés !
Tout ceci est vraiment incompréhensible et en tout cas fort
incohérent.
Voilà parmi nous une cause de trouble dont certes le besoin
ne se faisait pas sentir.
Le diable soit des traditions !3
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 La Commune est en effet divisée en deux camps. La majorité, composée de blanquistes et de «jacobins», est de tendance autoritaire. C’est elle qui fait mettre en place le Comité de salut public. La minorité anti-autoritaire – qui compte en particulier Longuet, Vermorel, Franckel, Vallès, Tridon (bien que blanquiste), Varlin, Courbet – est opposée à la formation du Comité.
2 Félix Pyat (1810-1889): avocat, journaliste, dramaturge, franc-maçon, député de gauche sous la IIe République, puis membre de l’Internationale et enfin de la Commune. Il ne participera pas à la Semaine sanglante.
Dans une lettre de juin 1871 à Peter Imandt, Jenny Marx écrira: “Il a fallu plus de vingt ans pour former des hommes aussi braves, aussi capables et aussi héroïques, et maintenant ils sont presque tous perdus. Pour quelques-uns, il y a encore de l’espoir; les meilleurs ont été assassinés, Varlin, Jaclard, Rigault, Tridon, etc, etc… Les vulgaires gueulards du genre Félix Pyat s’en tireront probablement.”
Pyat s’en tirera effectivement et rejoindra Londres…
3 Il va sans dire que Lefrançais, enseignant de formation, ne fait pas ici la critique indistincte de toute transmission inter-générationnelle de longue durée, mais bien spécifiquement de la tradition en tant que reproduction naïve et bornée d’un passé mythifié…
Est ici posée la question éminemment révolutionnaire: com-prendre le passé ou être possédé par lui…?