Retour au IVe arrondissement.
Dernière nuit à la mairie.
Mardi, 23 mai 1871.
À mon arrivée, je trouve la commission municipale en grand
émoi.
Mon collègue Gérardin1, resté d’abord en permanence et
parti au petit jour, pour une heure seulement, avait-il dit, n’a
point encore reparu.
Que signifie cette absence de tous les délégués de l’arrondissement?
Ont-ils donc déserté leur poste?
Mon retour calme un peu les membres de la Commission… Je
leur raconte ce qui s’est passé aux Batignolles et à Montmartre.
Quant à la disparition de mes collègues, elle s’explique
par le fait qu’ils ont été envoyés en mission dès l’entrée des
Versaillais dans Paris, et qu’ils sont sans doute retenus sur les
points que leur a désignés le Comité de salut public. Qui sait
même s’ils ne sont pas déjà dans l’impossibilité de revenir2 ?
Après avoir exhorté au sang-froid nos amis, je pousse
jusqu’à mon domicile, rue des Lions-Saint-Paul, et j’expédie les miens chez un ami totalement étranger à la politique, où
ils courront moins de dangers.
Je me rappelle les procédés des vainqueurs de «Juin»3 et
je ne veux pas que ma famille y soit exposée après notre
défaite.
Comme je regagne la mairie et que je me trouve bien en
vue sur la chaussée de la rue des Lions, deux coups de feu
me sont successivement tirés d’une grande maison de la rue
Saint-Paul, véritable caserne composée de plusieurs corps de
bâtiments coupés par de grandes cours.
Les balles me sifflent seulement aux oreilles et c’est tout.
Le citoyen N…, qui commande un bataillon de fédérés gardant
le quartier, veut faire fouiller la maison. Mais l’exaspération
de ses hommes est telle qu’on pourrait craindre une
répétition de l’affaire de la rue Transnonain qui, en 1834,
illustra d’une façon sinistre Thiers, alors au pouvoir.4
Je dissuade donc le citoyen N… de donner suite à son
projet.
Le soir venu, je vais à l’Hôtel de Ville. On y a amené dans la
journée le corps de Dombrowski5, lequel s’est volontairement
fait tuer dans l’après-midi, sous les yeux de Vermorel6, à la
barricade de la rue Myrrha, à deux pas de la pharmacie du
citoyen Dupas7.
Cette sorte de suicide, d’après ce que me raconte Vermorel,
serait la conséquence d’accusations de trahison portées le
matin même contre Dombrowski par ses hommes qui l’avaient
fait prisonnier.
Son cadavre repose dans une chambre tendue de bleu,
occupée sous l’Empire, dit-on, par l’une des filles du préfet
Haussmann8.
Tombé en héros pour la défense de la Commune, Dombrowski
à cette heure défie toute suspicion. Militaire avant tout, il
n’avait peut-être vu dans le poste qu’on lui avait confié qu’une
occasion de se former dans l’art de la guerre.
S’il avait trahi rien ne lui eût été plus facile, il me semble,
que de se retirer sans bruit, au milieu du désarroi qui suivit
l’entrée de l’ennemi.9
Quelques minutes avant de quitter l’Hôtel de Ville pour
regagner la mairie du IVe, j’assiste à une scène dramatique
des plus mystérieuses…
Comme nous parlions des dernières mesures de défense à
prendre dans le quartier, en attendant le retour de Bergeret10,
chargé d’incendier les Tuileries, d’où commençaient à jaillir
les flammes, l’un de nous avise dans un coin de la salle un
homme habillé en bourgeois, âgé d’une quarantaine d’années
environ, de figure assez fine et qui, tranquillement, prenait
quelques notes. Personne de nous ne le connaît.
Delescluze11 s’avance brusquement vers lui:
– Qui êtes-vous et que faites-vous ici?
L’homme ne se trouble pas trop et répond avec assez de
calme qu’il est envoyé par Bergeret pour annoncer au Comité
de salut public que les ordres de celui-ci viennent d’être
exécutés.
Peut-être allait-il se tirer d’affaire lorsqu’arrive Bergeret.
Celui-ci déclare n’avoir envoyé personne et ne point
connaître l’individu qu’on lui présente.
Ce dernier se sent perdu mais ne dit plus mot.
Les notes prises sur lui ne peuvent être déchiffrées.
On l’emmène et quelques minutes après un feu de peloton
nous apprend qu’on l’a passé par les armes.
Que cet homme fût un agent de Versailles, la chose n’est
pas douteuse et il ne s’en est pas défendu un instant. Mais ce
devait être une nature bien trempée.
Aucune des pièces trouvées sur lui n’a pu faire connaître
son identité.12
Tourmenté par ma bronchite, je me demandais, non sans
inquiétude, comment je pourrais suffire aux difficultés accumulées,
lorsque le citoyen Ostyn13 m’offre de m’accompagner
au quatrième pour m’aider si besoin est.
J’accepte sans me faire prier et nous arrivons au moment
où, de nouveau, la commission municipale, excitée par les
insinuations de deux membres du Comité central, se considérait
comme définitivement abandonnée par les délégués de
l’arrondissement, le citoyen Gérardin n’étant toujours pas là…
Perdant patience à mon tour, je montre les dents.
Sans pouvoir m’expliquer plus qu’eux l’absence de mon
collègue – à la trahison duquel je ne crois pas -, je leur reproche leur promptitude à flétrir la conduite un homme
qu’ils connaissent depuis plusieurs années.
Puis, en admettant même que leurs soupçons soient fondés,
de quel droit accusent-ils la Commune de les abandonner
alors que ma présence parmi eux prouve le contraire ?
Enfin, m’adressant plus directement aux deux citoyens que
je suppose être les principaux artisans de ces insinuations, je
les préviens net qu’à la première histoire de ce genre je les
fais arrêter, et, s’il le faut, fusiller immédiatement.
Tout finit par s’arranger. Nos amis comprennent qu’ils ont
eu tort. La confiance renaît et la nuit se passe sans autre
incident que l’arrestation d’un coiffeur de la rue Payenne,
chez qui l’on vient de saisir une assez grande quantité de
brassards tricolores.
On nous l’amène et il le prend d’abord d’assez haut.
« Il a bien le droit d’avoir chez lui des brassards tricolores»,
nous dit-il d’un air fanfaron.
– Mais nous avons le droit, nous aussi, sachant l’usage que
vous en vouliez faire, de ne point nous laisser assassiner traîtreusement
par vous et par vos amis. Droit pour droit.
Et je donne l’ordre de l’envoyer au Dépôt où l’on éclaircira
son affaire.
– Mais c’est à la mort que vous m’envoyez ! s’écrie notre
homme devenant tout à coup moins fier.
– Et où entendiez-vous donc nous envoyer, à l’aide de vos
brassards de reconnaissance?
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1Eugène Gérardin (1827-?): ouvrier peintre en bâtiment ; un des dirigeants parisiens de l’Internationale ; poursuivi par le Second Empire ; membre du Comité central républicain des Vingt arrondissements ; membre de la Commune ; membre de la Commission du Travail et de l’Échange ; opposé à la création du Comité de salut public ; pendant la Semaine sanglante, il combat sur les barricades ; il se rendra aux Allemands qui le livreront aux troupes versaillaises ; il sera déporté en Nouvelle-Calédonie.
2 C’était précisément le cas pour le
citoyen Amouroux, tombé sur une
patrouille versaillaise alors qu’il allait par ordre de Delescluze vérifier si
vraiment Passy était déjà envahi,
les dépêches à ce propos étant
absolument contradictoires. (N. de l’A.)
3 En juin 1848, le général Cavaignac mena, au nom de la République, une terrible répression, à la mesure de l’effroi éprouvé par la bourgeoisie face à la révolte ouvrière parisienne. Les journées insurrectionnelles de juin 1848 furent l’acte de naissance de l’indépendance du mouvement ouvrier, qui, jusqu’en 1871, fut encore largement imprégné de l’espoir illusoire d’une “République sociale”. La Commune de 1871 consacre le point de départ de la rupture définitive entre le prolétariat et ses exploiteurs. Son impitoyable écrasement viendra marquer l’irréductible fracture entre la classe ouvrière et le régime républicain. Peu à peu, l’illusion de la République émancipatrice laissera la place au Parti de l’émancipation chimérique, dont tout le XXe siècle sera l’incontestable réfutation pratique.
“L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.” (Statuts de l’A.I.T., 1864)
“…pour l’émancipation définitive de la classe travailleuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat.” (Marx, Salaire, prix et profit, 1865)
4 À Lyon, le 9 avril 1834 (sous la monarchie de Juillet), se déroula une manifestation organisée par la Société des Droits de l’Homme (association républicaine à tendance jacobine) et le conseil exécutif des sociétés ouvrières de secours mutuel. La manifestation déboucha sur des émeutes, qui s’étendirent à Paris le 13 avril. En réaction, le gouvernement réprima très durement le mouvement. Thiers était alors le ministre de l’Intérieur du roi Louis-Philippe.
Le 14 avril, près d’une barricade dans la rue Transnonain, un capitaine d’infanterie fut apparemment blessé par un coup de feu tiré depuis une fenêtre. En représailles, douze (sur les cinquante) occupants de l’immeuble d’où le tir serait parti, furent massacrés par les militaires. Les autres occupants furent également violentés, dont quatre grièvement.
Daumier immortalisa le massacre avec sa lithographie Rue Transnonain, le 15 avril 1834.
5 Jaroslaw Dombrowski (1836-1871): polonais, officier dans l’armée russe, il participa à l’insurrection polonaise de 1863 contre le régime tsariste ; déporté en Sibérie, il s’évada et gagna Paris (1865) ; suivit en observateur la guerre austro-prussienne de 1866 ; participa à la défense de Paris pendant le siège ; membre du comité central de la Garde nationale ; membre de l’Internationale, général de la Commune, il organise la défense contre les Versaillais ; calomnieusement suspecté d’intriguer avec Versailles, il meurt sur les barricades le 23 mai 1871, à l’âge de 34 ans.
6 Auguste Vermorel (1841-1871): journaliste ; rédacteur du Courrier français, journal d’opposition sous l’Empire ; dénonça les lâchetés des hommes de 1848 et de 1851 ; socialiste ; emprisonné à de nombreuses reprises ; participa au soulèvement du 31 octobre 1870 et fut poursuivi par le gouvernement de la “Défense” nationale ; rédacteur au Cri du Peuple ; membre de la Commune ; mena avec Dombrowski l’attaque contre les Versaillais à Asnières (9 avril) ; membre de la Commission de la Justice, de la Commission exécutive (8 avril), de la Commission de Sûreté générale ; fit réoccuper le fort d’Issy (30 avril) ; se déclara contre les ingérences des sous-comités du Comité central de la Garde nationale ; contre le Comité de salut public avec la minorité ; fut accusé par Pyat et s’opposa à Raoul Rigault ; organise la résistance aux Batignolles et à Montmartre, auprès de Dombrowski ; combattra sur la barricade du Château-d’Eau où il sera grièvement blessé ; pris par les Versaillais, il mourra de ses blessures le 20 juin 1871.
7 Eugène Dupas (1820-1882): ouvrier horloger devenu pharmacien à Paris, puis médecin ; militant coopérateur ; participant à la Révolution de 1848 ; membre de l’Internationale ; signataire de l’Affiche rouge ; communard ; condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée.
8 Georges Eugène Haussmann (1809-1891): préfet de la Seine de 1853 à 1870, il dirigea les transformations de Paris sous le Second Empire, qui visaient à moderniser la capitale en améliorant la circulation (des personnes et des marchandises), l’hygiène et l’architecture. Un autre objectif, moins avouable, était de prévenir d’éventuels soulèvements populaires, fréquents à Paris (1789, juillet 1830, juin 1848). En démolissant et réorganisant le vieux centre de la ville, Haussmann déstructura les foyers de contestation: il devint plus difficile pour la classe ouvrière, éparpillée dans les nouveaux quartiers, d’organiser une insurrection. Haussmann écrivit à Napoléon III qu’il fallait “accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres […] comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion des ouvriers de la province.” En outre, la construction de voies larges avait pour objectif principal de faciliter les mouvements de troupe et l’établissement de rues droites permettait de tirer au canon sur une foule en émeute et ses barricades.
9 Dombrowski avait été l’un des
généraux à la tête de l’insurrection
de Varsovie en 1863. La Commune
avait un autre général polonais, Wroblewski, qui s’illustra dans la
défense de la Butte-aux-Cailles et put
gagner Londres. Tous deux étaient
membres de l’Internationale.
10 Jules Bergeret (1830-1905): représentant en librairie, puis correcteur d’imprimerie et typographe ; membre du Comité central de la Garde nationale ; récupéra les canons enlevés à Montmartre (18 mars) ; membre de la Commune ; membre de la Commission de la Guerre et de la Commission exécutive ; délégué à l’état-major de la Garde nationale ; commandant de la place de Paris ; participa à la sortie désastreuse du 3 avril ; arrêté, puis libéré par la Commune ; vota pour le Comité de salut public ; réfugié à Londres, il sera condamné à mort par contumace.
11 Charles Delescluze (1809-1871): d’extraction bourgeoise, journaliste, républicain de 1830 et de 1848, plusieurs fois condamné, exilé, emprisonné, il fut notamment déporté à l’île du Diable sous le Second Empire. Il en revint la santé ruinée mais toujours aussi combatif contre le régime impérial, espérant l’émancipation des travailleurs par des réformes pacifiques (“Le bien n’est possible que par l’alliance du peuple et de la bourgeoisie.“, 27 janvier 1870). Le 8 février 1871, il fut élu par les parisiens à l’Assemblée nationale, dont il démissionna après son élection à la Commune. Il siégea à la Commission des Relations extérieures, puis à la Commission exécutive, et à la Commission de la Guerre. Membre du Comité de salut public, il remplaça Rossel comme délégué civil à la Guerre. Après l’entrée des Versaillais dans Paris, il appellera, le 24 mai, les habitants au combat: “Place au peuple, aux combattants aux bras nus! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné.” Malade, désespéré, il trouvera une mort volontaire le 25 mai, sur la barricade du Château-d’Eau.
12 Le citoyen Lissagaray, présent aussi
à cette scène étrange, la rapporte également dans son Histoire de la
Commune. (N. de l’A.)
13 Charles Ostyn (1823-1912): ouvrier tourneur, puis courtier en lingerie ; membre du premier Comité central de la Garde nationale (septembre 1870 – mars 1871) ; membre de l’Internationale et de la Commune ; membre de la Commission des Subsistances puis de celle des Services publics ; opposé à la création du Comité de salut public ; après la Semaine sanglante, il se réfugiera en Suisse et adhèrera à la Fédération jurassienne de tendance bakouniniste ; il sera condamné à mort par contumace.