Conclusion
Pour la seconde fois en vingt-trois ans, les républicains bourgeois, trahissant leurs promesses, n’ont rien trouvé de mieux que de noyer dans le sang les justes revendications des travailleurs.
Juin 1848, Mai 1871 auront appris aux prolétaires ce qu’ils doivent attendre désormais de la fraternité bourgeoise.
Deux fois en un quart de siècle on vient de les voir à l’œuvre, ces « fils de la Révolution »… leur mère comme disait Bancel1.
On sait maintenant la mesure exacte de la tendresse que ces « amis du peuple » éprouvent pour ceux qui travaillent, souffrent et meurent à la peine.
Deux fois ils ont tenu le pouvoir entre leurs mains. Deux fois il a dépendu d’eux de faire de la République la libératrice des opprimés, des misérables ; deux fois ils les ont fait massacrer sans pitié ni scrupules.
Sous ce rapport, on doit même leur rendre cette justice qu’ils font plus grand que leurs concurrents politiques.
Même le tsar de toutes les Russies n’oserait à cette heure faire égorger ainsi par milliers ses sujets de Pétersbourg2. Nul ne pourra jamais dépasser les républicains classiques en férocité conservatrice.
Est-ce donc à dire que les prolétaires, ceux sur qui pèsent les dîmes de toute nature prélevées par les jouisseurs de l’ordre social actuel, désespérant de la République, n’ont plus qu’à se jeter dans quelque nouvelle restauration monarchique pour en obtenir ce que n’ont su ni voulu leur donner les républicains… ce que ceux-ci ne leur donneront jamais, on peut l’affirmer.
Ce serait tomber dans une autre aberration.
Entre républicains et monarchistes il n’existe de sérieuse dissidence que sur les moyens de tondre le troupeau… ce dernier n’étant jamais bon qu’à être tondu.
Les monarchistes, en général cossus, par conséquent moins pressés, mettent parfois moins d’âpreté dans la forme.
C’est surtout entre bonapartistes et républicains – ces frères siamois – que l’entente s’établit, la politique pour eux n’étant qu’un métier propre à les enrichir plus rapidement que d’autres professions dans lesquelles ils seraient incapables de parvenir à la fortune, leur unique objectif.
Pourtant, le parti républicain, qui, depuis 1848 notamment, a donné le spectacle de turpitudes dépassant de beaucoup les plus sombres prévisions ; ce parti compte quelques hommes que leur situation sociale, en partie due à leurs efforts personnels soit dans les arts, soit dans les sciences, eût dû, semble-t-il, soustraire à la contagion.
Comment donc, en apparence dégagés de toutes mesquines et viles préoccupations d’intérêts égoïstes, non seulement n’ont-ils pas réagi contre l’abaissement de leurs amis politiques, mais dès leur arrivée au pouvoir, se sont-ils montrés eux aussi nos plus féroces adversaires ?
C’est là ce qu’il importe le plus de s’expliquer, et ce qui donnera – peut-être – aux «souvenirs» que je viens de retracer leur véritable portée; la seule d’ailleurs que j’aie envisagée en les publiant.
Depuis un siècle bientôt, le parti républicain – qui n’a fort heureusement rien de commun ni avec la République ni avec la Révolution3 – a certes suffisamment fait preuve de bassesse et d’avidité ; ses trahisons politiques et ses filouteries financières n’ont rien à envier aux ignominies du parti bonapartiste.
Mais l’improbité du premier n’explique pas seule ses infamies envers le prolétariat.
Elles tiennent d’une part à une erreur de conception et de l’autre à ce que, reconnaissant son impuissance à résoudre les difficultés économiques au milieu desquelles il se débat, il trouve plus simple de les nier… ou d’en profiter pour pêcher lui-même en eau trouble.
Bourrés de traditions classiques, ceux qui depuis un siècle ont représenté officiellement la République n’ont jamais considéré celle-ci que comme un mode quelconque de fonctionnement du principe d’autorité, aussi sacro-saint pour eux que pour le despote le plus absolu.
Que l’autorité leur vienne de Dieu ou du Peuple, c’est tout un pour ces braves gens. Dès que les représentants de ce fameux principe – élus ou non – ont parlé, les sujets, les gouvernés, n’ont plus qu’à obéir.
Or, qu’est-ce que monarchistes et républicains entendent par l’Autorité?
Rien d’autre, s’il vous plaît, que la révélation de ce qui est juste et vrai ; de ce qui doit devenir pour tous la loi, la règle de conduite des citoyens dans leurs relations avec leurs gouvernants – sacrés par Dieu ou émanés d’un suffrage plus ou moins universel et plus ou moins conscient.
« Dieu m’a donné mission », disent les premiers.
« Le Peuple m’a donné mandat », disent les seconds.
– Mission? Mandat de quoi?
– Mais de discerner le vrai du faux ; l’utile du nuisible ; le bien du mal. C’est-à-dire que désormais et de par notre décision sera déclaré seul vrai, seul utile et seul bien, tout ce qu’en vertu de notre mission ou de notre mandat nous aurons qualifié comme tel pour garantir notre puissance ; et que tout ce qui tendra à porter atteinte à celle-ci sera considéré comme criminel et par conséquent punissable.
Il se peut que sincèrement les républicains aient pensé que, tirant l’autorité du consentement même des gouvernés, cette autorité deviendrait ainsi vraiment légitime. Cela était conforme au fameux axiome, si fort en honneur alors dans leurs rangs: « Vox Populi, vox Dei4 », très heureusement relégué à cette heure au même rang que l’infaillibilité papale dont il n’était que le travestissement.
Ainsi le suffrage universel, simple moyen de constater l’accord plus ou moins complet des intéressés sur telle ou telle question d’intérêt public, fut transformé par les républicains en un principe d’une telle puissance qu’elle prime le droit de ceux qui s’en servent comme instrument de leur prétendue souveraineté5 .
Aussi, grâce à cette jolie conception, le peuple souverain, plus encore que les rois fainéants6, n’est-il, en réalité, que l’esclave des maires du Palais7 qui, sous le nom plus moderne de députés, de ministres, etc., se proclament ses maîtres à ce point que ce sont eux qui règlent l’exercice et délimitent les actes du souverain illusoire, dépourvu même du droit de fixer l’heure où il lui conviendra d’agir.
Mieux encore ; ce sont ces mandataires qui, seuls, ont le droit de préciser les clauses et jusqu’à la durée de leur mandat!
En un mot, la souveraineté du peuple consiste tout simplement à sanctionner par son vote, à légaliser dans la forme et au moment que choisissent ses mandataires, tous les dénis de justice, vexations et extorsions abominables dont – « autrefois » – il était l’objet de la part des monarques.
En République, comme en monarchie, c’est l’autorité c’est-à-dire la volonté et les intérêts des gouvernants qui sont la seule loi.
Au peuple, au souverain, comme on l’appelle hypocritement, l’unique droit d’émettre des voeux.
L’orgue et la chanson demeurent les mêmes sous les deux régimes.
Tout le débat consiste, entre monarchistes et républicains, à savoir qui, des uns ou des autres, tournera la manivelle… et empochera la recette.8
Il est facile dès lors de comprendre que sur de telles données – dites philosophiques et même juridiques – les peuples en soient toujours à être « tondus ».
Supposons pourtant qu’il arrive que, par hasard, mettant la main sur une collection d’honnêtes gens désireux de tenir loyalement leurs promesses, le peuple souverain ait élu des députés unanimement incorruptibles.
Le voilà possesseur de tout un gouvernement décidé à répartir l’impôt équitablement ; à supprimer les emplois inutiles ; à débarrasser l’État de tous les parasites qui le grugent; à faire rentrer les compagnies financières et industrielles dans l’exécution stricte des contrats qui règlent leurs rapports avec l’État et les particuliers ; enfin décidé à faire cesser tout ce qui, même au point de vue strictement bourgeois, constitue un privilège quelconque, un monopole onéreux et par cela même funeste.
Ce gouvernement – s’en tenant à ce qu’on est convenu d’appeler le « respect de la légalité et des positions acquises » – n’aurait pas un mois de durée.
Financiers et policiers – les seuls dirigeants en somme, comme le démontre péremptoirement et pièces en mains Georges Duchêne9 dans son Empire industriel10 – l’auraient avant ce temps mis en interdit, frappé d’excommunication vraiment majeure11 cette fois, lui retirant tout crédit et par cela même l’empêchant de fonctionner… légalement s’entend.
En vain ferait-il appel à une révolution politique, hypothèse d’ailleurs absurde dès qu’il s’agit du gouvernement.
À quoi cela lui servirait-il ? La Révolution à laquelle ce gouvernement aurait fait appel ne laisserait-elle pas les choses en l’état ?
Combien de révolutions politiques parfaitement stériles, même au point de vue purement administratif, depuis bientôt un siècle?
Plus ça change et pire ça devient. Un gouvernement de républicains honnêtes – par impossible – n’aurait d’autre ressource que de se retirer… ou de se décider à prendre sa part du gâteau – quitte à noyer ses remords dans le sang des « incorrigibles ennemis de l’ordre social », c’est-à-dire des exploités.
Or, aujourd’hui, la République ne vaut qu’autant qu’elle est la négation de toute suprématie, de tout privilège, non seulement d’ordre administratif mais encore et surtout d’ordre économique.
La véritable supériorité de la conception républicaine moderne c’est de supprimer tous droits prétendus acquis ou usurpés par une fraction quelconque, au détriment de la collectivité et des générations à venir de telle sorte que tout nouvel arrivant trouve place au « banquet de la vie ».
En un mot, la République moderne, c’est la sociale, qui n’a rien de commun avec les anciennes républiques à esclaves, si chères aux messieurs qui ont fait leurs classes.
Le grand honneur de la Commune de Paris de 1871, c’est de l’avoir compris.12
C’est aussi pour cela que, malgré les griefs que les travailleurs peuvent relever contre elle, elle marquera dans l’histoire – véritable révolution populaire – le point de départ de la rupture définitive entre le prolétariat et ses exploiteurs monarchistes absolus ou constitutionnels, républicains plus ou moins radicaux ou même intransigeants.
Et, que les prolétaires ne l’oublient pas, ces derniers ne sont pas les moins dangereux parmi leurs implacables ennemis.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 François-Désiré Bancel (1822-1871): avocat ; républicain ; franc-maçon ; soutint la candidature de Cavaignac à l’élection présidentielle de 1848 ; député montagnard de la Drôme en 1849 ; le 22 avril 1850, défendit les instituteurs socialistes Pérot et Lefrançais devant les assises de la Seine constituées en conseil de discipline ; opposant à Napoléon III, il dut s’exiler à Bruxelles ; après son retour en France, devint député radical du Rhône en 1869.
À Lyon, son succès fut, en grande partie, dû à la franc-maçonnerie et aux suffrages des canuts fanatiquement antireligieux. Le 12 avril 1869, il y faisait devant un très nombreux public, une conférence sur l’École. Il s’écria : “Plus de couvents, pas de casernes, beaucoup d’écoles!”. Il obtint un grand succès, parce qu’à cette époque, la franc-maçonnerie, comme le blanquisme, orchestrait les colères et les espérances des ouvriers autour d’un thème très simple: l’ouvrier mêlé aux luttes politiques ou scolaires mettait son idéal dans un État fort, capable de chasser les prêtres et de réaliser l’école qui bâtirait l’égalité sociale. Pendant la campagne, Bancel affirma que, dans une République, il ne pouvait y avoir de représentants de classe. Bien au contraire, dans une République, il ne peut y avoir que des représentants de classe: ceux de la classe dominante ; le prolétariat, lui, n’a pas de représentants, et ne saurait en avoir. L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes…
Gustave Lefrançais a raconté ce que fut la campagne électorale de son ancien avocat: “Hélas! qu’est devenu l’orateur simple et spirituel de 1850? Sa parole a pris du ventre. Il est disert, lourd, prétentieux et banal. Se frappant la poitrine d’un bras et tendant l’autre en avant, il semble indiquer que la voie est libre, puis, d’une voix empâtée, il déclare qu’il est le fils de la Révolution, sa mère. C’est bien la peine d’avoir, durant quinze ans, fait un cours d’éloquence en Belgique pour en arriver là. Ce n’est plus qu’un ennuyeux rhéteur. Mais il a inventé, lui aussi, comme Ollivier, un mot qui aura plus de retentissement que celui de spectre de Banco, trop prétentieux pour devenir populaire. Bancel se qualifie d’irréconciliable-naturellement avec une kyrielle d’r. Ça suffira pour qu’il soit nommé haut la main. En politique, il ne s’agit, pour réussir, que de savoir s’étiqueter à propos.”
L’Insoumis de 2021, c’est l’Irréconciliable de 1869 usé par le mouvement réel, désormais totalement impuissant à séduire le prolétariat…
2 L’Empire russe fut l’entité politique de la Russie de 1721, sous le règne de Pierre 1er, au 14 septembre 1917, jour de la proclamation de la République russe. Sa capitale était Saint-Pétersbourg. L’Empire russe était une autocratie dirigée par un empereur, appelé le plus souvent Gosoudar (“souverain”), ou tsar dans les campagnes. Mais sa dénomination officielle était imperator. Il était issu de la dynastie des Romanov. Le christianisme orthodoxe était la religion officielle de l’Empire, administrée par le souverain par le truchement du Saint-Synode. Les sujets de l’Empire étaient séparés en ordres: le dvorianstvo (la “noblesse”), le clergé, les marchands (répartis en plusieurs guildes), le mechtchantsvo (“petits commerçants” ou artisans), les cosaques, et les paysans (libres, d’État, ou de la noblesse).
En 1871, Alexandre II (1818-1881) était empereur de Russie (1855-1881). Fils de Nicolas Ier, il accomplit de grandes réformes: abolition du servage (1861), institution des zemstvos (assemblées territoriales, élues au suffrage censitaire, assurant l’administration locale) (1864), justice égale pour tous et service militaire obligatoire (1874). Vainqueur des Ottomans dans la guerre de 1877-1878, il devra accepter les dispositions du congrès de Berlin (1878). Il mourra assassiné.
3 Lefrançais, comme nombre de révolutionnaires à cette époque, distinguait la République des républicains. Nous avons sur lui l’avantage du recul historique, et savons que la république n’est, et ne saurait jamais être, que le régime de ces républicains qu’il exècre. Nous savons, de manière définitive, avec Marx et Engels, que la république n’est que la forme étatique ultime et accomplie de la domination du Capital, le terrain sur lequel se livre la bataille décisive entre ce dernier et le prolétariat, et que le mouvement de l’émancipation humaine est strictement antithétique à l’engluement dans l’aliénation citoyenniste. La République est fille de la Révolution bourgeoise. La Révolution humaine l’abolira…
4 “La voix du Peuple est la voix de Dieu”: adage suivant lequel on établit la vérité d’un fait, la valeur d’une chose, sur l’opinion du plus grand nombre, qui fonde la légitimité démocratique. Et qui n’est pas sans rappeler que les marchandises n’ont de valeur d’échange que tant que la plupart des humains aliénés le croient, c’est-à-dire tant que le rapport social échangiste reste en mesure de perpétuer cette aliénation humaine… (voir Le Capital, Livre I, Section I, Chap I, IV – Le caractère fétiche de la marchandise et son secret)
5 “Le suffrage universel semble n’avoir survécu un moment que pour écrire de sa propre main son testament à la face du monde et proclamer au nom du peuple lui-même : tout ce qui existe mérite de périr.” (Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte)
6 L’appellation de “rois fainéants” (littéralement rois qui ne font rien, “fait néant”) a été attribuée, a posteriori, aux derniers rois francs mérovingiens à partir de Thierry III (675). Cette appellation a été forgée par Éginhard dans sa Vie de Charlemagne (v. 830). Il légitimait ainsi la prise de pouvoir carolingienne, car, dit-il, les Mérovingiens “n’avaient plus de rois que le nom”, n’ayant accompli aucune réforme d’importance au cours de leurs règnes.
7 Pendant la période mérovingienne le maire du palais était le plus haut dignitaire du royaume franc, après le roi. À l’origine simples intendants du roi dans son palais, les maires du palais étendirent progressivement leur pouvoir et leurs fonctions, à partir du VIIe siècle, jusqu’à se trouver en mesure de déposer le roi. En 751, Pépin le Bref déposa le dernier roi mérovingien, Childéric III, et se fit reconnaitre comme souverain du royaume franc par le pape Zacharie, fondant ainsi la dynastie carolingienne (du nom de son représentant le plus illustre, Charles Ier le Grand ou Charlemagne).
8 Ce débat, qui avait encore cours à l’époque de Lefrançais, est pour nous depuis longtemps révolu. La liberté despotique du profit totalement réalisée ne saurait aujourd’hui souffrir d’être entravée par un homme, fût-il couronné. Il ne reste désormais, dans les pays capitalistes avancés, que des républiques explicites ou cachées derrière des monarchies d’apparat dont le souverain de pacotille ne régente plus rien, pas même son propre spectacle…
9 Georges Duchêne (1824-1876): ouvrier typographe ; journaliste “spécialisé” dans les questions économiques et financières ; proudhonien plusieurs fois condamné sous la IIe République et le Second Empire ; auteur de fait du Manuel du spéculateur à la Bourse signé par Proudhon ; fut l’un des exécuteurs testamentaires de ce dernier ; communard ; collabora au journal La Commune ; entraîna la suppression du journal par un article du 19 mai dans lequel il dénonçait “l’ineptie, l’imbécillité des polissons et des drôles qui ont mis la main sur les services publics dont ils ne connaissaient pas le premier mot” ; il était “le meilleur, le plus désintéressé et le plus indépendant à la fois des amis de Proudhon” selon Gustave Lefrançais, un traître selon Jules Vallès dont il avait été le collaborateur.
10 L’Empire industriel. Histoire critique des concessions financières et industrielles du Second Empire. Publié en 1869.
11 L’excommunication majeure est une censure ecclésiastique par laquelle on est entièrement retranché de la communion de l’Église et de toute communion avec les fidèles (l’excommunication mineure interdit seulement l’usage des sacrements).
12 Le grand acquis des 150 années qui se sont écoulées depuis la Commune, c’est la certitude définitive que la République sociale est une chimère. Vive la Révolution sociale contre toutes les républiques de l’exploitation capitaliste!