Barbarie et civilisation.
Maintenant qu’ils peuvent sans danger piétiner les vaincus, les ennemis de la Commune s’en donnent à cœur joie.
Leur infamie dépasse celle qu’ils montrèrent après juin 1848. Paris n’est plus qu’un vaste abattoir où le roi du Dahomey1 lui-même deviendrait bientôt fou de terreur.
Égorger de temps à autre quelques centaines de Nègres, la belle affaire, vraiment! D’ailleurs les bras du royal massacreur et de ses aides sont vite à bout de forces dans ces sanglantes fêtes.
Parlez-moi de la mitrailleuse – le « moulin à café » comme l’appellent cyniquement les assassins civilisés.
C’est par centaines à la fois que cet instrument scientifique couche à terre, en les mutilant, hommes femmes et enfants; car les enfants aussi sont de la « fête », mon noir camarade.
On les cueille – poétique et spirituelle image inventée par d’intelligents journalistes – on les cueille, ces femmes, ces enfants, soit dans leurs pauvres demeures, soit lorsqu’ils vont, pleurant, à la recherche de leur mari, de leur père; on les emmène ensuite dans quelque square ou sur quelque place publique, et: crac! crac! c’est fait. Sans fatigue, vois-tu bien, barbare innocent…
Ah ! si tu savais lire le français, ignorant monarque africain, comme tu te délecterais aux récits que font de ces belles choses les messieurs en habit noir qui défendent l’ordre et les institutions !
Couper des têtes à coups de sabre, c’est stupide, mon cher ! C’est par trop primitif.
Mais voir là, sous ses yeux, des centaines d’êtres humains agoniser, contempler leurs épouvantables contorsions ; s’amuser des souffrances de ces « femelles », comme les appelle l’honnête et moral Dumas fils2 – un de tes ex-frères, justement -, c’est alors qu’on est fier d’être civilisé !
Tu ne sais pas, toi, stupide brute, ce que peut contenir d’ignominies le cerveau d’un moraliste comme Dumas fils ou comme Jules Simon3. Tu n’as jamais fait partie d’une Société protectrice des animaux4.
Eh bien ! si quelque jour tes sujets venaient à te chasser, envoie-leur un de ces hommes : ce sera ta vengeance.
Ah ! que ces braves journalistes sont heureux d’avoir trouvé l’expression de pétroleurs et de pétroleuses5 pour désigner les fédérés et leurs « femelles ».
Le Figaro6 – salue, ô roi de Dahomey, lorsqu’on nomme ce journal que le petit Thiers7 lui-même qualifie « d’immonde » – Le Figaro donc, parmi toutes les histoires de pétroleuses en raconte une merveilleuse.
Il affirme qu’on a arrêté, dans le quartier Montmartre, une femme et sa petite fille, qui, durant une heure, avaient lancé du pétrole dans les caves. Elles tentèrent de le nier, mais la boîte à lait dont elles s’étaient servies était encore pleine de pétrole !
Quelle grande idée la presse française donne d’elle en ce moment au monde entier! Mais sa fertilité d’imagination est la même qu’en juin 48.
Il existe cependant un journal qui vient de lancer une note grave au milieu de cette débauche de férocité.
Le Temps, journal sérieux et moral, lui – son protestantisme l’y oblige -, tout en reconnaissant que la tuerie a du bon et qu’il faut bien parfois que le Paris des honnêtes gens s’amuse, Le Temps conseille de ne pas prolonger outre mesure les égorgements, car, par la chaleur qu’il fait et le temps étant à l’orage, les cadavres amoncelés dans les squares pourraient, par leur brusque décomposition, déterminer quelque maladie pestilentielle.
Tuons, égorgeons, saignons femmes et enfants à la face du monde civilisé ; déclarons qu’envers les fédérés et leurs « femelles » la justice n’est qu’une blague à l’usage des extatiques comme Millière8, soit. Mais songeons à la peste, mes amis, s’écrie Le Temps.
Quel beau trait, digne de figurer dans les annales du protestantisme !
Allons ! on en sera quitte pour se contenter des tueries de Satory9.
Là, du moins, les cadavres pourriront en plein bois. Les arbres n’en seront que plus beaux l’an prochain.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Le royaume du Dahomey est un ancien royaume africain situé dans le sud-ouest de l’actuel Bénin entre le XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle. Il fonda sa prospérité du XVIIe à la première moitié du XIXe siècle sur le commerce des esclaves. Le royaume devint une puissance majeure dans la traite des esclaves, ceux-ci étant fournis grâce à des raids dans les régions voisines. Cet État était réputé pour avoir pratiqué des sacrifices humains.
2 Alexandre Dumas, dit Dumas fils (1824-1895): écrivain ; fils naturel d’Alexandre Dumas. Auteur à succès, comme son père, il est principalement connu pour son roman La Dame aux camélias (1848). Il se fit l’apôtre d’un “théâtre utile” d’inspiration sociale, ce qui ne l’empêchera pas d’écrire, après avoir parlé des Communards: “Nous ne dirons rien de leurs femelles, par respect pour les femmes à qui elles ressemblent – quand elles sont mortes“. Son grand-père paternel, Alexandre Davy de La Pailleterie, dit Dumas (1762-1806), fut un général de la Révolution française, qui s’illustra à l’armée des Pyrénées, puis en Italie et en Égypte où il commanda la cavalerie de Bonaparte. Mûlatre de Saint-Domingue (fils d’un noble normand et d’une esclave d’origine africaine), il fut le premier général de l’armée française ayant des origines afro-antillaises.
3 Jules Simon (1814-1896): philosophe ; député républicain à la Constituante de 1848 ; opposant au Second Empire ; ministre de l’Instruction publique du gouvernement de la “Défense” nationale. Lui qui s’était fait un devoir “moral” de dénoncer le coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte, restera ministre de l’Instruction publique de Thiers durant la Commune, et jusqu’en 1873 ; il deviendra président du Conseil en 1876.
4 La première Société protectrice des animaux (SPA) fut créée à Paris en 1845 et reconnue d’utilité publique en 1860, puis très vite, d’autres associations fleurirent pour défendre la même cause en portant le même nom.
5 Nom donné par les journaux versaillais à des femmes qu’ils accusaient d’avoir utilisé du pétrole pour hâter les incendies durant la Semaine sanglante. Il n’y eut en réalité aucun incendie volontaire commis par des femmes, et aucune femme ne fut condamnée comme incendiaire. “J’ai été réjoui, ce matin, par l’histoire de Mlle Papavoine, une pétroleuse, qui a subi au milieu des barricades les hommages de dix-huit citoyens, en un seul jour ! Cela est raide.” (Flaubert, Correspondance)
6 Journal quotidien fondé en 1826, sous le règne de Charles X. Il est à ce titre le plus ancien quotidien de la presse française encore publié. Il est nommé d’après Figaro, le personnage de Beaumarchais, dont il met en exergue la réplique : “Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur.” Lors de la Commune, le journal prit position contre celle-ci. Il fut le premier journal supprimé par la Commune, mais reprit ses publications lorsque celle-ci fut finalement vaincue. Le Figaro se créa ainsi un public d’aristocrates et de bourgeois.
7 Adolphe Thiers (1797-1877): avocat, journaliste, historien et homme politique ; libéral sous la Restauration, il favorisa l’accession au trône de Louis-Philippe ; pénétra dans les cercles dirigeants ; organisa la répression contre l’agitation légitimiste de la duchesse de Berry (1832) et contre les insurrections républicaines de Lyon et de Paris (rue Transnonain) en 1834 ; président du Conseil en 1836 et en 1840 ; éloigné du pouvoir de 1840 à 1848 ; député à la Constituante en 1848 ; devint l’un des dirigeants du parti de l’Ordre sous la Législative (1849-1851) ; soutint la candidature de Louis Bonaparte à la présidence de la République ; député au Corps législatif en 1863 ; posa au libéral ; envoyé par Jules Favre dans les cours de l’Europe, pendant la guerre de 1870 ; député à l’Assemblée de 1871, qui le nomma Chef du pouvoir exécutif (17 février 1871) ; fit choisir Versailles pour capitale et provoqua la guerre civile ; avec la majorité monarchiste, les généraux de l’Empire et l’aide de Bismarck, bombarde Paris et réprime la Commune ; sera désigné par l’Assemblée comme président de la République en août 1871.
8 Jean-Baptiste Millière (1817-1871): fils d’un ouvrier tonnelier ; avocat ; journaliste socialiste ; condamné à la déportation sous le Second Empire ; membre de la Garde nationale ; participa au soulèvement du 31 octobre 1870 ; le 8 février 1871, il publia, dans Le Vengeur, la preuve des faux commis par le ministre Jules Favre afin d’obtenir un héritage ; le même jour, il fut élu député à l’Assemblée nationale ; il siégea dans l’opposition et vota contre les préliminaires de paix ; soutint la Commune ; se trouvait dans la capitale lorsque commença la guerre entre la Commune et le gouvernement versaillais ; n’occupa aucune fonction, administrative ni militaire, sous la Commune, dont il n’était pas membre, et ne prit pas part aux hostilités ; le 26 mai 1871, fut arrêté par les Versaillais ; malgré l’immunité parlementaire, le général Cissey donna l’ordre au capitaine Garcin de le faire fusiller “au Panthéon, à genoux, pour demander pardon à la société du mal qu’il lui avait fait… ” ; comme il refusait de se mettre à genoux, ce fut un soldat qui l’y força ; il tomba aux cris de “Vive la République!” et “Vive l’humanité!”.
9 Le camp de Satory fut le lieu d’exécution de nombreux communards qui y furent fusillés (parmi lesquels Louis Rossel, Théophile Ferré et Pierre Bourgeois). Il fut aussi le lieu de détention de milliers de communards qui y vécurent plusieurs mois sans abri ni soin. Un grand nombre moururent de maladie, de blessures ou furent abattus et inhumés sur place. Louise Michel fut détenue au camp de Satory. Elle déclarera lors de son procès : “Ce que je réclame de vous qui vous donnez comme mes juges, c’est le champ de Satory où sont tombés nos frères… Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi!”. Elle sera condamnée en décembre 1871 à la déportation et envoyée en Nouvelle-Calédonie où elle restera jusqu’en 1880, date de l’amnistie générale.