La Commune

Première séance.

Convoqués pour huit heures du soir dans la salle des séances, nous sommes exacts au rendez-vous ; seuls, ceux de nos collègues qui font partie du Comité central ne sont point encore présents.
Une demi-heure s’écoule à les attendre, pendant laquelle le citoyen Beslay, notre doyen d’âge, qui sait que c’est à lui que, selon l’usage, reviendra l’honneur de présider cette première séance, nous lit, au citoyen Vaillant et à moi, le discours qu’il a préparé.
Il y laisse entrevoir sa prochaine retraite, ce dont nous nous efforçons de le dissuader, bien que ses soixante-dix-sept ans lui soient un motif très légitime, certes, d’abandonner la lutte.
Cette demi-heure passée, personne du Comité central ne s’est encore présenté.
Qu’est-ce que cela veut dire?
A plusieurs reprises on est allé à la recherche de ses membres. Aucun n’est encore venu. Qu’attendent-ils donc ?
– Eh, parbleu ! dis-je à Beslay, ils nous tâtent. Ils sont dans leur rôle après tout. Ils attendent que nous prenions le nôtre. Nous sommes la Commune. Installons-nous sans plus de façon.
Cette idée gagne de proche en proche, et l’on va se décider à ouvrir la séance, lorsqu’au même moment – avertis sans doute – les délégués du Comité central arrivent enfin pour nous recevoir.
C’est de notre part une première faute montrant que ne sommes pas encore débarrassés des traditions parlementaires dont tous cependant nous avons maintes fois fait la critique.
Alors le citoyen Viard, parlant au nom du Comité central, déclare que dès maintenant le Comité s’efface – sans se dissoudre – et que la Commune demeure seule responsable à l’avenir de la situation.
Le citoyen Beslay lit ensuite son discours dans lequel il indique ce que, d’après lui, doit être la Commune.
Ce programme se résume ainsi :

À la Commune ce qui est local.
Au département ce qui est régional.
Au gouvernement ce qui est national.
Mais pour que la Commune puisse exercer la part d’action qui lui revient, il faut nécessairement que toutes les Communes de la République soient affranchies par la consolidation même du régime républicain.
C’est là le problème que doit d’abord résoudre la Commune de Paris.

À ceux qui prétendent que la révolution du 18 Mars a « frappé la République », le citoyen Beslay répond avec beaucoup d’à-propos:
Oui, nous avons frappé la République, mais comme le pieu que l’on enfonce plus profondément en terre.
Lors de l’appel nominal qui suit le discours très applaudi du citoyen Charles Beslay, le député Tirard, élu dans le IIe arrondissement comme membre de la Commune, déclare que les applaudissements accordés à ce discours témoignent assez que le Conseil entend faire acte politique. Or ses électeurs ne l’ayant investi que d’un mandat purement administratif, il se croit obligé de donner dès maintenant sa démission.
C’était là une impudente comédie.
Les électeurs du IIe arrondissement, comme tous les électeurs qui ont pris part au scrutin du 26 mars, savaient très bien que Paris n’avait pas été, durant dix jours, sous le coup d’une terrible lutte civile pour aboutir à l’élection de quelques administrateurs discutant le budget municipal sous l’oeil plus ou moins bienveillant du préfet de police.
L’ex-maire Tirard aurait donc, d’après lui, concentré durant une semaine à peu près, toutes les forces réactionnaires de son quartier uniquement pour s’opposer à un si maigre résultat !
Il se serait entouré de mitrailleuses pour dénier à Paris le droit de décider à sa convenance du percement d’une nouvelle rue ou de l’établissement d’un égout!
L’ex-maire Tirard savait bien qu’il mentait en l’affirmant. C’était pousser l’audace trop loin.
On allait mettre aux voix l’acceptation de sa démission.
– Je m’y oppose, dis-je à l’assemblée. M. Tirard reconnaît lui-même qu’il y a une erreur sur la teneur de son mandat. Dès lors son élection est nulle et il n’a pas de démission à donner.
La Commune décide, en effet, qu’il n’y a point lieu d’accepter la démission du député Tirard, qui se retire alors au milieu d’un silence glacial, en nous adressant d’ironiques voeux pour le succès de notre entreprise.
La facilité avec laquelle ce personnage sort de l’Hôtel de Ville contraste singulièrement avec l’assertion lancée par lui il y a quelques jours que quiconque s’aventure parmi nous risque sa vie.
Après le départ de ce monsieur, la Commune déclare que le Comité central a bien mérité de Paris et de la République1. Puis elle s’ajourne au lendemain pour la constitution de ses bureaux.

Gustave LefrançaisSouvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1L’Officiel a imprimé à tort Patrie pour Paris. La Commune, considérant que République et patrie ne font qu’un, ne pouvait commettre ce pléonasme. (N. de l’A.)