La puissance du divin est le mouvement du Tout
Et, avant toute autre chose, elle conçut le mouvement d’Éros

 

Parménide, De la Vérité de l’Être

Rien dans notre intelligence qui ne soit passé par nos sens.

 

Aristote, Métaphysique

Καὶ τὸ πνεῦμα καὶ ἡ νύμφη λέγουσιν, Ἔρχου. Καὶ ὁ ἀκούων εἰπάτω, Ἔρχου. Καὶ ὁ διψῶν ἐρχέσθω: ὁ θέλων λαβέτω ὕδωρ ζωῆς δωρεάν.

 

Et le souffle du vivant tout comme la jeune fille annoncent qu’il faut faire mouvement… Ainsi, que celui qui les entend, fasse alors connaître qu’il convient de surgir… Et que celui qui a soif, s’avance ; et que celui qui en a le désir, reçoive en donation l’eau de la vie !

 

Apocalypse de Jean, XXII-17

Le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’on comprend cette dernière comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à produire une véracité

 

Spinoza, Éthique III

Par affect, j’entends les affections du corps qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient la puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections.

 

… Au regard de ce qui définit et explique les affects, il est clair qu’ils naissent tous du désir, de la joie ou bien de la tristesse, ou plutôt ne sont autres que ces trois affects-ci, dont chacun s’appelle de noms divers en fonction de la diversité de leurs rapports et de leurs dénominations extrinsèques.

 

… Les décrets de l’esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l’état du corps. Car chacun règle toute chose en fonction de son affect… Toutes choses qui montrent clairement que tant le décret que l’appétit de l’esprit, et la détermination du corps, vont de pair par nature ou plutôt sont une seule et même chose, que nous appelons décret quand on la considère sous l’attribut de la pensée, et qu’elle s’explique par lui, et que nous appelons détermination quand on la considère sous l’attribut de l’étendue, et qu’elle se déduit des lois du mouvement et du repos….

 

Spinoza, Éthique III

Rien de grand ne s’est jamais produit sans passion.

 

Hegel, Introduction à la philosophie de l’Histoire

L’abolissement de l’appropriation privée est donc l’émancipation totale de tous les sens et de toutes les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités sont devenus humains, tant subjectivement qu’objectivement. L’œil est devenu l’œil humain de la même façon que son objet est devenu un objet social, humain, venant de l’homme et destiné à l’homme. Les sens sont donc devenus directement dans leur praxis des théoriciens. Ils se rapportent à la chose pour la chose, mais la chose elle-même est un rapport humain objectif à elle-même et à l’homme et inversement. Le besoin et la jouissance ont perdu, de ce fait, leur nature égoïste et la nature a perdu sa simple utilité, car l’utilité est devenue l’utilité humaine.

 

… C’est seu­le­ment par le déploiement objectivé de l’essence humaine que la richesse de la faculté subjective de sentir de l’homme est tout d’abord soit développée, soit produite, qu’une oreille devient musicienne, qu’un œil perçoit la beauté de la forme, bref que les sens devien­nent capables de jouissance humaine, deviennent des sens qui s’affirment comme des forces essentielles de l’homme. Car non seulement les cinq sens, mais aussi les sens dits spirituels, les sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un mot la sensualité humaine, l’humanité des sens, ne se forment que grâce à l’existence de leur objet, à la nature humanisée. La formation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée.

 

MarxManuscrits de 1844

Mon idéal est un ordre social où il me serait permis d’aimer tout le monde. À la poursuite et au nom de cet idéal, je serai peut-être un jour capable de haïr.

 

Rosa Luxemburg, carte postale à une amie, 1887 (elle a 16 ans)

C’est vrai. J’ai terriblement envie d’être heureuse. Et je suis prête à me battre chaque jour avec l’obstination d’une sourde pour ma petite part de bonheur.

 

Rosa Luxemburg à Leo Jogiches, 17 mai 1898

Tu me demandes ce qui me manque ? Justement la vie !

 

… Je ne sais pas ce qu’il en est pour toi, mais moi, si je souffre, ce n’est pas à force de nostalgie et ce n’est pas pour moi, ce qui me torture à chaque fois c’est la pensée : quelle vie était-ce là ? Que cet être humain ait vécu, à quoi cela a-t-il servi ? Je ne connais pas de pensée qui soit pour moi aussi terrible que celle-là.

 

Rosa Luxemburg à Leo Jogiches, 24 juin 1898

Vive la Ré… ! avec toutes ses conséquences.

 

Rosa Luxemburg à Karl et Luise Kautsky, Prison de Varsovie, Début mars 1906

La révolution est magnifique, le reste est foutaise !

 

Rosa Luxemburg à Emmanuel et Mathilde Wurm, Varsovie, 18 juillet 1906

Doux monsieur,

 

Toi et la magnifique nuit me faites encore trembler tout le corps, et mon activité la plus importante ici est de fouiller dans ces souvenirs avec mes doigts indolents comme dans un panier de fleurs. Je vois toujours devant moi ton cher visage passionné avec tes yeux noirs, comme alors – tout proche…

 

Rosa Luxemburg à Paul Levi, Berlin, février 1914

Tous les matins j’inspecte scrupuleusement les bourgeons de tous mes arbustes et vérifie où ils en sont ; chaque jour je rends visite à une coccinelle rouge avec deux petits points noirs sur le dos que je maintiens en vie depuis une semaine sur une branche, dans un pansement de chaude ouate malgré la brise et la froidure ; j’observe les nuages, toujours plus beaux et sans cesse différents, et au total je ne me considère pas plus importante que cette petite coccinelle et, imbue du sentiment de mon infime petitesse, je me sens ineffablement heureuse. Surtout, surtout, les nuages ! Quelle inépuisable source de ravissement pour des yeux humains ! Hier, samedi, l’après-midi vers cinq heures, j’étais appuyée à la clôture de fil de fer qui sépare le petit jardin du reste de la cour, je me chauffais l’échine au soleil et regardais vers l’est. Sur un fond de ciel bleu pâle se dressait un vaste groupe de nuages d’un gris très tendre que parcourait, comme un souffle, une lueur d’un rose léger ; on eut dit quelque monde très lointain où régnaient une paix, une douceur, une délicatesse infinies. Le tout évoquait un faible sourire, quelque beau et vague souvenir d’une lointaine jeunesse, ou la sensation qu’on éprouve parfois le matin quand on se réveille avec l’impression agréable d’avoir fait un très beau rêve, sans pouvoir se rappeler ce que c’était.

 

Rosa Luxemburg, Lettre à Luise Kautsky, 15 avril 1917, Prison de Wronke

En avril dernier, si vous vous souvenez, je vous ai appelés tous les deux au téléphone et vous ai demandé de venir avec moi à dix heures, au Jardin Botanique entendre le rossignol qui donnait un véritable concert. Cachés par d’épais taillis, nous nous sommes assis sur les pierres, près d’un filet d’eau. Après le chant du rossignol, nous avons entendu tout à coup un appel plaintif, sur une note, quelque chose comme « gligligligligliglic ». J’ai pensé alors au cri d’un oiseau des marais, d’un oiseau aquatique, et Karl était du même avis, mais nous n’avons pu savoir exactement. Eh bien ! imaginez-vous qu’un beau matin – il y a quelques jours de cela – j’ai entendu ici le même cri plaintif qui venait du voisinage. Le cœur battant d’impatience, j’ai voulu savoir quel était cet oiseau. Je n’ai eu de cesse jusqu’à ce que j’aie trouvé, et j’apprends aujourd’hui qu’il ne s’agit pas d’un oiseau des marais, mais du torcol qui est une sorte de pic. Il n’est guère plus gros qu’un moineau, et son nom lui vient de ce qu’il essaie d’effrayer l’ennemi par des attitudes comiques et par des contorsions de la tête lorsqu’il est en danger. Il ne se nourrit que de fourmis qu’il attrape avec sa langue collante, à la manière du fourmilier. C’est pourquoi les Espagnols l’appellent « hormiguero », l’oiseau-fourmilier. D’ailleurs, Möricke a consacré à cet oiseau un charmant poème humoristique qui a été mis en musique par Hugo Wolf. Je suis aussi heureuse que si j’avais reçu un cadeau depuis que je connais le nom de l’oiseau à la voix plaintive. Vous pourriez l’écrire à Karl cela lui ferait plaisir.

 

Ce que je lis ? Surtout des ouvrages de sciences naturelles : botanique et zoologie. Hier, par exemple, j’ai appris pourquoi les oiseaux chanteurs disparaissent d’Allemagne. Cela est dû à l’extension de la culture rationnelle – sylviculture, horticulture, agriculture – qui détruit peu à peu les endroits où ils nichent et se nourrissent : arbres creux, terres en friche, broussailles, feuilles fanées qui jonchent le sol. J’ai lu cela avec beaucoup de tristesse. Je n’ai pas tellement pensé au chant des oiseaux et à ce qu’il représente pour les hommes, mais je n’ai pu retenir mes larmes à l’idée d’une disparition silencieuse, irrémédiable de ces petites créatures sans défense. Je me suis souvenue d’un livre russe, du professeur Sieber sur la disparition des Peaux-Rouges en Amérique du Nord que j’ai lu à Zurich : eux aussi sont peu à peu chassés de leur territoire par l’homme civilisé et sont condamnés à une mort silencieuse et cruelle.

 

Mais il faut que je sois malade pour que tout me bouleverse à ce point. Savez-vous que j’ai souvent l’impression de ne pas être vraiment un être humain, mais un oiseau ou un autre animal qui a pris forme humaine. Au fond, je me sens beaucoup plus chez moi dans un bout de jardin, comme ici, ou à la campagne, couchée dans l’herbe au milieu des bourdons, que dans un congrès du parti. À vous je peux bien le dire ; vous n’allez pas me soupçonner aussitôt de trahir le socialisme. Vous le savez, j’espère mourir malgré tout à mon poste, dans un combat de rue ou un pénitencier. Mais, en mon for intérieur, je suis plus près de mes mésanges charbonnières que des « camarades ». Ce n’est pas que je trouve dans la nature un repos, un refuge, comme tant d’hommes politiques qui ont intérieurement fait faillite. Au contraire, la nature m’offre, elle aussi, à chaque pas, des spectacles si cruels qu’ils me causent de vives souffrances. Je vous raconterai, par exemple, une petite aventure dont le souvenir me poursuit. Au printemps dernier je revenais d’une promenade à la campagne et je suivais la rue tranquille et déserte quand mon attention fut attirée par une petite tache sombre sur le sol. Je me penchai et fus témoin d’un drame silencieux. Un gros scarabée gisait sur le dos et essayait vainement de se défendre contre une horde de minuscules fourmis qui se pressaient autour de lui et le dévoraient vivant ! Frémissant d’horreur, je pris mon mouchoir et commençai à chasser ces monstres. Mais les fourmis étaient si acharnées et si tenaces que je dus leur livrer un long combat. Quand j’eus enfin libéré la pauvre victime et l’eus posée sur l’herbe, je m’aperçus que deux de ses pattes étaient déjà mangées. Je m’en fus, avec le sentiment pénible que je lui avais rendu un service fort contestable.

 

Nous avons déjà de longs crépuscules. D’ordinaire, j’aime beaucoup ces heures de la journée. À Südende, j’avais une quantité de merles ; ici, ils ne se montrent pas et se taisent pour le moment. Pendant tout l’hiver, j’ai nourri un couple, mais il est parti. Habituellement, à Südende, je passais mes soirées à flâner dans la rue. C’est un si beau spectacle lorsque les flammes roses du gaz, qui semblent intimidées par les dernières lueurs violettes du jour, tremblent soudain derrière la vitre des réverbères. Dans la rue glisse la silhouette d’une concierge qui se hâte de rentrer chez elle ou d’une bonne qui court acheter quelque chose chez le boulanger ou l’épicier. Les enfants du cordonnier, qui sont mes amis, continuaient à jouer dehors, malgré l’obscurité, jusqu’au moment où une voix énergique les appelait de l’angle de la rue. À cette heure, il y avait toujours un merle qui ne pouvait trouver le repos et qui, soudain, jetait des cris perçants ou bavardait comme un enfant mal élevé et volait bruyamment d’arbre en arbre. Et je restais au milieu de la rue, à compter les premières étoiles. Je n’avais pas envie de rentrer, de quittercette douce atmosphère de crépuscule dans laquelle le jour et la nuit se fondait lentement.

 

Sonjuscha, je ne tarderai pas à vous écrire de nouveau. Gardez confiance, tout ira bien – pour Karl aussi. Au revoir, jusqu’à la prochaine lettre.

 

Je vous embrasse. Votre Rosa…

 

Rosa Luxemburg à Sophie Liebknecht, 2 mai 1917, Prison de Wronke

À l’instant – j’ai interrompu ma lettre pour observer le ciel – le soleil est descendu d’un degré, derrière les bâtiments et, tout en haut, une foule de petits nuages – venus Dieu sait d’où – se sont rassemblés en silence. Ils sont d’un gris tendre, argentés et brillants sur la frange, et leurs formes déchiquetées se dirigent vers le nord. Il y a tant d’insouciance dans ces nuages qui passent, comme un sourire indifférent, que je n’ai pu m’empêcher de sourire moi aussi, car je suis toujours en accord avec le rythme de vie qui m’entoure. Devant pareil ciel, comment pourrait-on être méchant ou mesquin ? N’oubliez jamais de regarder autour de vous…

 

Rosa Luxemburg à Sophie Liebknecht, Été 1917, Prison de Breslau

Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle. Mais le spectacle n’est pas identifiable au simple regard, même combiné à l’écoute. Il est ce qui échappe à l’activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leur œuvre.  Il est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue.

 

Debord, La Société du Spectacle

La crise historique du capitalisme drogué en sa phase sénile réalisée est en train de conclure le sinistre cours des aventures de la marchandise et la rupture révolutionnaire qui s’annonce sera certes douloureuse et complexe mais il est indubitable qu’elle sera.

 

Aussi, nous sommes bien sur le point de parvenir dans l’époque où le monde des horizontalités de l’avoir est en train de succomber, et où celui des verticalités de l’être va enfin commencer à pouvoir cesser de renoncer à loger en son habitat de sens et de sensualité.

 

L’exténuation de la signification humaine dissidente et factieuse va donc ainsi et après tout se trouver en situation de s’auto-renverser en un geste de re-naissance et de retour qui permettra à l’homme de cesser d’advenir comme simple et navrante abdication de lui-même.

 

Le sujet historique contemporain, c’est l’humanité-objet vidée de l’humain au profit de l’atomisation démocratique du servilisme narcissique de l’infernale tautologie spectaculaire.

 

Pour savoir ce que nous sommes en l’être de l’Être et où nous allons dans le mode d’existence des ruines contemporaines de l’Avoir, nous devons ré-empoigner le devenir d’où nous venons en menant à bien l’immémorial de notre logos radical et engendrer l’originel achevé de la primordialité de notre humaine essence universelle.

 

De la sorte, et par-delà l’intelligence faussaire de toutes les économies politiques de l’argent, demain finira forcément par se développer comme une autre respiration lorsque l’être de l’homme cessera de vouloir demeurer dans le spectacle de la possession, à ce moment décisif où le posséder spectaculaire ne pourra plus avoir le dernier mot et qu’ainsi la séparation s’arrêtera d’être en situation de pouvoir se maintenir comme forme normale et infiniment répétitive de toute relation entre les hommes.

 

L’homme ne peut dire je suis que dans la pensée sismique des racines cosmiques de la communauté de l’Être contre l’emprise du mécanisme infernal de sortie de la nature, emballée sans relâche par l’accumulation de toutes les immondices de l’Avoir

 

C’est là le nécessaire retour aux sources de l’essence enfin accomplie du mouvement réel qui accouche la force productive du rapport dialectique de l’être à l’homme et de l’homme à l’être…

 

Tout acte vivant de joie humaine effective est, par nécessité d’intelligence de cœur, un acte cosmique de lucidité et d’envergure révolutionnaires pour la communauté humaine…

 

La pensée de l’être si elle n’était point inter-vention ne serait point sincère. Par conséquent, com-prendre le développement historique de l’activité des hommes, c’est agir humainement dans l’activité de l’histoire de leur développement…

 

NI PARTI NI SYNDICAT, ET QUE VIVE LA GUERRE DE CLASSE MONDIALE POUR LA FIN DU SPECTACLE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA SERVITUDE EN L’OUBLI DE L’ÊTRE !

 

L’Être Contre l’Avoir…