À la barricade Peyronnet.
La manifestation des Maçons qui sont allés planter leurs étendards sur les fortifications de l’Ouest, et qui ont obtenu de ce côté une suspension d’armes jusqu’au retour des délégués partis pour Versailles afin d’en obtenir un armistice, m’a cependant fourni l’occasion de constater l’hésitation de l’armée à remplir le rôle odieux qu’on lui fait jouer.
Envoyé par la Commune auprès de Dombrowski1, avec qui la suspension d’armes a été conclue, je me suis chargé de surveiller la stricte exécution des clauses de cette suspension d’armes à la grande barricade Peyronnet, entre Sablonville et l’avenue des Ternes.
Cet avant-poste n’est distant de celui des Versaillais que d’environ cent mètres.
Ceint de l’écharpe rouge et monté sur la barricade, j’offre paraît-il un point de mire qui soudain éveille chez un vieux sergent à moustaches grises le désir de me descendre. Il donne en effet l’ordre à ses hommes alignés devant le poste de tirer sur moi.
Les hommes restent l’arme au pied. Trois fois il réitère son ordre et trois fois même refus de la part des hommes.
Au premier commandement du sergent versaillais, les nôtres s’étaient préparés à riposter et attendaient, impassibles.
Sans être doué d’une bravoure héroïque, il ne me déplaisait pas de savoir comment l’histoire allait se terminer…
Attiré par les jurons du vieux sous-officier, maugréant après ses hommes, le lieutenant du poste sort enfin et se renseigne. À ses gestes, je comprends qu’il donne tort au sergent. Puis il s’avance vers notre barricade, et m’interpellant :
– Qui êtes-vous?
– Membre de la Commune chargé de faire respecter armistice.
– C’est que vous ne portez pas l’uniforme et il est d’usage que ce ne soit point un civil qui exerce ce genre de surveillance. N’avez-vous pas avec vous quelque officier d’état-major ?
Justement arrivait le capitaine Pavy, officier de Dombrowski. Je le présente à l’officier versaillais qui nous donne alors l’assurance que jusqu’à la fin de la suspension d’armes aucun de ses hommes ne nous provoquera.
Cet incident dénote il me semble qu’il pourrait bien arriver qu’à un moment donné les soldats refusassent de continuer le métier d’égorgeurs.2
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Jaroslaw Dombrowski (1836-1871): polonais, officier dans l’armée russe, il participa à l’insurrection polonaise de 1863 contre le régime tsariste. Condamné à la déportation, il s’évada et gagna Paris. Membre de l’Internationale, général de la Commune, il organise la défense contre les Versaillais. Il sera calomnieusement suspecté d’intriguer avec Versailles avant de mourir sur les barricades le 23 mai 1871, à l’âge de 34 ans.
2 Pendant les semaines précédant l’attaque versaillaise, la discipline est rude au camp de Satory, afin de reprendre en main des hommes peu enclins à se battre contre les insurgés parisiens. Si les anciennes troupes régulières de l’armée impériale, renforcées par les soldats gracieusement libérés par Bismarck et les nombreux “appelés” venus des campagnes, sont sûres dans l’ensemble, les généraux nourrissent quelques inquiétudes quant à la fidélité des soldats d’origine urbaine, et particulièrement des Parisiens. Ils craignent une “contamination” des troupes dès les premiers combats dans Paris. Au début du mois d’avril, le moral de la troupe n’est pas bon. Les prisonniers de retour d”Allemagne ne veulent plus reprendre les armes et souhaitent avant tout regagner leurs foyers. La reprise en main est sévère. Les plus réfractaires sont envoyés en Algérie pour réprimer la révolte kabyle. Un ordre général du 2 avril prescrit d’exécuter les rebelles. Dans le même temps, un régime de “sanctions positives” est mis en place. Les soldats les plus méritants sont récompensés par des promotions. Les rations de vin et de nourriture sont largement distribuées. À la fin avril, le moral de l’armée semble se rétablir. Le commandement est parvenu à fidéliser ses hommes. On connaît la suite…