Pierre Guillaume – 1977
La classe ouvrière est-elle oui ou non porteuse d’une volonté et d’une capacité de transformation révolutionnaire radicale ? Est-elle capable de réaliser à l’échelle mondiale la véritable communauté humaine, l’humanité sociale ? En d’autres termes, quel est le sens de plus de cent cinquante ans de luttes ouvrières, entrecoupées de victoires exaltantes, d’amères défaites et de reculs où tout semble définitivement perdu, comme celui que nous vivons depuis l’échec de la Révolution espagnole, et dont nous sortons à peine ?
Dès l’origine du capitalisme, alors même que la classe ouvrière n’était qu’embryonnaire, le communisme est apparu d’abord comme l’objectif, le but ultime, le sens profond et la tendance immanente des luttes ouvrières . . . Pourtant les premières expressions idéologiques cohérentes d’une théorie communiste furent le fait des socialistes « utopiques ».
Saint-Simon, Fourier en France, Owen en Angleterre furent les plus célèbres. Ils eurent de nombreux prédécesseurs dont le curé Meslier et Sylvain Maréchal. Héritiers de la philosophie des lumières du XVIIIe siècle, ils ne concevaient pourtant pas le communisme comme le produit de la lutte révolutionnaire des travailleurs, ni comme la tendance inéluctable de la société capitaliste. . . Au contraire, ils constataient, avec la naissance du capitalisme, les maux qu’il fait naître, et par conséquent l’effondrement des illusions de la philosophie des lumières qui avait cru fonder sur la raison abstraite l’émancipation de toute l’espèce humaine.
La liberté des philosophes n’était en pratique que la liberté pour les bourgeois de faire librement du commerce, et la liberté pour les prolétaires de vendre leur force de travail. L’égalité n’était qu’une égalité abstraite, l’application à cette abstraction qu’est la Personne Humaine d’un droit égal pour tous, alors qu’en pratique il s’appliquait sur des personnes fondamentalement inégales, selon leur position dans les rapports de production. Quant à la fraternité, elle n’était que le voile pudique, la mystification par laquelle la bourgeoisie naissante cherchait à masquer la guerre permanente que se livrent les différents bourgeois entre eux par la concurrence, et surtout l’antagonisme qui oppose possédants et non-possédants, bourgeois et prolétaires.
La devise révolutionnaire : Liberté, Egalité, Fraternité, arme de la bourgeoisie contre la féodalité et l’État royal despotique, devenait immédiatement l’arme de la bourgeoisie dans sa guerre sournoise ou ouverte contre le prolétariat. Loin d’être synonyme d’émancipation de l’homme, l’État de Raison fondé par la Révolution française, n’émancipait qu’une mince couche de la population, la couche possédante, la bourgeoisie, en même temps quelle émancipait le capital de toutes les entraves du droit féodal. L’immense majorité retombait dans un état de dépendance totale. Elle était réduite à n’être qu’une marchandise dans le cycle capitaliste, à être totalement soumise aux possesseurs des moyens de production, et cette soumission s’accompagnait d’une déchéance matérielle et morale profonde, et l’époque d’une paupérisation absolue. « En un mot, comparées aux éblouissantes promesses des philosophes au XVIIIème siècle, les institutions sociales et politiques établies par le « triomphe de la raison » se révélèrent être des caricatures amèrement décevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constater cette déception : ils (les utopistes) arrivèrent au tournant du siècle. » Ainsi, pour les utopistes, témoins des misères évidentes de la société, l’État de Raison, fondé par la révolution bourgeoise n’était pas suffisamment raisonnable. La Raison qui l’avait fondée n’était pas une raison suffisante. Aussi entreprirent ils du point de vue de la raison et de la justice une critique impitoyable du monde bourgeois. De cette analyse critique de la société bourgeoise entreprise au nom de la raison, ils tirèrent pour la première fois la conclusion que le communisme est la seule forme de société rationnelle, et la solution de tous les maux dont souffre la société capitaliste.
« Mais, à cette époque le mode de production capitaliste et avec lui l’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat était encore très peu développés. La grande industrie à peine née en Angleterre était inconnue en France. Or, seule la grande industrie, d’une part, développe les conflits qui font une nécessité inéluctable de la transformation du mode de production – conflit non seulement entre les classes engendrées par elles mais encore entre les forces productives et les formes d’échange qu’elle a créées ; seule d’autre part elle enfante dans ses forces productives mêmes les moyens aussi de résoudre ces conflits. Si donc vers 1800 les conflits issus du nouvel ordre social étaient à peine en train de naître, cela est encore est bien plus vrai des moyens de les résoudre. Si les masses non possédantes de Paris avaient pu, pendant la Terreur, conquérir un moment le pouvoir, elles n’avaient prouvé par-là que l’impossibilité de ce pouvoir dans les circonstances d’alors. . . Cette situation historique domina aussi les fondateurs du socialisme. À l’immaturité de la production capitaliste, à l’immaturité des classes correspondit l’immaturité des théories.
La solution des problèmes sociaux qui demeurait encore cachée dans les conditions économiques embryonnaires devait, selon eux, être tirée de leur cerveau. La société ne présentait que des abus : les supprimer était l’affaire de la raison pensante. Il s’agissait de découvrir un nouveau système d’ordre social plus parfait, et de l’octroyer à la société, du dehors par la propagande, et s’il était possible, par l’exemple d’expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d’avance condamnés à l’utopie ; et plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils aboutissaient à la pure fantaisie. » (Anti-Dühring.) Engels cite ensuite abondamment les écrits des socialistes utopiques et que le socialisme scientifique développera par la suite. Il semblerait donc que la théorique révolutionnaire, la conscience communiste, ait été élaborée à l’extérieur de la classe ouvrière, par des intellectuels qui l’apportent ensuite à la classe ouvrière et cela démentirait donc notre affirmation liminaire selon laquelle : « le communisme est apparu d’abord comme l’objectif, le but ultime, le sens profond et la tendance immanente des luttes ouvrières. »
Il s’agit là d’une dangereuse illusion. Et c’est par le biais de cette conception fausse que pénètre généralement dans la théorie révolutionnaire les conceptions idéalistes de l’idéologie bourgeoise et toutes les déviations que le jargon consacré qualifie de volontariste et d’opportuniste (nous y reviendrons). Il semblerait donc que contrairement à la thèse centrale de Marx : « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est leur existence sociale qui détermine leur conscience. », la conscience communiste élaborée à l’extérieur par des penseurs spécialisés ou encore la théorie révolutionnaire, la ligne juste, la conscience de classe, comme on voudra, importé de l’extérieur par le prolétariat modifierait son existence, c’est à dire sa pratique réelle, une fois qu’ON lui aurait fait assimiler. Analysons donc, pour résoudre cette énigme quel est le rapport réel entre la naissance des théories socialistes critico-utopiques, et le mouvement réel de l’histoire et de la classe ouvrière. L’idée selon laquelle les thèses fondamentales du communisme seraient nées dans le cerveau des penseurs utopistes et apportées aux travailleurs n’est qu’une illusion d’optique. C’est certes la manière dont les utopistes eux-mêmes se représentent leur rapport avec la classe ouvrière et l’histoire, mais, il s’agit d’un pur et simple retournement idéologique de la réalité. Le rapport réel est autre. En effet, jamais aucune idée ou invention n’a été le produit d’un cerveau isolé, ou d’un ou plusieurs penseurs spécialisés. La production des idées est un processus éminemment social. L’apparition d’une idée neuve dans le cerveau d’un individu est conditionnée à la fois par l’ensemble de la production culturelle et idéologique de l’époque, historiquement et socialement conditionnée, et par l’histoire de cet individu, la totalité de son expérience humaine, prise dans toutes ces déterminations concrètes, d’où découlent à la fois sa structure psychique et caractérielle, son point de vue et sa position dans la circulation et la production du stock social d’idées, de concepts, d’informations ou de préjugés, dans lequel il puise et à partir duquel il travaille. (Et dans une société de classes, les déterminations concrètes de l’être social sont conditionnées par sa situation dans les rapports de production.) La production d’une idée, d’un concept, d’une idéologie ou d’une théorie, implique toujours la collaboration informelle d’une foule de producteurs anonymes et qui resteront toujours ignorés, tout comme la production d’une voiture d’ailleurs.
Mais surtout, pour que les utopistes effectuassent leur analyse critique si percutante de la société bourgeoise encore fallait-il que la société bourgeoise existât, et pour que leur analyse fût critique, fallait-il que les contradictions et les tares de cette société se fussent manifestées.
Et comment ces tares se manifestent-elles autrement que par la lutte de ceux qui les subissent ? L’irrationalité de la société bourgeoise, la faillite de l’humanisme bourgeois, l’inhumanité de la condition faite au prolétariat, ont d’abord été vécues par le prolétariat avant que d’être pensées et théorisées. Et ce sont les grèves, les révoltes et les émeutes qui ont attiré l’attention des raisonneurs sur l’irrationalité du système ; ce ne sont pas les raisonneurs qui ont attiré l’attention des prolétaires sur l’inhumanité de leur condition.
Il n’existe aucun moyen de savoir si les conditions d’existence des éléphants dans la jungle indienne ne sont plus éléphantesques si les éléphants ne le manifestent pas par leur révolte, ou (du moins pour les éléphants) par la lente disparition de l’espèce. Ainsi, loin d’être le produit du cerveau de quelques intellectuels, les idées socialistes et communistes ont été d’abord le produit de la lutte de la classe ouvrière, qui a d’abord sécrété ses idées de manière anonyme et informelle pour rendre compte de sa situation et de sa lutte. C’est à partir de ces idées, socialement et collectivement produites, que les utopistes ont travaillé et produit leur système. Ces idées étaient, bien avant les utopistes, très vivaces dans le prolétariat, qui précisément, parce qu’il sortait à peine des rapports féodaux (corporations) ou pré-capitalistes (paysannerie), ressentait avec une acuité et une clarté beaucoup plus grande que de nos jours, le scandale du salariat et l’asservissement que signifiait le fait d’être un travailleur libre, c’est à dire juridiquement libre de toutes attaches serviles ou de compagnonnage et donc libre de vendre sa force de travail à qui il voulait, mais aussi libre de tout, c’est à dire dénué de tout et donc séparé des moyens de production devenu capital dans les mains de leur possesseur.
On montrerait aisément, dans ce qu’il est convenu d’appeler « la culture populaire » et en particulier dans les chansons de métier que la naissance du salariat est vécue par les prolétaires comme un scandale et un arrachement et qu’immédiatement est apparu la nécessité de mettre fin à cet arrachement en se réappropriant les moyens de production.
La comparaison possible avec une situation antérieure toute proche, et qui restait encore largement présente dans la société permettait de saisir immédiatement la différence beaucoup mieux qu’aujourd’hui où le salariat est devenu naturel. C’est cette conscience diffuse qui constitue le point de départ et la condition de possibilité du communisme critico-utopique.
Les systèmes socialistes ne sont que la clé de voûte d’un édifice idéologique dont la base et les fondations ont été construites par le travail idéologique des travailleurs eux-mêmes sur la base de leur expérience prolétarienne, mais au fur et a mesure que l’édifice s’élève de nouveaux artisans viennent apporter leur contribution avec des préoccupations ou des points de vue différents. On a oublié par qui et dans quelles conditions avaient été construite la base de l’édifice. Au sommet, quelques artistes sont venus sculpter les statues, dont certaines sont belles mais ils ont signé, mettant ainsi la marque de la bourgeoisie sur ce qui n’était pourtant qu’un produit de la lutte de classes.
Cela ne signifie pourtant pas que ces systèmes idéologiques sont produits directement par la lutte de classe et ne sont que le reflet du monde objectif et matériel, comme l’affirme le matérialisme primitif critiqué par Marx (Thèses sur Feuerbach entres autres) et dans lequel retombe le marxisme dégénéré ou que les idéologues ne seraient que des porte-parole des différentes classes, ou des sortes de caisses de résonance d’idées existant déjà toutes faites en dehors d’eux et issues on ne sait d’où ou plutôt « reflétant » le monde matériel par on ne sait quel processus. Les idées, les théories sont le produit de l’activité humaine, du travail humain, non un reflet passif, et qui donc transforme une matière première en produit « humanisé », des expériences et sensations en concepts, organise les concepts, les transforme, etc. Mais le prolétariat n’a pas attendu que des penseurs spécialisés, bénéficiant de la culture bourgeoise, tirent, grâce à leur travail spécifique, la conclusion théorique que la source de tous les maux de la société, c’était l’appropriation privative des biens, et que cette appropriation privative devait être abolie et le communisme instauré. . .
Dès que le prolétariat a existé, c’est-à-dire une classe d’hommes libres ne possédant pour vivre que leur force de travail, et donc contraints de la vendre en échange d’un salaire aux possesseurs des moyens de production, il a manifesté dans ses actes (donc la conscience pratique, la seule qui nous intéresse) le jugement sans ambiguïté qu’il prononçait contre la propriété privée, et sa tendance spontanée (parce que conforme à son être) à s’approprier par la violence et sans autre forme de procès, ce dont il était frustré : les conditions du travail, les moyens de production, qui n’existent dans la société capitaliste que sous forme de capital. Et il a très tôt identifié son véritable ennemi : non pas le bourgeois mais le capital, et le capital sous toutes ses formes ; moyens de production, marchandises, argent. On trouve non seulement la manifestation de cette conscience pratique, de cette conscience en actes, et un début d’expression idéologique dans les grèves et émeutes ouvrières dès le début du XVIIIème siècle, et même sous la féodalité et dans l’antiquité, dans la mesure où existait à l’intérieur de ces sociétés dominées par des rapports féodaux, esclavagistes ou de type asiatique des secteurs extrêmement limités où le salariat s’était développé. Le prolétariat n’a nullement besoin d’apprendre dans les livres, fussent-ils « marxistes », pour identifier ses ennemis il lui suffit de les subir.
« le prolétariat clame tout de suite de façon brutale, agressive, impitoyable et violente son opposition à la société de la propriété privée. Le soulèvement silésien commence précisément par l’aboutissement des soulèvements anglais et français, la conscience d’être le prolétariat. L’action elle-même porte la marque de cette supériorité. Les tisserands ne détruisirent pas seulement les machines, ces rivales de l’ouvrier, mais encore les livres de comptabilité, les titres de propriété ; et tandis que les autres mouvements ne se dirigèrent que contre les patrons de fabrique, l’ennemi visible, ce mouvement se dirigea contre les banquiers, l’ennemi caché. » (Marx)
Cela ne signifie pas que le prolétariat aurait nécessairement et par on ne sait quel mystère la « science infuse », ni qu’il possède automatiquement une théorie claire et adéquate des buts et des moyens. Car le communisme n’est pas « ce que veut ou pense tel ou tel prolétaire, ni même ce que le prolétariat dans son ensemble se présente à un moment donné comme but, mais ce qu’il sera, conformément à son être, historiquement contraint de faire. » Le communisme n’est donc pas « un projet » ou « un programme » de transformation sociale apporté de l’extérieur, ni même créé idéologiquement par la classe ouvrière elle-même et accepté dans son ensemble, le communisme est le produit spontané, la logique immanente, interne de sa lutte. C’est cette lutte qui constitue le fondement et l’unique source de toute théorie révolutionnaire, aussi abstraite et générale soit-elle. Ainsi, c’est L’ÊTRE DU PROLÉTARIAT, sans aucune médiation, qui fonde historiquement et théoriquement le communisme.
De même d’ailleurs que c’est l’être de la bourgeoisie et non la Raison qui, historiquement et pratiquement, a fondé la société bourgeoise. En effet, « quand on étudie les bouleversements de ce genre [les bouleversements sociaux] il faut toujours faire le départ entre le bouleversement matériel qui s’opère dans les conditions économiques de la production. . . , et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques et philosophiques, en un mot les formes idéologiques où les hommes prennent conscience de ce conflit et s’efforcent de le résoudre. » (Préf. de la Critique de l’économie politique.)
Le prolétariat ne dénonce pas la société capitaliste du point de vue de la Raison, il la dénonce, dans sa pratique, du point de vue de son être ; et lorsqu’il exprime consciemment cette dénonciation, ce qui n’est « que la forme idéologique où il prend conscience du conflit », il ne fait qu’énoncer ce qu’il est et le sens de ce qu’il fait.
« Lorsque le prolétariat dénonce la dissolution de l’ordre social actuel il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence : car il constitue lui-même la dissolution de cet ordre social. . . » (Marx : Critique de la philosophie du droit de Hegel). Mais avant de voir ce qu’est cet ÊTRE DU PROLÉTARIAT, et donc le mouvement qui le pousse inéluctablement à détruire la société capitaliste, et par ce mouvement même à créer d’autres rapports de production, donc d’autres rapports entre les hommes et entre les biens produits par eux : le communisme, revenons en arrière et analysons la signification du retournement idéologique que nous venons de montrer.
Ainsi, nous avons vu que le communisme critico-utopique n’était que le produit idéologique du développement de la société capitaliste et de ses antagonismes, donc le produit indirect des luttes ouvrières mais que la théorie, le système idéologique n’était pas conscient lui-même de ce rapport dont nous avons indiqué sommairement les médiations.
Voyons d’abord qu’elles en sont les conséquences pour la théorie elle-même. Du seul fait qu’elle n’est pas consciente de ce rapport, la théorie s’engage et s’effondre dans la spéculation. En dehors de quelques intuitions géniales, ce «communisme» devient une pure abstraction et une pure fantaisie, bien incapable de prouver dans la pratique la “réalité et la puissance, la matérialité de sa pensée”.
Du fait de cette séparation, la théorie devient fausse. On pourrait la soumettre elle-même à la critique critique, et montrer que « ses projets » sont à la fois irréalisables et habités de contradictions insurmontables que d’ailleurs la pratique s’est chargée, avec l’irrespect habituel qu’elle a pour les idées de les montrer. Les projets de communauté communiste, de Phalanstères, etc, échafaudés par les utopistes, ou bien n’ont jamais vu le jour parce que les conditions de leur création n’existaient pas et qui ne suscitaient gère d’enthousiasme de la part des travailleurs, ou bien, dans la mesure où quelques tentatives eurent lieu, elles s’effondrèrent sous la pression des contradictions externes et internes. Mais voyons maintenant quelles sont les conséquences pratiques, pour le mouvement révolutionnaire, de cette erreur théorique fondamentale : cette incompréhension du rapport réel entre la théorie et le mouvement de l’histoire.
“L’idéologisation” de la théorie n’est pas seulement mortelle pour la théorie, elle est contre-révolutionnaire dans la pratique, en ce qu’elle aboutit nécessairement à retirer au prolétariat l’initiative historique, pour la fixer ailleurs. La séparation de la théorie aboutit toujours à une théorie de la séparation, et fonde théoriquement cette séparation.
Ainsi, à quoi aboutissent les conceptions des communistes utopiques, bien qu’elles soient le produit indirect de la lutte de classe ? Au lieu de dire aux prolétaires : « Continuez votre lutte impitoyable, et qui ne fait que commencer, contre la société bourgeoise, contre le capital et la marchandise sous toutes ses formes, et contre l’État bourgeois qui n’en est que le défenseur et l’ultime garant. Nos analyses théoriques, pour lesquelles nous avons utilisé le maximum de matériaux que la culture bourgeoise offre, prouvent non seulement que votre lutte est justifié, qu’elle est la seule voie possible pour les travailleurs, ce que vous savez déjà, mais les moyens de lutte que vous avez crées, la grève, l’émeute, l’insurrection armée, sont les meilleurs, en tout cas nous n’avons rien trouvé de mieux, et ce faisant non seulement vous vous émancipez vous-mêmes, mais vous émanciper l’humanité entière, c’est pourquoi nous mettons nos forces au service de votre programme. »
Au lieu de tenir ce langage, ils tiennent exactement le langage inverse : « Prolétaires, nous comprenons vos luttes et admirons parfois votre héroïsme, pourtant nous sommes obligés de vous dire que vous faites fausse route, vous vous heurtez à la société et à l’État comme un papillon contre une vitre, vous gaspillez inhabilement vos forces, nos analyses théoriques nous permettent de vous dire que vous devriez procéder autrement. . . » Les recettes changent dans chaque cas. Pour les utopistes, il s’agissait essentiellement de la création de communautés communistes, phalanstères, etc, d’où la propriété privé, et donc la logique marchande de l’échange, était bannie par des règles formelles de fonctionnement.
Ainsi, toute théorie qui cesse d’être la théorie du mouvement réel de l’histoire, donc à notre époque, du développement de la société capitaliste, et de la lutte de la classe ouvrière contre le capital, dégénère ipso facto en idéologie et exprime des intérêt opposés, ou à tout le moins étranger au prolétariat. Il va de soi que le développement d’une telle idéologie ne dépend pas simplement d’un manque de capacités théoriques, d’un manque d’acuité dans l’analyse, il exprime au contraire un point de vue particulier sur la société et l’histoire, donc une position particulière dans la société et dans l’histoire, séparée et qui se pense comme séparée du prolétariat.
Ceci n’est pas seulement valable aux origines du mouvement ouvrier, au moment où les antagonismes de classe étaient peu développés quantitativement (car qualitativement l’antagonisme Capital-Travail est invariant pendant toute la durée du salariat), cela constitue une constante permanente du mouvement ouvrier, et cette analyse est la pierre de touche qui permettra de déceler l’or de la théorie révolutionnaire au milieu des diverses marchandises idéologiques proposées à la consommation des masses. Cette méthode permettra surtout de tester le caractère révolutionnaire des théories et organisations jusqu’à notre époque, et de comprendre comment une théorie, aussi révolutionnaire soit-elle, tombe dans l’idéologie, et donc cesse tout à la fois d’être scientifique et révolutionnaire.
La conception que nous venons d’exposer, dans laquelle nous ne faisons que paraphraser Marx & Engels, s’oppose radicalement aux conceptions révolutionnaires de Lénine, et à ses versions dégénérées, dites léninistes. Pour Lénine, en effet, qui reprend presque mot à mot dans Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme (mars 1913), le texte de Kautsky: Les trois sources du marxisme (1908), le communisme n’est plus le produit organique, nécessaire, du mouvement même de la société capitaliste et de la lutte révolutionnaire du prolétariat qui en découle, le “Communisme”, la “théorie socialiste”, est le produit d’une critique théorique de la société capitaliste, et sa forme la plus élaborée, le marxisme, serait le produit de la synthèse, effectuée par Marx, des sciences naturelles et psychologiques, d’une part, de la pensée allemande, de la pensée française et de la pensée anglaise d’autre part. Cette synthèse est conçue comme un mouvement interne de la pensée, due à la dynamique de l’intelligence. Pour Kautsky, les sciences bourgeoises étaient arrivées à un très haut niveau de développement, mais elles achoppaient sur un certain nombre de problèmes. . . C’est alors que Marx vint. Il vit que l’histoire est le résultat de. . . (sic, Les trois sources du marxisme, page 9, report).
Certes, Kautsky appelle ses vœux “l’Union du mouvement ouvrier et du socialisme”, c’est le titre du quatrième chapitre de sa brochure. Lénine aussi, c’est l’objet de: “Que faire ?” et le but de toute sa vie. C’est très gentil de leur part ! Car pour eux : « Le mouvement ouvrier et le socialisme ne sont nullement identique de nature » (Kautsky, op. cit.) Pour l’un comme pour l’autre : « La forme originaire du mouvement ouvrier est purement économique » (Kautsky, op. cit) alors que « le socialisme suppose une connaissance approfondie de la société moderne » (Kautsky, op. cit.), ce que développe Lénine dans Que faire ? ; parlant des grèves de 1886-90: « Les ouvriers ne pouvaient pas posséder encore la conscience social-démocrate qui ne pouvait leur être apportée que de l’extérieur. L’histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste [. . . ] etc.
Quant à la doctrine socialiste, elle a surgi des théories philosophiques, historiques, économiques élaborés par certains représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels. Par leur situation sociale, les fondateurs du socialisme, Marx et Engels, étaient des intellectuels bourgeois.
De même en Russie la doctrine sociale-démocrate a surgi indépendamment de la croissance spontanée du mouvement ouvrier, elle y fut le résultat naturel et fatal du développement de la pensée chez les intellectuels socialistes-révolutionnaires. »
Ainsi, tout comme Kautsky, Lénine voit dans le marxisme, ou la conscience “social-démocrate”, un produit idéologique. Il déclare même que cette production est l’œuvre spécifiques d’intellectuels révolutionnaires, qui, bien sûr, ont choisi le camp de la classe ouvrière, mais qui sont seuls à pouvoir aboutir à une conscience révolutionnaire, grâce à la critique théorique qu’ils effectuent du capitalisme, à partir des éléments que leur fournit la culture bourgeoise dont ils sont les dépositaires, ou du moins à laquelle ils ont accès.
Cela semble au moins recouvrir une vérité historiquement évidente: le rôle d’intellectuels non ouvriers, singulièrement de Marx, mais aussi de beaucoup d’autres. . . , dans l’élaboration de la théorie révolutionnaire. Mais cette conception est totalement idéaliste. D’une part elle repose sur l’illusion que la conscience révolutionnaire est produite par un cerveau individuel (ou quelques cerveaux), d’autre part, elle ne se pose pas la question élémentaire: cette conscience est conscience DE QUOI. Aussi la phrase du Que faire ? “livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut s’élever qu’à une conscience trade-unioniste”, n’est en fait que l’idée que se fait le vulgaire du mouvement de la classe ouvrière. Cette formulation est déjà étonnante, puisqu’on est en droit de se demander À QUI faut-il que la classe ouvrière soit livrée, pour s’élever à une conscience communiste, et d’où vient cette conscience communiste ? Cette formulation contredit en outre les thèses de Marx et Engels, qui démontraient, par l’étude des mouvements insurrectionnels du prolétariat, que la classe ouvrière n’avait pas attendu Lénine ni eux-mêmes, pour s’élever à la conscience pratique de la nécessité communiste. La réponse que donne Lénine après Kautsky à cette inquiétante “constatation” est plus étonnante encore. Pour Kautsky et Lénine, la théorie, la conscience révolutionnaire, lui est apportée de l’extérieur par les intellectuels bourgeois.
Cette conception s’oppose radicalement à la critique effectuée par Marx de l’idéalisme, et de tout le matérialisme passé, celui sur Feuerbach compris (Thèses sur Feuerbach, 1 et 3), en ce qu’elle « oublie que l’éducateur lui-même doit être éduqué. Elle doit donc diviser la société en deux parties – dont l’une lui est nécessairement supérieure ».
On pourrait poursuivre en paraphrasant la suite de la thèse n°3: « Lénine et Kautsky ne comprennent pas que la coïncidence de la modification des circonstances et de la modification de l’activité humaine, ou la modification de soi-même, ne peut être saisie et rationnellement comprise qu’en tant que pratique révolutionnaire. »
En effet, Marx n’oppose pas abstraitement la réalité, d’une part, ou monde objectif, la conscience d’autre part, ou monde subjectif, et l’activité pratique qui les relie. Il les envisage au contraire comme une totalité, et démontre que ces catégories, objectif-subjectif-activité pratique, envisagées abstraitement autrement que comme moment d’une même totalité, sont le produit d’une pensée réifiée, produit elle-même d’une société de classe, où l’activité humaine est effectivement brisée par la division du travail.
Si nous suivons la conception de Marx, il est tout simplement absurde de penser que la conscience puisse être élaborée à l’extérieur (ou du moins, une conscience élaborée à l’extérieur est une conscience abstraite, effectuée sur le schème du Voir, une conscience de spectateur, dénuée d’efficacité pratique) et tout aussi absurde de penser que la conscience puisse être introduite de l’extérieur, par la propagande; c’est pourtant la prétention de Kautsky et de Lénine qui se conçoivent comme les éducateurs de la classe ouvrière, avant que les avatars de l’histoire ne fassent de l’un un ministre, de l’autre un chef génial, sont aussi peu enviable l’un que l’autre pour qui se revendique de la théorie prolétarienne.
La théorie léniniste du parti découle logiquement de sa conception de la théorie et de ses rapports avec les mouvements spontanés de la classe. Il en découle inéluctablement que si des révolutionnaires professionnels rejoignent la classe ouvrière, ce ne peut être que pour la diriger (au sens dirigeant-chef, et pas seulement “bonne direction”, car la théorie permet effectivement de fonder la “bonne direction”, mais précisément cette bonne direction inclut la liquidation des “dirigeants” par les moyens appropriés à la résistance qu’ils présentent).
On voit aussi la raison de la vogue de la conception léniniste du parti, chez nos modernes “léninistes”. Même lorsqu’ils oublient une part plus ou moins large des autres aspects du léninisme, ces thèses révolutionnaires en particulier, en défendant la théorie du “rôle dirigeant du parti”, ils ne défendent que leur pouvoir réel de Brejnev à Waldeck-Rochet, en passant par Gomulka et Mao) ou leur pouvoir mythique (trotskistes ou maoïstes en France).
Car cette conception aboutit à la nécessité de construire un parti révolutionnaire, destiné à diriger la lutte du prolétariat dans la bonne voie, que le prolétariat serait incapable de trouver seul. Cela aboutira donc à dévoyer les éléments les plus combatifs du prolétariat dans les tâches décisives, et à les détourner de leurs tâches réelles. Le critère déterminant cessera d’être la lutte de classe en elle-même, à laquelle chaque travailleur est contraint de par sa situation, mais la “construction de l’organisation et de la direction”. La lutte de classe n’est conçue que comme une révolte élémentaire, à laquelle seul le parti donnera un sens. Cette conception prive donc tout à la fois le communisme et la théorie révolutionnaire de leur fondement, pour le placer dans les capacités des dirigeants. Les luttes ouvrières ne sont plus qu’un moyen de renforcer l’organisation, et dans les cas les plus délirants, on prétendra construire le socialisme sans ou contre le prolétariat. Privée de son fondement, la théorie révolutionnaire nage dans l’abstraction et la métaphysique. Le communisme n’est plus le produit pratique des luttes révolutionnaires de la classe ouvrière, mais se définit au nom d’une rationalité abstraite, différente selon les cas et la position pratique des auteurs, mais de toute façon, il n’est plus “le mouvement réel qui abolit les conditions d’existence” ou pas uniquement.
Avant d’analyser les absurdités auxquelles peuvent conduire, chez Lénine, les conceptions d’abord développées par Kautsky, et sans prétendre fournir, dans le cadre de cet article, une appréciation globale de l’œuvre de Lénine, qui ne se réduit ni aux thèses du Que faire ? ou de Matérialisme et empiriocriticisme, voyons en quoi cette conception est erronée, dans sa racine même : la théorie de l’origine de la conscience socialiste développé dans les Trois Sources. Contrairement à l’affirmation sommaire de Kautsky: « C’est ainsi qu’ils [Marx et Engels] créèrent le socialisme scientifique moderne par la fusion de tout ce que la pensée anglaise, la pensée française et la pensée allemande avaient de grand et de fertile », reprise par Lénine: « Sa doctrine [celle de Marx] naquit comme la continuation directe et immédiate de celle des plus grands représentants de la philosophie, de l’économie politique et du socialisme. . . Le marxisme est le successeur naturel de tout ce que l’humanité a créé de meilleur au XIXe siècle dans la philosophie allemande, dans l’économie politique anglaise et dans le socialisme français », la théorie de Marx N’EST PAS le produit de la synthèse, même dialectique, du socialisme français, de l’économie anglaise et de la philosophie allemande, c’est à dire la synthèse idéologique de trois systèmes idéologiques créés par la bourgeoisie.
Certes, Marx a largement utilisé ces sources et ne cesse de le souligner lui-même, mais il a aussi consacré un gros ouvrage, huit volumes dans l’édition française, pour indiquer parallèlement à ce qu’il utilise d’eux, la rupture radicale qui le séparait des théoriciens bourgeois de l’économie politique, et il s’en explique dans le livre I du Capital. Il a passé la plus grande partie de sa vie à lutter théoriquement et politiquement contre le “socialisme français”. Quant à la philosophie allemande, il n’a pas jugé nécessaire de publier de son vivant une œuvre commune avec Engels, dans laquelle et par laquelle ils effectuaient tous deux une rupture radicale avec leur passé philosophique commun. Ils n’ont pas jugé nécessaire de publier l’Idéologie allemande parce qu’ils considéraient cette œuvre comme le simple témoignage d’une évolution personnelle, et qu’ils considéraient cette rupture comme la condition et le point de départ de la théorie révolutionnaire.
Inédite du vivant de Lénine, l’Idéologie allemande constitue en tout cas la réfutation à posteriori de l’interprétation de Lénine et de Kautsky sur le point qui nous intéresse présentement. Il est cependant instructif de noter que le mouvement ouvrier n’a pas eu besoin de la publication de l’Idéologie allemande pour faire la critique pratique et théorique des positions de Lénine, dès leur surgissement. Trotsky en particulier dans son texte Nos tâches politiques (en cours de traduction) mais aussi des textes comme Bilan et perspectives et Rapport de la délégation sibérienne, ou dans le texte moins ignoré intitulé 1905, effectue une critique des positions bolchevistes et retrouve les thèmes, et parfois même des formulations de Marx. Le fait que Trotsky lui-même ait cru devoir, par opportunisme tactique, minimiser à partir de 1917 les divergences qui l’opposaient à Lénine, entre 1901 et 1906, ne change rien à l’affaire. Bien que les diverses variétés de trotskystes cachent systématiquement ces textes et ne les aient jamais publiés en français, ils constituent l’apport principal de Trotsky à la théorie révolutionnaire. Leur traduction et publication, qui sont en cours (par des non-trotskystes) est une conséquence directe du mouvement de Mai en France. Voilà qui donne à réfléchir sur les rapports entre le mouvement de la pensée et la lutte des classes.
Cela dit, il n’en reste pas moins que Marx et Engels et tous les théoriciens révolutionnaires sans exception ont abondamment puisé à la source de la science bourgeoise. Mais Kautsky et Lénine utilisent ce fait, cette constatation évidente, phénoménologique, sans être capable d’en pénétrer le mécanisme et la signification profonde, et tentent de fonder le rôle d’éléments extérieurs à la classe ouvrière dans l’élaboration de la doctrine, extérieurs pris au sens fort, c’est-à-dire non seulement extérieurs “par hasard” – nous constatons que ces intellectuels n’étant pas des ouvriers – mais extérieurs par essence en quelque sorte, c’est à dire utilisant des éléments qui, par nature, ne sont et ne peuvent être élaborés par la classe ouvrière. En effet, comme nous l’avons vu, le “Socialisme français” n’est que la formation idéologique par laquelle s’expriment les luttes naissantes de la classe ouvrière française, de façon mystifiée.
Ce que Marx rencontre avec le Socialisme français n’est que la forme par laquelle se manifeste à lui la Réalité de la lutte de classe, et il ne pourra valablement l’utiliser dans sa production-travail-théorique qu’après l’avoir soumis à la critique et avoir atteint au travers ce qui en constituait le fondement inconscient : la lutte prolétarienne dans ses déterminations concrètes. Ce que rencontre en face d’elle cette lutte révolutionnaire du prolétariat, c’est la réalité de la société bourgeoise, de l’économie capitaliste, dont la science économique anglaise, à travers Smith et Ricardo, n’est que la formation idéologique la plus développée par laquelle la bourgeoisie prend conscience de son propre système. Au fur et à mesure que la lutte prolétarienne se développe, elle rencontre la réalité capitaliste et l’expérimente dans sa totalité, elle a donc besoin d’une “théorie” scientifique, par laquelle elle exprime son expérience, et prend conscience de sa pratique. Cette théorie est une formation idéologique, le produit d’un travail idéologique, mais pas une idéologie, au sens où elle est elle-même consciente de la racine pratique de ses “idées”.
Il va de soi que l’élaboration de cette théorie puisera abondamment (Marx ne cesse de le souligner par de nombreuses citations) dans la science économique bourgeoise, de même que le prolétariat , en s’appropriant et pour s’approprier à la fois son être générique, l’ensemble de la vie sociale, et des produits de l’activité humaine présente et passée qui n’existe dans la société capitaliste que sous forme de capital opposé à lui, s’approprie ipso facto la totalité de la culture humaine, mais sur un autre mode. Mais cette science bourgeoise ne sera utilisable qu’au prix d’un retournement complet de sa perspective.
Ce rapport est encore plus net par l’utilisation qu’a faite Marx de ce qu’il est convenu d’appeler : “la philosophie allemande”, et notamment la philosophie de Hegel. Incapable d’atteindre à la réalisation politique de son Être, comme la bourgeoisie française à travers la Révolution française, et incapable d’atteindre à la réalisation économique, comme la bourgeoisie anglaise, à travers l’expansion fantastique du capitalisme anglais au XIXe siècle, dans l’Allemagne morcelée politiquement et économiquement, entravée sur tous les plans dans son développement par des résidus féodaux dans lesquels elle ronge son frein et commence à piaffer, la bourgeoisie allemande atteindra le développement le plus élevé à travers la production de systèmes philosophiques et la vie intellectuelle critique. Incapable de balayer ses entraves en pratique, elle fonde, avec Hegel, la nécessité de son devenir ou plutôt de son advenir sur la philosophie de l’histoire, conçue comme développement de l’esprit, de l’idée, qui se réalise finalement, à la fin de l’histoire, représentation idéologique du règne de la bourgeoisie, à travers la dialectique historique dans laquelle l’esprit se perd et se retrouve en s’incarnant dans le monde. Sans vouloir approfondir un système que toute présentation sommaire appauvrit jusqu’à le rendre dérisoire, disons que le système de Hegel, c’est d’abord, l’histoire pensée. C’est même la création de l’esprit la plus remarquable et la plus achevée pour “penser l’histoire”, dans la mesure justement où sa méthode dialectique lui permet de dépasser les faux problèmes et les antinomies de la pensée dualiste et métaphysique : en particulier celui du déterminisme et de la liberté. Parce que le système hégélien est une tentative pour appréhender le mouvement réel de l’Histoire, les éléments de la méthode, comme les concepts produits pour penser l’histoire sont utilisable par la théorie prolétarienne, bien que Hegel lui-même, et tout son système, soient restés sur le terrain de l’idéalisme et de la bourgeoisie, tout comme certains concepts et des éléments de la méthode, créés par Smith ou Ricardo pour rendre compte des phénomènes économiques sont parfaitement
utilisables, sans qu’il soit nécessaire de les réinventer à partir de zéro. Mais ce serait une erreur totale, d’ailleurs commise par Kautsky et Lénine, bien que Marx s’en soit largement expliqué, de croire, sous prétexte qu’une partie des matériaux sont les mêmes, que la théorie révolutionnaire n’est qu’une continuation de la théorie bourgeoise, ou même son achèvement, comme si le “développement fatal de la pensée” conduisait à des conclusions socialistes devant lesquelles les penseurs bourgeois auraient reculé. De même que les mosquées de Tunisie, construites sur les ruines des temples gréco-romains en utilisant les blocs de marbre ne sont pas la continuation et l’achèvement du temple, et supposent tout au contraire la destruction du temple pour exister.
De même, les meilleurs produits de la pensée bourgeoise ne doivent pas seulement être dépouillés d’une gangue idéaliste qui entacherait cette phase de la pensée humaine en développement, mais bien bouleversés dans leur structure même, et intégrés, dans un autre ensemble, si bien que ce qui provient tel quel de la pensée de la classe précédente est anecdotique pour comprendre la nouvelle perspective et la nouvelle construction. Car il n’y a pas seulement des “phases” dans une pensée “humaine” en développement, il y a des ruptures radicales entre des modes de pensée différents, parce qu’entretenant avec la réalité des rapports et des fonctions différentes. Il y a ainsi la pensée antique, féodale, bourgeoise, prolétarienne (entre autres), la pensée successive (niant en dépassant), intégrant ou n’intégrant pas la pensée précédente. (Ainsi la pensée bourgeoise intègre en la dépassant la pensée féodale, retrouve et intègre la pensée classique, la pensée féodale perd la pensée antique – ce qui ne veut pas dire que la pensée antique se perd totalement, car la société féodale ne forme pas et ne peut former une totalité cohérente.
L’Église, même “féodalisée”, qui lui est coextensive, n’est pas réductible à la féodalité, la marchandise qui la traverse, vit dans ses pores, lui est antagonique.) Mais le passage de l’un à l’autre, de la pensée antique à la pensée féodale, tout comme le passage du socialisme français, de l’économie anglaise, de la philosophie allemande, à la théorie révolutionnaire, n’est pas un processus interne à la pensée. La possibilité de ce passage est conditionnée par la modification du rapport entre l’homme et la nature, l’homme et le travail, autrement dit, puisqu’il s’agit de la société de classe, par le bouleversement des rapports de production et l’apparition d’une nouvelle classe, qui, de par sa position dans les rapports de production, jette sur la nature, l’histoire, le travail (ou le langage mathématique) un regard différent. Ou plus exactement entretient avec la nature et l’activité productive humaine sous tous ses aspects un rapport différent. La condition du renversement opéré par Marx, à partir certes des éléments fournis par l’idéologie bourgeoise, pour fonder une nouvelle conception du monde, a son fondement et sa racine dans l’existence pratique du prolétariat, et la critique pratique qu’il faisait de la société bourgeoise.
Pour que Marx effectue, sur le plan théorique, le dépassement de l’antinomie elle-même par la scission réelle introduite dans l’activité humaine par l’apparition de société de classe et la rupture de la communauté primitive, encore fallait-il qu’il existât une classe qui fût, dans son être même, la solution pratique de cette antinomie. Le prolétariat peut donner à cette contradiction une solution pratique parce qu’il relie dans son activité fondamentale (le travail) la pensée et la matière, la “modification de la conscience et la modification de la matière” (ou des “circonstances” dans la thèse 3, c’est à dire du monde objectif), catégories qui sont pensées comme séparées par la pensée bourgeoise, parce qu’elles sont effectivement séparées par la bourgeoisie.
L’histoire de la pensée avant Marx était en effet caractérisée par l’opposition irréductible entre la pensée, l’esprit, l’idée, d’une part, et la matière, le monde objectif, d’autre part. Pour l’idéalisme, c’est le mouvement interne de la pensée, de l’idée, de l’esprit qui est le moteur du mouvement. La pensée prend conscience du monde objectif, et, par son travail propre, produit le mouvement. Pour le matérialisme,
au contraire, c’est le monde matériel, objectif, qui, par son mouvement propre, entraîne le mouvement de la pensée, qui en “prend conscience” et le reflète. L’activité productive humaine est la solution en acte de cette antinomie. Pensée et action, théorie et pratique sont des moments indissociables de cette activité. Sans théorie, pas de pratique, mais sans pratique pas de théorie. Le travail, la relation de l’homme à la nature, est à la fois ce par quoi l’homme transforme le monde objectif et le produit, et ce par quoi il se transforme et se produit lui-même. Il y a coïncidence de la modification de la pensée et de la matière. La pensée pure n’est pas une relation humaine avec la matière. Elle est la relation de l’homme châtré de son activité proprement humaine, de l’homme spectateur d’un monde qu’il ne peut changer.
On mesurera le recul théorique de Lénine, en particulier dans Matérialisme et empiriocriticisme.
Dans cet ouvrage, Lénine s’en prend à Mach, dont il dénonce l’idéalisme. Pour ce faire, il prend les points les plus faibles, et incontestablement idéalistes chez Mach, pour liquider les éléments les plus importants. Ce procédé de base polémique est totalement absent de l’œuvre de Marx, qui souligne au contraire, même chez ses pires adversaires, les aspects positifs. Car le problème de Marx n’est jamais de liquider un adversaire, mais au contraire de s’approprier en profondeur la pensée de son adversaire, et de liquider non pas l’adversaire, mais ce qui, dans ses idées, est idéaliste ou réactionnaire. On pourrait même soutenir que Mach, en dépit de son idéalisme, est beaucoup plus proche de Marx, et comprend mieux, avec son empiriocriticisme, l’activité humaine critico-pratique dont parle Marx, que Lénine, dont le “Matérialisme” ressemble plus au matérialisme vulgaire qu’aux conceptions de Marx.
Le défaut de tout le matérialisme passé (de celui de Lénine aussi), est que l’objet, la réalité, la matérialité ne sont pris que sous la forme de l’objet, mais non comme activité sensible-humaine, comme pratique. C’est pourquoi le côté actif est développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l’idéalisme – qui naturellement ne connaît pas l’activité réelle, sensible comme telle. Lénine veut des objets sensibles – réellement distincts des objets idéaux ; mais il ne saisit pas l’activité humaine comme activité objective. Il considère donc, dans Matérialisme et empiriocriticisme, le rapport théorique comme étant le seul vraiment humain, tandis que la pratique n’est fixée que sous sa vulgaire et judaïque forme phénoménale. Ainsi ne comprend-il pas la signification de l’activité révolutionnaire , critico-pratique.
(Karl Marx, Thèse sur Lénine N°1, cf Thèse sur Feuerbach)
Lénine retombe même très en dessous des matérialistes du XVIIIème pour qui, comme pour Lénine, le monde des idées n’étant que le reflet du monde objectif, c’est le mouvement autonome du monde objectif qui détermine le mouvement des idées, et les philosophes matérialistes ont pour seule tâche de lutter contre les illusions idéalistes, ils ne peuvent transformer le monde : le monde se transforme, la conscience reflète cette transformation. Chez Lénine, au contraire, le côté actif est développé de façon abstraite et IDÉALISTE. Pour Lénine, en effet, ce n’est pas l’activité subversive, révolutionnaire du prolétariat, dont l’activité critico-pratique (dont la conscience et la théorie est un moment mais n’est qu’un moment) qui transforme le monde. L’activité de la classe n’est envisagée par Lénine que sous sa “vulgaire et judaïque forme phénoménale”, comme une force matérielle du monde objectif. Aussi la force matérielle avec laquelle Lénine va transformer le monde, c’est la Science, avec un grand S, la science qui connaît les lois que connaît Lénine : le Marxisme, ou du moins la conception que Lénine s’en fait. Cette science, pour devenir une force matérielle, doit, bien sûr, s’incarner dans les masses, mais cette science n’est pas la conscience du mouvement réel, spontanée, organique du prolétariat, et simple moment de son activité, comme le regard que Dieu jette sur ses œuvres le septième jour (même sa Bible est plus “marxiste” que Lénine) car alors elle ne pourrait s’élever qu’à une conscience trade-unioniste, elle est quelque chose de plus, qui vient de. . . Au fait, d’où vient-elle ? Lénine qui l’a à juste titre reproché à ses adversaires petits-bourgeois, se trouve assis entre deux chaises.
Ayant abstraitement réduit le mouvement organique de la classe ouvrière à une manifestation de force brute, comparable à l’eau du torrent, il va de soi que pour être utilisable, cette énergie nécessite l’intervention d’un ingénieur hydraulicien.
Mais la théorie, comme elle ne vient pas du prolétariat, et comme il reste assez scabreux de l’attribuer purement et simplement à l’adversaire de classe, on l’attribue à la pensée en soi.
La science a bien un objet, mais plus de sujet, sinon métaphysique. Pour Lénine, comme pour Kautsky, l’union du mouvement ouvrier et du socialisme, c’est la tête et les jambes, l’aveugle et le paralytique. Aussi lorsque Kautsky, dans un dernier chapitre, parle de la synthèse de la théorie et de la pratique, donne-t-il un bel exemple de pensée non dialectique, puisqu’il nomme synthèse la juxtaposition bancale de deux éléments hétérogènes. De même, lorsqu’il croit réfuter l’idéalisme, en montrant que seul le prolétariat peut réaliser le socialisme, Kautsky ne dépasse pas le niveau de l’ingénieur qui “découvrirait” qu’il ne peut produire d’électricité à l’aide de sa seule théorie, mais qu’il a aussi besoin du travail de la pesanteur à travers l’énergie du torrent.