Est-ce un fou ou un traître ? Dernière séance de la Commune.
21 mai 1871.
Rentré à la mairie du IVe, je lis un étrange avis dans L’Officiel de la Commune.
Il est certainement impossible que Longuet1, délégué à la direction du journal, en ait eu connaissance.
Cet avis est ainsi conçu:
« Les habitants de Paris sont invités à se rendre à leur domicile sous quarante-huit heures ; passé ce délai leurs titres de rente et Grand-Livre2 seront brûlés.
Pour le Comité central,
GRELIER3. »
Ah ça! est-ce que la Commune est déjà morte, que le Comité central s’arroge le droit de publier un semblable arrêté ?
Est-ce que le citoyen Grelier est délégué aux Finances pour mettre à exécution ce funambulesque décret ?
A moins d’être le dernier des crétins, comment a-t-il pu croire un moment cette menace insensée réalisable ?
Est-ce démence ou trahison ?
Ce Comité central, renouvelé d’ailleurs presque entièrement depuis le 18 mars, finit par prendre vraiment des allures singulières.
Que le triomphe de la Commune, et par conséquent de la Révolution sociale, amène – comme conséquence logique – un remaniement économique tel que la rente et tous autres prélèvements opérés sur le travail au bénéfice de ceux qui l’exploitent actuellement soient à jamais supprimés, fort bien4.
Mais dans les circonstances où elle se produit, la menace signée Grelier ne peut être que l’œuvre d’un fou ou d’un traître désireux de provoquer dans Paris même un soulèvement qui facilite les nombreuses machinations ayant pour but de livrer Paris à Versailles.
C’est une affaire à examiner.
Dès l’ouverture de la séance à laquelle nous nous sommes rendus tous, car on y doit juger Cluseret5, les citoyens Langevin6, Jourde7 et moi, nous signalons cette « menace » du Comité central et nous en exposons le caractère suspect.
Je demande même l’arrestation immédiate de Grelier. Mais sur l’observation que c’est au Comité de Salut public qu’il appartient seulement d’aviser, nous proposons et nous faisons adopter que « la Commune s’en rapportant au Comité de salut public du soin de prendre toutes mesures de répression contre le citoyen Grelier et ses complices, passe à l’ordre du jour ».
L’heure est enfin arrivée d’en finir avec Cluseret.
Les faits relevés contre lui en ce qui concerne son action comme délégué à la Guerre, tout en confirmant qu’il était au-dessous de la tâche que, sur ses instances, on lui avait confiée à la date du 3 avril, n’ont pu sérieusement établir le moindre chef de trahison de sa part.
Seul un propos fort inconsidéré, tenu par lui à Delescluze8 quelque temps avant son arrestation, a pu éveiller la méfiance. Il s’agit de trois millions qu’on aurait offerts à Cluseret pour trahir la Commune.
L’exagération même du chiffre auquel il s’estimait comme chef militaire indiquait suffisamment le peu de sérieux de cette prétendue tentative de corruption.
Quant aux griefs contenus dans l’acte d’accusation à propos de ses agissements à Lyon et à Marseille9, pendant la guerre de 1870, l’impossibilité où nous sommes de les contrôler et d’en vérifier le bien-fondé ne nous permet aucunement de nous en faire juges10.
Talonné par la fièvre accompagnant une bronchite contractée dans mes rondes de nuit à Auteuil, je me sens incapable de rester plus longtemps. En me retirant, je laisse à Vermorel11 mon vote écrit en faveur de l’acquittement de Cluseret.
Je ne me doutais pas que je venais d’assister à la dernière séance de la Commune.
Par un hasard singulier, en signe d’apaisement entre les deux fractions du Conseil, Vallès12 avait été désigné comme président.
Ces deux expressions – majorité et minorité – allaient disparaître devant le péril suprême pour n’être plus qu’un souvenir historique.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Charles Longuet (1839-1903): opposant au Second Empire ; journaliste ; publia, en anglais, le préambule et les statuts provisoires de l’Association internationale des travailleurs rédigés par Marx; franc-maçon ; membre du comité central républicain des Vingt arrondissements ; chef du 248e bataillon de la garde nationale ; rédacteur en chef du Journal officiel de la Commune, dont il est membre ; membre de la Commission du Travail et de l’Échange; opposé à la création du Comité de salut public, fait partie de la minorité au Conseil de la Commune ; après la Semaine sanglante, il se réfugiera à Londres ; redevenu membre du Conseil général de l’Internationale, il votera l’exclusion de Bakounine en 1872 ; la même année, il épousera Jenny Marx, la fille aînée de Karl Marx, lequel écrira à Engels, dans une lettre du 11 novembre 1882 : “Longuet se conduit comme le dernier des proudhoniens et Lafargue [autre gendre de Marx] comme le dernier des bakouninistes. Que le diable les emporte, ces oracles patentés du socialisme scientifique!”.
2 Le Grand-livre de la dette publique est un registre des créanciers de la dette d’État, créé en 1793 par la Convention sur proposition de Cambon, sur lequel ont été inscrites au ministère des Finances, depuis cette époque, toutes les rentes nominatives dues par l’État.
3 Victor Grêlier (1831-1889): garçon de lavoir ; membre du Comité central de la Garde nationale ; sera déporté en Nouvelle-Calédonie.
4 La conséquence logique du triomphe de la Révolution sociale sera bien la fin de toute exploitation, et donc l’antithèse d’un simple remaniement économique, qui ne saurait être qu’une réformation de l’aliénation. Elle sera nécessairement l’abolition totale et définitive de l’économie, du travail et de l’argent…
5 Gustave Paul Cluseret (1823-1900): entre autres pérégrinations, cet aventurier louche participa à la répression de juin 1848 sous les ordres de Cavaignac, puis à la Guerre de Sécession sous l’uniforme de l’armée nordiste. La chute du Second Empire et la proclamation de la République, le 4 septembre, furent pour lui l’occasion de jouer enfin un rôle de premier plan. D’abord à Paris, puis à Lyon avec Bakounine, puis enfin à Marseille, il se démena avec le même insuccès, en dépit d’une appartenance à l’Internationale plusieurs fois mise en avant. Pour autant, il fut nommé le 3 avril délégué à la Guerre par la Commune de Paris, sans doute au titre de son expérience militaire, ce qui fit de lui le chef de toutes les armées communalistes. Arrêté par la Commune le 30 avril, il est jugé et acquitté le 21 mai. Lors de la Semaine sanglante, il parviendra à s’enfuir. Il sera condamné à mort par contumace.
6 Camille Langevin (1843-1913): tourneur sur métaux ; syndicaliste ; coopérateur ; membre de l’Internationale ; condamné au 3e procès de l’Association ; participa aux soulèvements des 31 octobre 1870 et 22 janvier 1871 ; membre de la Commune ; membre de la Commission de la Justice ; prit position contre le Comité de salut public, avec la minorité ; après la Semaine sanglante, il se réfugiera d’abord en Alsace, puis à Londres après son expulsion par le gouvernement allemand ; sera condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée.
7 François Jourde (1843-1893): comptable ; franc-maçon ; membre du Comité central de la Garde nationale ; membre de la Commune ; membre de la Commission des Finances, puis délégué aux Finances ; établit le budget financier de la Commune ; prit position avec la minorité contre le Comité de salut public ; il sera condamné à la déportation et s’évadera de Nouméa avec Paschal Grousset en 1874.
8 Charles Delescluze (1809-1871): d’extraction bourgeoise, journaliste, républicain de 1830 et de 1848, plusieurs fois condamné, exilé, emprisonné, il fut notamment déporté à l’île du Diable sous le Second Empire. Il en revint la santé ruinée mais toujours aussi combatif contre le régime impérial, espérant l’émancipation des travailleurs par des réformes pacifiques (“Le bien n’est possible que par l’alliance du peuple et de la bourgeoisie.”, 27 janvier 1870). Le 8 février 1871, il fut élu par les parisiens à l’Assemblée nationale, dont il démissionna après son élection à la Commune. Il siégea à la Commission des Relations extérieures, puis à la Commission exécutive, et à la Commission de la Guerre. Membre du Comité de salut public, il remplaça Rossel comme délégué civil à la Guerre. Après l’entrée des Versaillais dans Paris, il appellera, le 24 mai, les habitants au combat: “Place au peuple, aux combattants aux bras nus! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné.” Malade, désespéré, il trouvera une mort volontaire le 25 mai, sur la barricade du Château-d’Eau.
9 Le 17 septembre 1870, Cluseret se rendit à Lyon, le Comité de salut public lyonnais désirant le charger du commandement des corps de volontaires qu’il souhaitait voir se former dans le département du Rhône. Après l’échec du mouvement insurrectionnel lyonnais, le 28 septembre, il se rendit à Marseille où il fut le vrai chef de la commune révolutionnaire proclamée le 1er novembre, et dont le président était Adolphe Carcassonne. Il se vit alors conférer le titre de commandant de la Garde nationale et de général en chef des troupes de la Ligue du Midi. Mais, si l’émeute fut maîtresse de la cité le 1er novembre, ce succès ne dura que quelques jours.
10 J’ai mentionné précédemment qu’en ce qui concerne sa conduite à Lyon lors du mouvement du 27 septembre 1870. il s’est vanté lui-même de l’avoir fait avorter, ainsi qu’il résulte d’une lettre publiée par lui dans La Patrie suisse – journal genevois – le 8 octobre 1871. (N. de l’A.)
11 Auguste Vermorel (1841-1871): journaliste ; rédacteur du Courrier français, journal d’opposition sous l’Empire ; dénonça les lâchetés des hommes de 1848 et de 1851 ; socialiste ; emprisonné à de nombreuses reprises ; participa au soulèvement du 31 octobre 1870 et fut poursuivi par le gouvernement de la “Défense” nationale ; rédacteur au Cri du Peuple ; membre de la Commune ; mena avec Dombrowski l’attaque contre les Versaillais à Asnières (9 avril) ; membre de la Commission de la Justice, de la Commission exécutive (8 avril), de la Commission de Sûreté générale ; fit réoccuper le fort d’Issy (30 avril) ; se déclara contre les ingérences des sous-comités du Comité central de la Garde nationale ; contre le Comité de salut public avec la minorité ; fut accusé par Pyat et s’opposa à Raoul Rigault ; organisera la résistance aux Batignolles et à Montmartre, auprès de Dombrowski ; combattra sur la barricade du Château-d’Eau où il sera grièvement blessé ; pris par les Versaillais, il mourra de ses blessures le 20 juin 1871.
12 Jules Vallès (1832-1885): journaliste et écrivain ; un des rédacteurs de l’Affiche rouge du 6 janvier 1871; fondateur du journal Le Cri du peuple ; membre de la Commune ; membre de la Commission de l’Enseignement, puis de celle des Relations extérieures ; appartient à la minorité opposée au Comité de salut public ; pendant la Semaine sanglante, deux faux Vallès seront exécutés par méprise ; il se réfugiera en Angleterre et sera condamné à mort par contumace ; il écrira, après la Commune, la célèbre trilogie Jacques Vingtras: Mémoires d’un révolté (L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé).