Propriété privée et communisme.
Extrait des Manuscrits de 1844, par Karl Marx.
Il est vain d’opposer la non-propriété et la propriété aussi longtemps qu’on n’a pas saisit comme contradiction l’opposition du travail et du capital dans leurs rapports interne actif.
En l’absence d’un mouvement développé de la propriété privée (Rome antique, Turquie, etc.) cette opposition peut s’exprimer sous la première forme, où est n’apparaît pas encore comme posée par la propriété privée elle même. Mais le travail, essence subjective de la propriété privée comme perte de la propriété, et le capital, le travail objectif comme perte du travail, c’est la propriété privée en temps qu’état développé de cette contradiction, état dynamique qui avance vers la solution du conflit.
L’abolition de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation de soi. Dès l’abord, la propriété privée est considérée sous son seul aspect objectif, le travail étant néanmoins tenu pour son essence. Sa forme d’existence est donc le capital, qui doit être supprimé « en temps que tel » (Proudhon). D’autres voient, dans un monde particulier du travail, le travail nivelé, morcelé et, par suite, non libre, la source de la nocivité de la propriété privée et de son existence étrangère à l’homme : Fourier, tout comme les physiocrates, conçoit le travail agricole comme étant le travail par excellence, tant dit que Saint Simon, déclarant au contraire que seul importe le travail industrielle en temps que tel, réclame de la domination exclusive de l’industrie l’amélioration du sort des travailleurs. Enfin, le communisme est l’expression positive de la propriété privée surmontée, et tout d’abord en temps que propriété privée universelle. En saisissant ce rapport dans son universalité, nous voyons ce qui suit :
1° Le communisme, sous sa première forme, est une simple généralisation et un parachèvement de ce rapport. Comme tel, il apparaît sous un double aspect. D’une part, la domination de la propriété matérielle est si grande qu’il veut anéantir tout ce qui n’est pas susceptible d’être possédé par tous comme propriété privée ; la possession physique immédiate est l’unique but de sa vie et de son existence ; la condition du travailleur n’est pas abolie, elle est étendu à tous les hommes : il veut faire, de manière violente, abstraction du talent, etc. ; la condition de la propriété privée demeure le rapport de la communauté au monde des choses. D’autre part, tendant à opposer à la propriété privée la propriété privée universelle, ce mouvement trouve son expression bestiale dans le fait d’opposer au mariage (qui est certes une forme de la propriété privée exclusive) la communauté des femmes où, sans plus, la femme devient une propriété collective et ordinaire. Cette idée de la communauté des femmes constitue, à n’en pas douter, le secret révélé d’un communisme qui est encore tout vulgarité et instinct. De même que la femme passe du mariage à la prostitution universelle, de même tout l’univers de la richesse, c’est à dire la nature objective de l’homme, passe de son mariage exclusive avec le propriétaire privé, à l’état de prostitution universelle avec la communauté. En niant partout la personnalité de l’homme, ce communisme là n’est autre que l’expression conséquente de la propriété privée, qui est elle même cette négation. L’envie générale s’érigeant en puissance est la forme dissimulée de la cupidité rétablie, qui se réalise ainsi de manière détournée. L’idée inhérente à toute propriété privée considérée en soit est avant tout dirigée contre la propriété privée la plus riche ; elle se manifeste comme une envie à tout ramener à un même niveau et devenant de la sorte la source de la concurrence. Le communiste vulgaire ne fait que parachever cette envie et ce nivellement en imaginant un minimum. Il applique [aux besoins] une mesure déterminée, limitée. L’abolition de la propriété privée n’y est point une appropriation réelle puisqu’elle implique la négation abstraite de toute la sphère de la culture et de la civilisation, le retour à une simplicité peu naturelle d’homme dépourvu et sans désirs, qui non seulement ne se situ pas au delà de la propriété privée, mais qui n’y est même pas encore parvenu.
Il s’agit là d’une simple communauté du travail où règne l’égalité du salaire payé par le capital collectif, par la communauté, en tant que capitaliste universel. Les deux aspects du rapport sont élevés à une généralité chimérique, le travail en tant que catégories où chacun a sa place, et le capital en tant qu’universalité et puissance reconnu de la communauté.
Dans le comportement à l’égard de la femme, proie et servante de la volupté commune, s’exprime l’infinie dégradation de l’homme vis à vis de lui même, car le secret de ce comportement trouve sa manifestation non équivoque, décisive, évidente, nue, dans le rapport de l’homme à la femme, et dans la manière dont le rapport direct et naturel des sexes est conçue. Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme est le rapport de l’homme à la femme. Dans le rapport naturel des sexes, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme ; de même, celui ci est son rapport immédiat à la nature, sa propre vocation naturelle. Il est la manifestation sensible, la démonstration concrète du degré jusqu’où l’essence humaine est devenue la nature, ou celle ci l’essence de celle là. Il permet de juger de tout le degré du développement humain. Du caractère de ce rapport, on peut conclure jusqu’à quel point l’homme est devenu pour lui même un être générique, humain, et conscient de l’être devenu. Le rapport de l’homme à la femme est le rapport le plus naturel de l’humain à l’humain ; c’est là qu’on apprend dans quelle mesure le comportement naturel de l’homme est devenu humain, ou dans quelle mesure l’essence humaine lui est devenue essence naturelle, dans quelle mesure sa nature humaine lui est devenue chose naturelle. Ce rapport révèle aussi dans quelle mesure le besoin de l’homme est devenu un besoin humain, donc dans quelle mesure l’autre en temps que tel lui est devenu un besoin humain, donc dans quelle mesure son existence la plus individuelle est en même temps celle d’un être social.
Le premier dépassement positif de la propriété privée, le communisme vulgaire, n’est qu’une manifestation de l’ignominie de la propriété privée, qui tend à s’imposer comme la communauté positive.
2° Le communisme : a) de nature encore politique démocratique ou despotique ; et b), visant la suppression de l’état mais d’une nature encore imparfaite, encore affligé de la propriété privée, c’est à dire de l’aliénation de l’homme. Sous ces deux formes le communisme à conscience d’être la réintégration de l’homme, le retour de l’homme à lui même, le dépassement de l’aliénation humaine ; mais, n’ayant pas encore compris la nature humaine du besoin, ni saisit l’essence positive de la propriété privée, il en est encore affecté et demeure sous son emprise. Certes, Il en a déjà saisit le concept mais l’essence lui en échappe encore.
3° Le communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée, donc de l’auto aliénation humaine et par conséquent en tant qu’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme ; c’est le retour total de l’homme à soit en tant qu’homme social, c’est à dire humain, retour conscient, accomplit dans toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme ; en tant qu’humanisme achevé, il est un naturalisme achevé ; il est la vraie solution du conflit de l’homme avec la nature, de l’homme avec l’homme, la vraie solution de la lutte entre l’existence et l’essence, entre l’objectification et l’affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l’individu et l’espèce. Il est l’énigme de l’histoire résolu et il sait qu’il est cette solution.
Le mouvement de l’histoire est conçu et devenu conscient dans sa totalité ; il est l’acte de genèse réelle de ce communisme là – l’acte de naissance de son existence empirique ; il est aussi, pour les consciences qui le pensent, la compréhension et le savoir du mouvement dans son devenir. En revanche, le communisme inachevé se cherche une justification historique, un argument parmi les phénomènes isolés de l’histoire contraires à la propriété privée, pour les retenir, en détachant tels moments du mouvement (Cabet, Villegardelle, etc., aiment à enfourcher ce dada) comme preuve de son historicité authentique. Ce faisant, il démontre que la partie de loin la plus importante de ce mouvement contredit ses affirmations, et que si ce communisme à vraiment existé, son existence passée réfute précisément sa prétention au devenir.
On comprend sans peine que tout le processus révolutionnaire trouve son fondement tant empirique que théorique dans le mouvement de la propriété privée, qui est le mouvement de l’économie.
Cette propriété privée matérielle, immédiatement sensible, est l’expression concrète de la vie humaine aliénée. Son mouvement – la production et la consommation – révèle concrètement le mouvement de toute la production passée, c’est à dire la réalisation ou la réalité de l’homme. La religion, la famille, l’Etat, le droit, la morale, la science, l’art, etc., ne sont que des modes particuliers de la production et tombent sous sa loi universel. Le dépassement positif de la propriété privée, qui est l’appropriation de la vue humaine, signifie le dépassement positif de toute aliénation, par conséquent l’abandon par l’homme de la religion, de la famille, de l’Etat, etc., et son retour à son existence humaine, c’est à dire sociale. L’aliénation religieuse comme telle n’a lieu que dans le domaine de la conscience, dans le for intérieur de l’homme, quand l’aliénation économique est celle de l’existence concrète. Surmonter l’aliénation économique implique le dépassement dans les deux sphères. Il est évident que le début du mouvement chez les différents peuples s’oriente selon que leur vie authentique se manifeste d’avantage dans la conscience ou dans le monde extérieur, qu’elle est davantage idéale ou réelle. Le communisme commence dès l’origine (Owen) avec l’athéisme, mais au début l’athéisme est encore bien loin d’être le communisme ; il n’est guère plus qu’une abstraction.
La philanthropie de l’athéisme n’est donc, d’abord, qu’une philanthropie philosophique abstraite, alors que celle du communisme est réelle et directement tendue vers l’action.
Récapitulons. Dans l’hypothèse de la propriété privée positivement abolie, l’homme produit l’homme ; en se produisant lui même, il produit aussi bien l’autre ; l’objet, affirmation immédiate de son individualité, est en même temps sa propre existence pour autrui, l’existence d’autrui, et l’existence de celui-ci pour moi. De même, le matériel du travail aussi bien que l’homme en tant que sujet sont tout autant de départ le point que le résultat du mouvement (et ils doivent l’être : d’où la nécessité historique de la propriété privée). Le caractère social est le caractère général de tout le mouvement : de même que la société crée l’homme en tant qu’homme, de même elle est créée par lui. L’activité et la jouissance tant par leur contenu que par leur mode d’existence sont sociales ; elles sont activité sociale et jouissance sociale. L’essence humaine de la nature n’existe d’abord que pour l’homme social ; car c’est là seulement que la nature est pour lui un lien avec l’homme, c’est là qu’il vit pour l’autre et l’autre pour lui, c’est là qu’elle est le fondement de sa propre existence humaine et l’élément vital de l’humaine réalité. C’est là seulement que sa vie naturelle est sa vie humaine, que la nature est devenue pour lui humaine. La société est l’unité et parfaite de l’homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature.