Karl Marx (1846)
La critique française de la société possède, en partie du moins, le grand avantage d’avoir révélé les aspects contradictoires et dénaturés de la vie moderne non pas seulement dans les conditions de classes particulières, mais dans toutes les sphères et manifestations du commerce humain d’aujourd’hui. Ses descriptions sont directes, elles ont la chaleur de la vie; elles sont riches d’intuition, d’une finesse qui montre qu’on sait son monde, et d’une audacieuse originalité d’esprit, qualité qu’on chercherait en vain chez toute autre nation. Que l’on compare, par exemple, les descriptions critiques d’Owen et de Fourier, pour autant qu’elles visent le commerce de la vie, et l’on se fera une idée de cette supériorité des Français. Ce n’est nullement chez les auteurs proprement « socialistes » de France qu’il faut chercher la présentation critique des conditions sociales ; ce sont des écrivains de n’importe quel genre littéraire, surtout des auteurs de romans ou de mémoires. Grâce à quelques passages sur le « suicide » glanés dans les « Mémoires tirés des archives de la police, etc., par Jacques Peuchet », je donnerai un exemple de cette critique française, qui montrera en même temps ce que vaut l’illusion des bourgeois philanthropes : qu’il suffit d’offrir aux prolétaires un peu de pain et un peu d’éducation, comme si c’était uniquement l’ouvrier qui dépérissait dans l’état présent de la société, le monde existant étant, pour le reste, le meilleur des mondes.
Comme chez beaucoup de ces hommes de sens pratique, aujourd’hui presque entièrement disparus, qui ont connu les nombreux bouleversements depuis 1789, toutes les illusions et tous les enthousiasmes, toutes les constitutions et tous les gouvernants, toutes les défaites et toutes les victoires, la critique des rapports de propriété, de famille et d’autres rapports privés, en un mot la critique de la vie privée, apparaît chez Jacques Peuchet comme le résultat nécessaire de leurs expériences politiques.
Jacques Peuchet (né en 1760) passa des belles-lettres à la médecine, de la médecine à la jurisprudence, de la jurisprudence à l’administration et à la police. À la veille de la Révolution française, il collabora avec l’abbé Morellet à un dictionnaire du commerce, dont toutefois seul le prospectus est paru; il s’intéressa alors, de préférence, à l’économie politique et à l’administration. Partisan, pendant une très brève période, de la Révolution française, Peuchet adhéra bientôt au parti royaliste, assuma quelque temps la direction de la Galette de France et se vit confier plus tard par Mallet-du-Pan le fameux Mercure royaliste. Pourtant, il se faufila adroitement à travers les mailles de la Révolution, tantôt poursuivi, tantôt employé du département de l’administration et de la police. La Géographie commerçante qu’il publia en 1800 (cinq volumes in-folio) attira sur lui l’attention du premier consul Bonaparte, et il fut nommé membre du Conseil du commerce et des arts. Plus tard, il occupa un poste important dans l’administration sous le ministère de François de Neufchâteau. En 1814, la Restauration le fil censeur. Pendant les Cent-Jours, il se retira. Lors du retour des Bourbons, il reçut le poste d’archiviste de la Préfecture de police de Paris, qu’il occupa jusqu’en 1827. Peuchet ne fut pas sans influencer, directement et comme auteur, les orateurs de la Constituante, de la Convention, du Tribunat, ainsi que de la Chambre des députés sous la Restauration. Parmi ses nombreux ouvrages, pour la plupart économiques, outre la Géographie commerçante déjà citée, la Statistique [élémentaire] de la France (1807) est le plus connu.
C’est dans son grand âge que Peuchet a rédigé ses mémoires, dont il a tiré la matière soit des archives de la police de Paris, soit de ses longues expériences pratiques dans la police et l’administration. Il les fit paraître seulement après sa mort, de sorte que l’on ne peut nullement le ranger parmi les socialistes et communistes « prématurés » à qui l’admirable profondeur et les connaissances encyclopédiques de la grande moyenne de nos écrivains, fonctionnaires et bourgeois pratiques font, comme on sait, si totalement défaut.
Écoutons notre archiviste de la Préfecture de police de Paris à propos du suicide !
Le chiffre annuel des suicides, en quelque façon normal et périodique parmi nous, ne peut être considéré que comme le symptôme d’un vice constitutif de la société moderne, car lors des haltes de l’industrie et de ses crises, dans les périodes de disette et dans les hivers rigoureux, ce symptôme est toujours plus manifeste et prend un caractère épidémique. La prostitution et le vol grandissent alors dans la même proportion. En principe, bien que la plus large source du suicide découle de la misère, nous le retrouvons dans toutes les classes, chez les riches désœuvrés comme chez les artistes et les hommes politiques. La diversité des causes qui le motivent se rit, pour ainsi parler, du blâme uniforme et sans charité des moralistes.
Des maladies de consomption, contre lesquelles la science actuelle est inerte et insuffisante, des amitiés méconnues, des amours trompées, une émulation étouffée, le dégoût d’une vie monotone, un enthousiasme refoulé sur lui-même sont, très certainement, des occasions de suicide pour les natures d’une certaine richesse, et l’amour même de la vie, ressort énergique de la personnalité, conduit fort souvent à se débarrasser d’une existence détestable.
Mme de Staël, qui ressassa beaucoup de lieux communs et les réhabilita quelque temps dans le plus beau Style du monde, s’est attachée à démontrer que le suicide est une action contre nature, et que l’on ne saurait le regarder comme un acte de courage; elle a surtout établi qu’il était plus digne de lutter contre le désespoir que d’y succomber. De semblables raisons affectent peu les âmes que le malheur accable. Sont-elles religieuses, elles spéculent sur un meilleur monde ; ne croient-elles en rien, au contraire, elles cherchent le repos du néant. Les tirades philosophiques n’ont aucune valeur à leurs yeux, et sont d’un faible recours dans le chagrin. Il est surtout absurde de prétendre qu’un acte qui se consomme si fréquemment soit contre nature, puisque nous en sommes journellement les témoins. Ce qui est contre nature n’arrive pas. Il est au contraire de la nature de notre société d’enfanter beaucoup de suicides, tandis que [les Berbères et] les Tartares ne se suicident pas. Toutes les sociétés n’ont donc pas les mêmes produits ; voilà ce qu’il faut se dire pour travailler à la réforme de la nôtre, et lui faire gravir un des échelons supérieurs de la destinée du genre humain. Quant au courage, si l’on passe pour en avoir dès que l’on brave la mort en plein jour et sur le champ de bataille, sous l’empire de toutes les excitations réunies, rien ne prouve que l’on en manque nécessairement quand on se donne la mort soi-même et dans les ténèbres. On ne tranche pas une pareille controverse par des insultes contre les morts.
Tout ce que l’on a dit contre le suicide tourne dans le même cercle d’idées. On oppose au suicide les décrets de la Providence, mais l’existence même du suicide est une protestation ouverte contre les décrets indéchiffrables. On nous parle de nos devoirs envers la société sans que nos droits sur la société soient à leur tour nettement définis et établis ; et l’on exalte enfin le mérite, plus grand mille fois, dit-on, de surmonter la douleur plutôt que d’y succomber, ce qui est un aussi triste mérite qu’une triste perspective. Bref, on en fait un acte de lâcheté, un crime contre les lois, la société et l’honneur.
D’où vient que, malgré tant d’anathèmes, l’homme se tue ? C’est que le sang ne coule pas de la même façon, dans les veines des gens désespérés, que le sang des êtres froids qui se donnent le loisir de débiter ces Stériles raisonnements.
L’homme semble un mystère pour l’homme ; on ne sait que blâmer, et l’on ignore. À voir combien les institutions sous l’empire desquelles vit l’Europe disposent légèrement du sang et de la vie des peuples, comme la justice civilisée s’environne d’un riche matériel de prisons, de châtiments, d’instruments de supplice pour la sanction de ses arrêts incertains, et le nombre inouï de classes laissées de toutes parts dans la misère ; et les parias sociaux qu’on frappe d’un mépris brutal et préventif pour se dispenser peut-être de les arracher à leur fange ; à voir tout cela, on ne conçoit guère en vertu de quel titre on pourrait ordonner à l’individu de respecter sur lui-même une existence dont nos coutumes, nos préjugés, nos lois et nos mœurs font si généralement bon marché.
On a cru pouvoir arrêter les suicides par des peines flétrissantes et par une sorte d’infamie jetée sur la mémoire du coupable. Que dire de l’indignité d’une flétrissure lancée sur des gens qui ne sont plus là pour plaider leur cause ? Les malheureux s’en soucient peu, du reste; et si le suicide accuse quelqu’un vis-à-vis de Dieu, l’accusation plane surtout sur les gens qui restent, puisque, dans cette foule, pas un n’a mérité que l’on vécût pour lui. Les moyens puérils et atroces qu’on a imaginés ont-ils lutté victorieusement contre les suggestions du désespoir ? Qu’importe à l’être qui veut fuir le monde les injures que le monde promet à son cadavre ! Il ne voit dans l’ignominie de la claie que l’opinion lui prépare qu’une lâcheté de plus de la part des vivants. Qu’est-ce, en effet, qu’une société où l’on trouve la solitude la plus profonde au sein de plusieurs millions d’âmes ; où l’on peut être pris d’un désir implacable de se tuer sans que qui que ce soit nous devine ? Cette société-là n’est pas une société ; c’est, comme le dit Jean-Jacques, un désert peuplé de bêtes féroces. Dans les places que j’ai remplies à l’administration de la police, les suites des suicides étaient en partie dans mes attributions; j’ai voulu connaître si, dans leurs causes déterminantes, il ne s’en trouvait pas dont on pût modérer ou prévenir l’effet. J’avais entrepris sur ce sujet important un travail considérable.
Je trouvais que sans une réforme totale de l’ordre social présent toutes les autres tentatives seraient vaines.
Parmi les causes du désespoir qui font rechercher la mort aux personnes douées d’une grande susceptibilité nerveuse, aux êtres passionnés et mélancoliques, j’ai remarqué, comme fait prédominant, les mauvais traitements, les injustices, les peines secrètes, que des parents durs et prévenus, des supérieurs irrités et menaçants font éprouver aux personnes qui sont dans leur dépendance. La révolution n’a pas fait tomber toutes les tyrannies ; les inconvénients reprochés aux pouvoirs arbitraires subsistent dans les familles ; ils y causent des crises analogues à celles des révolutions.
En somme, les rapports entre les intérêts et les esprits, les véritables relations entre les individus sont à créer de fond en comble parmi nous ; et le suicide n’est qu’un des mille et un symptômes de cette lutte sociale, toujours flagrante, dont tant de combattants se retirent parce qu’ils sont las de compter parmi les victimes, et parce qu’ils se révoltent contre la pensée de prendre un grade au milieu des bourreaux. […]
Les hommes les plus lâches, les moins énergiques deviennent impitoyables dès qu’ils peuvent faire valoir l’autorité absolue du chef de famille. L’abus de cette autorité est, pour ainsi dire, un succédané vulgaire pour la fréquente soumission et dépendance à laquelle ils doivent se plier bon gré mal gré dans la société bourgeoise. […]
La malheureuse femme était condamnée à l’esclavage le plus insupportable et cet esclavage, M. de M… l’exerça uniquement en se fondant sur le code civil et sur le droit de propriété, sur un état social qui rend l’amour indépendant des libres sentiments des amants et permet à l’époux jaloux de mettre sous clef sa femme comme à l’avare de cadenasser son coffre-fort, car elle constitue seulement une partie de son inventaire. […]
Au jaloux, il faut un esclave. Le jaloux peut être aimant, mais l’amour n’est qu’un sentiment de luxe pour la jalousie ; le jaloux est avant tout propriétaire. […]
L’opinion est trop fractionnée par l’isolement des hommes, trop ignorante, trop corrompue, car chacun est étranger à lui-même et tous sont des étrangers les uns pour les autres. […]
Beaucoup de gens mettent fin à leurs jours sous l’emprise de cette obsession que la médecine, après les avoir inutilement tourmentés par des présomptions ruineuses, est impuissante à les délivrer de leurs maux.
On ferait un curieux recueil, aussi, des citations d’auteurs célèbres et des pièces de vers écrites par les désespérés qui se piquent d’un certain faste dans les préparatifs de leur mort. Pendant le moment d’étrange sang-froid qui succède à la résolution de mourir, une sorte d’inspiration contagieuse s’exhale de ces âmes et déborde sur le papier, même au sein des classes les plus dépourvues d’éducation. En se recueillant devant le sacrifice dont elles sondent la profondeur, toute leur puissance se résume pour s’épancher dans une expression chaude et caractéristique. […]
Que peut-on attendre d’autre de ces usuriers qui ne se doutent même pas qu’ils se tuent eux-mêmes, leur nature humaine, chaque jour et chaque heure, morceau par morceau ! Mais que dire des bonnes gens qui font les dévots [, les gens cultivés,] et qui répètent ces grossièretés ? Sans doute, il est d’une haute importance que les pauvres diables supportent la vie, ne fût-ce que dans l’intérêt des classes privilégiées de ce monde que le suicide universel de la canaille ruinerait ; mais n’y aurait-il pas d’autre moyen de faire supporter l’existence à cette canaille que les avanies, les ricanements et les belles paroles ? D’ailleurs, il doit exister quelque noblesse d’âme dans ces sortes de gueux qui, décidés qu’ils sont à la mort, se frappent sans chercher d’autres ressources, et ne prennent pas le chemin du suicide par le détour de l’échafaud. Il est vrai que, dans les époques d’incrédulité, ces suicides généreux de la misère tendent à devenir de plus en plus rares ; l’hostilité se dessine et le misérable court franchement les chances du vol et de l’assassinat. On obtient plus facilement la peine capitale que de l’ouvrage. […]
La classification des diverses causes du suicide serait la classification même des vices de la société. […]
Triste ressource sans doute, après une semblable perte ! Mais comment exiger que la famille royale se charge de tous les malheureux lorsque tout compte fait la France, telle qu’elle est, ne pourrait les nourrir. La charité des riches n’y suffirait pas, quand même toute notre nation serait religieuse, ce qui est loin d’être. Le suicide lève le plus fort de la difficulté, l’échafaud, le reste. C’est à la refonte de notre système général d’agriculture et d’industrie qu’il faut demander des revenus et des richesses. On peut facilement proclamer, sur le parchemin, des Constitutions, le droit de chaque citoyen à l’éducation, au travail, et surtout au minimum de subsistances. Mais ce n’est pas tout que d’écrire ces souhaits généreux sur le papier, il reste à féconder ces vues libérales sur notre sol par des institutions matérielles et intelligentes. La discipline païenne a jeté des créations magnifiques sur la terre ; la liberté moderne serait-elle au-dessous de sa rivale ? Qui donc viendra souder ensemble ces deux magnifiques éléments de puissance ?
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Voilà pour Peuchet.
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