La Commune de Kronstadt fut une insurrection prolétarienne révolutionnaire contre la dictature anti-communiste du parti bolchevik. Cette véritable manifestation de l’auto-mouvement anti-étatique du prolétariat profondément radicale dans ses aspirations, porte également les limites de son temps et des conditions dans lesquelles elle dut se produire, elle dénonce ses ennemis, les bolchéviks, tels qu’ils sont connus et se dénomment eux-mêmes, bien qu’ils en soient l’anti-thèse, c’est à dire “communistes”. C’est parce que la contre-révolution prend toujours le masque de la révolution véritable, que les bolchéviks se proclament “communistes”, et c’est parce que l’auto-mouvement véridique du prolétariat se produit contre toutes les impostures cheffistes qu’il sait les combattre au nom du communisme véritable.


Échec de la première offensive
Lénine et le Xe Congrès du parti communiste

Le 7 mars, la 5e compagnie du régiment de koursantis sympathise avec Kronstadt et traite les activistes du Parti, appelés “communards”, de gendarmes des communistes.
Dès la première nuit du soulèvement, un détachement de marins avait été envoyé sur la rive à Oranienbaum pour s’emparer de la farine ; mais la nuit, étant très sombre et perturbée par un vent violent et une neige incessante, les marins revinrent transis et fourbus sans avoir pu accomplir leur mission. Cela joua un grand rôle pour les défenseurs durant la dernière semaine des combats, car, selon un membre du Revkom, le manque de nourriture accroissait la fatigue des combattants ; sinon, à son avis, la forteresse aurait pu résister victorieusement. Il signale aussi le “talon d’Achille” de sa défense : la Porte de Pétrograd grande ouverte en direction de la capitale, difficile à protéger1.
Le 8 mars, à 6 h 45, un téléphonogramme d’un responsable de la section spéciale détaché auprès des troupes rouges communique que le 561ème régiment s’est avancé sur Kronstadt de 1 km et demi, puis a refusé de continuer. Le camarade Dybenko a ordonné de former une rangée derrière et de tirer sur ceux qui se replieraient ; le commandant du régiment prend alors des mesures contre ses soldats afin de les obliger à avancer2 : ce qui signifie en clair qu’il procède à une décimation. À 14 heures, Toukhatchevsky fait le point sur le début de l’attaque à son supérieur Serge Kaménev ; il dit que les matelots se défendent énergiquement, leur artillerie répond coup pour coup. Sur le front sud, le 561ème régiment a hésité et un de ses bataillons s’est rendu aux Kronstadiens, ce qui a interrompu l’offensive, et les troupes sont revenues à leur point de départ. Il n’a pas de contact avec le front nord. Il lui semble indispensable de bombarder jour et nuit non seulement les casernes, mais aussi la ville, afin de provoquer la confusion. Il demande des renforts en trains blindés, artillerie et troupes, dont la 27ème division qu’il considère être la plus sûre. La présence de marins à Pétrograd l’inquiète et affirme qu’il faut tous les évacuer au plus vite pour que sa position devienne plus favorable. En résultat, les matelots de Kronstadt se sont avérés être plus solides et organisés qu’on l’avait supposé. Kaménev lui répond en proposant l’intervention de l’aviation, leur grand avantage face à l’ennemi, pour concentrer les tirs de l’artillerie sur quatre points de la forteresse. Quant aux matelots de Pétrograd qui obsèdent tant Toukhatchevsky, d’une part, il ne sait plus où les envoyer, et, d’autre part, les lignes de chemin de fer sont déjà encombrées par l’arrivée de renforts3. D’ailleurs, vu la situation militaire au Caucase, le responsable communiste local demande à ce que l’on ne diffuse ni par radio, ni par les journaux les nouvelles concernant Kronstadt. Le commissaire de la Flotte baltique Galkine ordonne ce même jour de fermer sur les navires les soutes d’accès aux obus, de neutraliser les pièces d’artillerie et de confisquer toutes les armes individuelles, sauf celles des communistes.
A 22 heures, un communiqué de l’état-major de la 7e Armée rouge reconnaît l’échec de l’offensive, attribué à l’insuffisance du tir d’artillerie lourde, à la supériorité de celle de l’ennemi et à l’extrême indécision du 561ème régiment, dont un bataillon s’est rendu aux insurgés. Les unités du régiment spécial mixte ont réussi à pénétrer dans Kronstadt mais, soumises à un tir croisé de mitrailleuses et à une contre-attaque désespérée, ont été obligées de se replier, laissant prisonnières deux compagnies avec leur commandement. Les pertes annoncées paraissent ridiculement basses pour un tel affrontement : 4 tués, 3 blessés et 4 contusionnés. Trois avions ont lancé 50 kg de bombes. Enfin 81 déserteurs ont été interceptés sur la rive4.
L’école d’aspirants de la 93e brigade, intégrée dans le 95e régiment, crie au commandant et au commissaire politique qui la passent en revue : « Pourquoi nous avez-vous amenés ici ? » Deux jours plus tard, elle refuse de partir à l’assaut et les rigueurs du tribunal militaire s’abattent sur elle (ceci signifie qu’un homme sur cinq est fusillé). En ce qui concerne les 1 564 soldats du 561e régiment et leur refus de combattre les Kronstadiens, il faut préciser qu’il était composé de mobilisés originaires d’Ukraine et du Kouban, tout comme le 560e régiment stationné à Kronstadt, dont il était en quelque sorte le jumeau ; il est normal qu’ils n’aient pas voulu les affronter, certains ayant même des proches parents parmi eux. En outre, ne pouvant se replier à cause de la chaîne de mitrailleuses des tchékistes placés derrière eux, leur choix ne pouvait être que de se rendre aux insurgés. Ces transfuges seront jugés les 20 et 24 mars, 64 d’entre eux, originaires d’Ukraine, condamnés à mort, et 24 internés dans des camps de concentration5.
Que la population soit trompée, c’est un fait, certes, condamnable, mais il s’explique au moins par la logique du pouvoir en place. Mais que le Parti lui-même le soit, et surtout lors de ses assises souveraines du Xe Congrès, cela montre déjà à quel point Lénine avait personnalisé ses destinées. Le 9 mars, dans la conclusion de son rapport d’activité, déçu par l’échec de l’assaut contre les insurgés, il va trouver un nouveau bouc émissaire, l’Opposition ouvrière, en se livrant à un “assaut” verbal d’une rare violence contre ces contestataires :

Pavel Dybenko – Commandant de l’offensive de l’armée rouge se félicitant d’avoir fusillé 900 matelots et soldats rouges le premier jour de l’offensive…

… La camarade Kollontaï par exemple, a dit carrément : « Dans son rapport, Lénine a éludé Kronstadt. » Lorsque j’ai entendu ces mots, je suis resté stupéfait. Tous les congressistes savent parfaitement – bien sûr, dans les comptes rendus des journaux, il faudra parler moins ouvertement – qu’ici même, dans mon rapport, j’ai tout ramené aux leçons de Kronstadt, tout, depuis le début jusqu’à la fin ; et j’ai peut-être mérité davantage le reproche d’avoir beaucoup parlé dans mon rapport des leçons pour l’avenir découlant des événements de Kronstadt.
Nous traversons une époque où un péril sérieux nous menace ; comme je l’ai déjà dit, la contre-révolution petite-bourgeoise est plus dangereuse que Dénikine. Cette contre-révolution a ceci de particulier qu’elle est petite-bourgeoise, anarchiste, et j’affirme qu’il existe un lien entre les idées, les mots d’ordre de cette contre-révolution petite-bourgeoise, anarchiste, et les mots d’ordre de l’Opposition ouvrière. (…) Notre tâche était de séparer dans l’Opposition ouvrière les éléments sains des éléments malsains. […] Lorsqu’on nous dit qu’il n’y a pas assez de démocratie, nous répondons : c’est vrai, absolument vrai. Oui, il n’y a pas assez de démocratie. Nous avons besoin d’aide, d’indications sur la façon d’appliquer la démocratie. […] Nous acceptons aussi ceux qui se réclament de l’Opposition ouvrière, ou même ceux qui ont une appellation plus vilaine, bien que je pense qu’il n’y a pas d’appellation pire et plus impudente pour des membres du parti communiste que celle-ci. Même s’ils inventaient un nom plus laid encore, nous nous dirions : puisque c’est une maladie qui contamine une partie des ouvriers, il faut redoubler d’attention à son sujet.
A présent, je passe à l’Opposition ouvrière. Vous avez reconnu que vous êtes restés dans l’opposition. Vous êtes venus au congrès du Parti avec la brochure portant l’inscription « Opposition ouvrière ». Lorsque vous remettiez les dernières épreuves, vous étiez au courant des événements de Kronstadt et de la contre-révolution petite-bourgeoise qui montait. Et c’est à ce moment que vous venez avec le titre d’Opposition ouvrière ! Vous ne comprenez pas la responsabilité que vous assumez, ni comment vous violez l’unité ! Au nom de quoi ? Nous vous interrogeons, nous vous ferons passer ici un examen. S’il y a quelque chose de sain dans cette opposition, il est indispensable de consacrer toutes nos forces à séparer les éléments sains des malsains […], et ce tri devient plus facile ici, devant le congrès du Parti. On élit ici au présidium ceux qui représentent le groupe malade, et à présent ils n’oseront plus se plaindre, pleurnicher, ces « pauvres petits », ces « offensés », ces « exilés ».
(…) Montez tout de suite à la tribune, et prenez la peine de répondre ! Voyons à présent ce que vous offrez au moment où approche un danger que vous reconnaissez vous-mêmes plus grave que Dénikine ! Que nous
offrez-vous ? Quelle critique faites-vous ? Cet examen doit avoir lieu à présent, et je pense qu’il sera définitif. Cela suffit, on ne peut plus jouer ainsi avec le Parti, il faut en prendre conscience, il faut y mettre un terme ! […] À la page 25 de cette brochure, la camarade Kollontaï écrit, et c’est là un des points capitaux des thèses de l’Opposition ouvrière: « L’organisation de la gestion de l’économie nationale appartient au congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui élisent un organe central dirigeant l’ensemble de l’économie nationale. » C’est la thèse de l’Opposition ouvrière que j’ai toujours citée dans la discussion et dans la presse. Je dois dire qu’après l’avoir lue je n’ai pas eu besoin de lire les autres, c’eût été perdre mon temps car après cette thèse, il est évident que tout a été dit, qu’il s’agit d’un mouvement petit- bourgeois, anarchiste, et [qu’]à présent, à la lumière des événements de Kronstadt, il est d’autant plus étrange d’entendre cette thèse.
(…) « Congrès des producteurs en Russie », qu’est-ce que cela signifie ? Allons-nous encore perdre notre temps avec des oppositions semblables dans le Parti ? Il me semble qu’il est temps d’en finir avec ces discussions ! Tous ces propos sur la liberté de parole et la liberté de critique, qui émaillent toute la brochure et transparaissent dans tous les discours de l’« Opposition ouvrière », constituent les neuf dixièmes de la substance des discours vides de substance ; autant de paroles de la même espèce. Car il faut, camarades, parler non seulement des mots, mais aussi de leur contenu. Nous ne serons pas dupes de mots comme « liberté de critique ».
[…] Nous avons passé pas mal de temps à discuter et je dois dire que. maintenant, il vaut beaucoup mieux « discuter avec les fusils » qu’avec les thèses préconisées par l’opposition. Il ne faut plus d’opposition, camarades, ce n’est pas le moment ! Ou bien par ici, ou bien par là, avec un fusil, et pas avec l’opposition. Cela découle de la situation objective, ne vous en prenez à personne. Camarades, nous n’avons pas besoin d’opposition à présent et je crois que le congrès devra arriver à cette conclusion, il devra conclure que l’opposition à présent est finie, et bien finie, nous en avons assez des oppositions !

(Applaudissements.)

Ayant stigmatisé l’Opposition ouvrière comme toute opposition en général, il lui faut encore l’éliminer complètement en l’amalgamant aux kronstadiens et aux makhnovistes, c’est-à-dire aux partisans des soviets libres, mot d’ordre qu’il falsifie en le transformant en “soviets sans communistes” :

« Or quelles sont les résolutions de Kronstadt ? Vous ne les avez pas toutes lues ? Nous vous les montrerons : elles disent la même chose. Si j’ai souligné le danger de Kronstadt, c’est qu’on n’y revendique, semble-t-il, qu’un petit décalage : « Que les bolchéviks partent », « Nous amenderons légèrement le pouvoir », voilà ce qu’on veut à Kronstadt. Le résultat, c’est que Savinkov est arrivé à Reval, que les journaux parisiens ont parié de l’événement deux semaines à l’avance et qu’un général blanc a fait son apparition. […] Les thèses de l’Opposition ouvrière, c’est de la démagogie sur laquelle se fondent les éléments anarchistes de Makhno et de Kronstadt6.

La pointe finale figurera dans l’avant-projet de résolution du Xe Congrès sur l’unité du Parti :

Aussi le congrès déclare dissous et ordonne de dissoudre immédiatement tous les groupes sans exception qui se sont constitués sur tel ou tel programme (groupes de l’Opposition ouvrière, du Centralisme démocratique, etc.). La non-exécution de cette décision du congrès doit entraîner sans faute l’exclusion immédiate du Parti.
Afin de faire régner une discipline stricte à l’intérieur du Parti et dans toute l’activité des soviets, et d’obtenir le maximum d’unité en éliminant toute action fractionnelle, le congrès donne plein pouvoir au Comité central pour appliquer, au cas où la discipline serait violée et l’action fractionnelle reprise ou engagée, toutes les sanctions du Parti jusques y compris l’exclusion, et, en ce qui concerne les membres du Comité central, leur rétrogradation dans les rangs des suppléants, voire même, à titre de mesure extrême, l’exclusion du Parti7.

Lénine retirera au dernier moment cette proposition, car c’était aller trop vite, compte tenu de la situation, mais ce point servira plus tard pour justifier les manœuvres des majorités contre les minorités au sein du Comité central.
Entre-temps, disposant certainement de plus amples informations, Lénine déclarera le 15 mars à propos de Kronstadt : « Là-bas, on ne veut ni les gardes blancs ni notre pouvoir, et il n’y en a pas d’autre ; et cette situation est la meilleure propagande en notre faveur et contre tout nouveau gouvernement. » C’est le démenti le plus formel de sa première thèse et de tout ce qu’il avait dit précédemment à propos de complot des gardes blancs, de la bourgeoisie internationale, des SR8
Qu’importe ! la première version étant plus efficace, plus utile à ses fins, Lénine y reviendra souvent par la suite :

Les événements de Kronstadt ont révélé une collusion avec la bourgeoisie internationale. Nous constatons en outre que ce que craignent le plus en ce moment les ennemis qui nous entourent du point de vue pratique du capital international, c’est le rétablissement normal des relations commerciales. Mais ils ne réussiront pas à les compromettre. Des représentants du gros capital qui se trouvent actuellement à Moscou n’ajoutent plus foi à toutes ces rumeurs9.

La vérité filtre : les bolchéviks eux-mêmes étaient en train de négocier avec les représentants du gros capital international ! Et ils craignaient que ces projets ne soient compromis par l’opposition interne du Parti et la résistance des travailleurs. On ne peut être plus éloquent. L’extrême fabulation de Lénine va consister à découvrir des gardes blancs camouflés en communistes d’extrême gauche :

L’exploitation par les ennemis du prolétariat de toute déviation de la stricte ligne communiste a été illustrée, de la façon la plus saisissante sans doute, par l’émeute de Kronstadt, où la contre-révolution bourgeoise et les gardes blancs de tous pays du monde se sont aussitôt montrés prêts à accepter même les mots d’ordre du régime soviétique, pourvu que fût renversée la dictature du prolétariat en Russie ; où les socialistes révolutionnaires et, de façon générale, la contre-révolution bourgeoise, ont utilisé à Kronstadt les mots d’ordre d’insurrection, soi-disant au nom du pouvoir des soviets, contre le gouvernement soviétique de Russie. De tels faits prouvent pleinement que les gardes blancs veulent et savent se camoufler en communistes, et même en communistes d’extrême gauche ; à seule fin d’affaiblir et de renverser le rempart de la Révolution prolétarienne en Russie10.

Plus tard, Lénine nuancera son propos… les Kronstadiens auraient été les complices « inconscients » des gardes blancs :

Sous le mot d’ordre « Plus de confiance en la force de la classe ouvrière », on travaille en fait, aujourd’hui, à raffermir les influences menchéviques et anarchistes : au printemps 192111, Kronstadt l’a montré et démontré de toute évidence. Tout ouvrier conscient a le devoir de démasquer et de chasser loin de lui ceux qui crient à « notre manque de confiance dans les forces de la classe ouvrière », car ces braillards sont en fait les auxiliaires de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers, au profit desquels ils travaillent à affaiblir le prolétariat en élargissant l’influence des menchéviks et des anarchistes.
[…] Notre mot d’ordre est: À bas les braillards, à bas les inconscients complices des gardes blancs, qui répètent les fautes des misérables émeutiers de Kronstadt du printemps 1921 !” […] Quant aux mots d’ordre kronstadiens, il y a « très peu de choses concrètes, précises, définies. Des mots d’ordre vagues » : « liberté du commerce », « affranchissement », « les Soviets sans bolchéviks », ou « réélection des Soviets », ou « suppression de la dictature du Parti »… Le menchévik Valk, un des chefs de l’émeute de Kronstadt, vote dans cette ville pour la « Constituante »12.

Tout cela est complètement faux, aucun de ces mots d’ordre n’a été exprimé pendant l’insurrection. Nous voyons que Lénine était passé maître dans la dialectique jésuitiste : mensonge par omission, amalgame, ou par falsification systématique.
Ces mensonges ne peuvent s’expliquer que par l’extrême opportunisme tactique de Lénine : il profite d’une forte tension sociale et politique du pays pour arriver à ses fins. Tout d’abord, il se débarrasse de son opposition interne par des manœuvres machiavéliques : il fait nommer Chliapnikov et Koutouzov au Comité central, envoie la plus grande partie des délégués de l’Opposition ouvrière combattre à Kronstadt, en renvoie une autre partie à Samara et Saratov sous prétexte de troubles locaux ; puis, pour mieux les ligoter dans les instances du Parti, il propose que le Comité central puisse exclure de lui-même qui bon lui semble.
Medvedev s’écriera au Xe Congrès après l’intervention de Lénine qu’il n’avait jamais entendu de sa vie de militant un discours aussi impudent et mensonger. Un autre délégué, Milonov, remarquera pertinemment que « l’attitude de Lénine est psychologiquement compréhensible : le camarade Lénine est président du Soviet des commissaires. C’est lui qui dirige notre politique soviétique. Il est évident que tout mouvement, d’où qu’il vienne, qui gêne cette direction, ne peut-être considéré que comme un mouvement petit-bourgeois et particulièrement nocif13 ».
D’autre part, Lénine n’était pas sans ignorer les différences des positions entre les menchéviks, les SR de gauche ou de droite, les anarchistes ou encore les maximalistes. S’il les syncrétise, c’est parce qu’ils ont la particularité commune d’être contre les bolchéviks, c’est-à-dire contre la dictature du prolétariat ou plutôt contre la dictature du Parti. De cette façon, Lénine leur prête une unité qu’ils n’ont pas et ne peuvent avoir. Cela lui servira encore à stigmatiser les « sans-parti déguisés en menchéviks ou socialistes révolutionnaires ». Le mot d’ordre de « liberté du commerce » est inventé de toutes pièces par Lénine, dans le but de justifier et appuyer la NEP, en faisant croire que les masses des travailleurs des villes et des campagnes sont plus sensibilisées par la “liberté du commerce” que par le « pouvoir des Soviets ».
Dans le plan de la brochure sur « l’impôt en nature », Lénine posera ce qu’il considère comme la seule alternative : « Ou bien la terreur des gardes blancs, ou bien la direction (sans cesse plus souple) du prolétariat, sa dictature. Qu’y a-t-il de terrible dans le mot “dictature” ? À cela, il n’y a pas d’autre issue, en effet : “Seuls les narcisses infatués d’eux-mêmes peuvent bavarder et rêver d’une troisième voie”, d’une “troisième force”14. »
Ayant jugulé les forces, tant à l’intérieur de son parti que dans le pays, qui auraient pu contrecarrer son intention de préparer les bases du capitalisme d’État, étape nécessaire à ses yeux pour atteindre le socialisme, Lénine va donc instaurer La Nouvelle Économie politique (NEP), qui va comporter trois volets essentiels : la substitution d’un impôt en nature aux réquisitions arbitraires de ravitaillement pour les paysans, la liberté du commerce intérieur et l’octroi, à des conditions très avantageuses, de concessions aux capitalistes privés russes et étrangers pour qu’ils fassent fonctionner les entreprises industrielles.
À ceux qui s’élèveront au sein du Parti contre une décision si importante, prise sans qu’il y ait eu discussion préalable et en l’absence de nombreux délégués partis à Kronstadt ou ailleurs, Lénine rétorquera que la discussion avait été engagée par un de ses articles antérieurs dans la Prauda, et que ceux qui n’y avaient pas répondu n’avaient à s’en prendre qu’à eux-mêmes15.
Lénine réussit ainsi l’extraordinaire gageure de ressusciter le capitalisme dans un pays où il n’existait plus ! Les propriétaires terriens ou d’usines ayant été soit éliminés, soit chassés avec les blancs. Dans sa foulée, Boukharine, ex-communiste de gauche en 1918, conseillera : « Enrichissez-vous ! ».
À certains membres du Parti, qui ont du mal à s’habituer à la nouvelle situation, Lénine conseille : « Jusqu’à présent nos communistes n’ont pas encore bien compris leur véritable rôle de direction : ne pas chercher à « tout » faire « soi-même », en se surmenant en vain…, mais vérifier le travail de dizaines et de centaines d’auxiliaires…, guider le travail et s’instruire auprès de ceux qui possèdent les connaissances [les spécialistes] et l’expérience dans l’organisation des grosses entreprises [les capitalistes]. Un communiste intelligent ne craint pas de s’instruire auprès d’un capitaliste… Les résultats de cette “leçon” devront être vérifiés par la seule expérience : fais mieux que les spécialistes bourgeois d’à côté… Ne lésine pas sur le prix de cette leçon, ne regarde pas à la dépense si la leçon est profitable16. »
La manœuvre, véritable tour de prestidigitation, sera si habile qu’elle déroutera complètement tous les oppositionnels ; ce contre-Octobre ne rencontrera pas plus de résistance chez les travailleurs, du moins active, car désormais les travailleurs, désarmés et démoralisés, n’opposeront plus que la passivité et l’inertie aux décrets et initiatives du nouveau pouvoir autocratique. L’un des commandants des koursantis, ancien lieutenant de l’armée tsariste et “brave communiste”, le Letton Roze, passe trois heures à rédiger un tract à l’intention de ses hommes avant l’attaque au lieu de se reposer, ce que lui reproche son supérieur. Il devait être plongé dans la plus grande perplexité et avait quelque difficulté à expliquer pourquoi il fallait maintenant combattre ceux qui avaient été proclamés jusque-là “la gloire et la fierté” de la Révolution17.


Les Izvestias (Les nouvelles), journal des marins de Kronstadt.
4ème, 5ème et 6ème numéro:


Notes:

1La Russie révolutionnaire (R), avril 1921, n° 7, p. 20-23.
2La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 285-286.
3Ibid., p. 287-288.
4Ibid., p. 297.
5Ibid., tome 2, p. 396.
6Lénine, Œuvres, op. cil., tome 32, p. 200 à 216.
7Ibid., p. 253 et 255.
8Ibid, p. 238.
9Ibid., p. 285.
10Ibid., p. 253.
11Ibid., tome 33, p. 17.
12Ibid., Lénine, L’impôt en nature, tome 32, p. 381.
13Compte rendu du Xe Congrès, cité par A. Ciliga, Lénine et la Révolution, Paris, 1948, Spartacus, p. 14-15.
14Lénine, L’impôt en nature, tome 32, p. 384.
15Lénine, tome 33, p. 81.
16Ibid., p. 386, 388 et 389.
17Ibid., p343

CEC: Comité exécutif central;
Sovnarkom: Soviets des commissaires du peuple;
CRP ou Revkom: Comité révolutionnaire provisoire;
SR: Socialistes-révolutionnaires;
SD ou menchéviks: sociaux-démocrates;
Koursantis: élèves officiers des académies militaires de l’Armée Rouge;
Komintern: Internationale Communiste;

Extrait tiré de Kronstadt 1921 : Soviets libres contre dictature de parti – Alexandre Skirda.