Le 18 mars.

18 mars 1871.
Contre toutes prévisions, c’est le gouvernement qui a engagé la bataille et il ne semble pas jusqu’alors qu’il doive s’en féliciter.
Le Comité central siège à l’Hôtel de Ville. Toutes les administrations de l’État sont entre les mains de ses délégués, ainsi que la préfecture de police et plusieurs mairies d’arrondissement.
Hier soir, j’avais passé la soirée avec quelques amis, parmi lesquels Jaclard, qui nous avait affirmé que l’affaire des canons de Montmartre était enfin réglée. Dans la matinée même, le maire Clemenceau, d’accord avec les principaux officiers de la garde nationale, avait décidé avec le général d’Aurelle de Paladines un comité composé de chefs de bataillons; que des parcs seraient créés sur divers points de Paris et qu’il en serait fait remise à l’artillerie de la garde nationale, réorganisée d’urgence.
Seule solution acceptable, en somme, d’une situation qui ne pouvait s’éterniser, les gardes préposés à la surveillance de cette artillerie commençant à se fatiguer eux-mêmes de ce pénible service.
Le conflit, à ce propos, paraissait donc écarté.
Ce matin, comme je sortais d’assez bonne heure, me dirigeant vers la gare Montparnasse pour y arrêter un logement que j’avais visité la veille, j’aperçois des citoyens groupés au coin des rues et paraissant un peu animés. Ils lisent de grandes affiches blanches. C’est une proclamation du gouvernement.
On y parle d’hommes malintentionnés qui, sous prétexte de résister aux Prussiens, se sont érigés en maîtres de la ville ; d’un comité occulte qui prétend commander à la garde nationale; de canons dérobés à l’État; de coupables qui vont être promptement livrés à la justice régulière. On y conjure les bons citoyens de se séparer d’avec les mauvais. Et l’on menace de rétablir l’ordre à tout prix et sans aucun retard.
Le style de ces proclamations est depuis longtemps connu. A quelques variantes près, ce sont les mêmes qui ont précédé le 24 février, le 22 juin 1848, le 13 juin 1849 et le 2 décembre 1851. Seules les signatures différent.
C’est la littérature des faiseurs de coups d’État.
Néanmoins, je poursuis mon chemin. J’aurai ainsi occasion de saisir sur une assez grande partie de la ville l’impression ressentie.
Cette impression ressemble plus à de la stupeur qu’à de la colère dans les quartiers de l’île Saint-Louis, Saint-Jacques et du boulevard Saint-Michel.
Dans les rues de Rennes et du quartier Vaugirard, c’est presque de la joie… prudente, pourtant, et sans trop de bruit. Ce n est pas de ces points, certes, que partira le signal d’un mouvement.
Près d’arriver à la maison où j’ai affaire, je rencontre Vermorel qui, la tête baissée, me semble fort préoccupé.
– Vous savez la nouvelle ?
– Oui. Je viens de lire les affiches.
– Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Cette nuit on a tenté d’enlever les canons de Montmartre. Avertis à temps, les gardes nationaux s’y sont opposés. Les troupes envoyées pour appuyer l’enlèvement ont d’abord essayé de résister, puis ont fraternisé. Vinoy qui les commandait à dû s’enfuir à toutes brides. Un autre général, Lecomte, a été fait prisonnier par ses propres soldats.
– Alors c’est la révolution qui commence. Qu’allez-vous faire ?
– Vous savez que je ne suis guère en situation de pouvoir prendre une initiative. Et vous ?
– Moi ? je retourne en hâte à la maison, puis je monterai sans doute à Belleville remplir cette fois mes fonctions municipales. Peut-être y pourrai-je être utile. Adieu.
En quelques mots je mets les miens au courant de ce qui se passe et je repars pour Belleville.
Arrivé au pont de la rue Oberkampf, je rencontre quelques amis des « Défenseurs de la République » qui reviennent de l’enterrement de Charles Hugo, mort subitement à Bordeaux et conduit au Père-Lachaise.
Belleville, me disent-ils, est en grand mouvement. Là aussi on a tenté d’enlever les canons et, comme à Montmartre, la tentative a échoué. Ils n’en savent pas plus.
Près de la rue Saint-Maur, je suis reconnu par quelques citoyens de Belleville. Ils me confirment ce qui vient de m’être dit et ajoutent que Flourens a pris possession de la mairie et qu’il y donne ses ordres.
Il y est seul, Ranvier n’étant point encore rentré de Belgique où il s’est réfugié depuis son évasion de la maison Dubois. Cette dernière nouvelle me donne fort à réfléchir. Je montais à Belleville pensant que ma présence y pourrait être utile. L’arrivée de Flourens change beaucoup la situation.
Malgré mon élection, je suis en somme un étranger pour l’arrondissement. Je n’ai aucune relation avec les comités. Flourens, au contraire, y est connu depuis le commencement du siège. Il a commandé en chef les bataillons. Il est une force dans ce milieu.
Je connais assez l’homme pour savoir qu’il ne supportera guère qu’on critique ses décisions, ni même qu’on les discute. Qu’irai-je faire dès lors en de pareilles circonstances où, en définitive, il faut agir et agir promptement ?
Me faire l’exécuteur des ordres de Flourens ? Outre que ce rôle passif ne me convient guère, je pense qu’il ne manquera pas d’hommes pour le tenir. Discuter des ordres inutiles et même dangereux peut-être pour le mouvement ? Et de quel droit ? Est-ce que je connais mieux que lui l’état des esprits ? Je ne serai donc qu’une cause d’embarras nouveaux…
Ma résolution est vite prise.
Je redescends dans Paris. Si la lutte s’engage, je puis mieux m’employer dans le IVe arrondissement où je suis connu et que j’ai représenté au comité de la Corderie.
En attendant, je vais voir sur les boulevards ce qui se passe.
Depuis le boulevard Saint-Martin jusqu’au boulevard Montmartre on est très animé. On parle, on discute. On blâme généralement le gouvernement d’avoir rompu l’accord consenti la veille avec Clemenceau et d’Aurelle de Paladines. Mais rien n’indique les préparatifs d’une lutte. Les cafés, et notamment le café de Madrid, regorgent de monde. Quelques amis me croyant renseigné me demandent des nouvelles. Je n’en sais pas plus qu’eux.
Durant les quatre mois que nous avons passés en prison, toutes attaches avec les groupements révolutionnaires ont été rompues. Nous n’avons été tenus au courant de rien de ce qui se passait, excepté par les journaux. Comme tous nous nous attendions à une affaire. Mais comment, dans quelles conditions ? Sous ce rapport nous sommes tous plus que pris au dépourvu.
Je vais voir Briosne. Il est aussi perplexe que moi. La maladie qui le tient au lit depuis plusieurs semaines l’a jeté dans la même incertitude que nous.
Vers cinq heures du soir, à Madrid, on nous apporte la nouvelle que le général Lecomte a été fusillé à Montmartre, rue des Rosiers, malgré tous les efforts tentés pour le sauver. Cette exécution sommaire est le résultat de la haine trop justifiée qu’a soulevée contre lui Clément Thomas, comme général de la garde nationale pendant le siège. Cet homme, en effet, n’a su que reprendre le rôle d’insulteur, qu’il a déjà joué en juin 1848 vis-à-vis des ouvriers de Paris.
Simple maréchal des logis dans l’armée de Louis-Philippe, on n’a jamais pu savoir pourquoi, par deux fois, il avait été appelé à commander en chef la garde nationale parisienne, aucune capacité spéciale ne le désignant à un poste de cette importance.
Et chaque fois à défaut de valeur militaire, il a apporté dans ses fonctions une hauteur et un dédain des plus blessants pour ses subordonnés. De plus, en Juin, il s’est conduit avec une incroyable férocité à l’égard des insurgés vaincus.
Reconnu par quelques gardes nationaux au moment où il venait à Montmartre pour observer ce qui s’y passait, il fut immédiatement arrêté et jugé par un conseil de guerre improvisé, qui le fit fusiller en compagnie de Lecomte.
Il est fâcheux que Clément Thomas n’ait pas été exécuté sur place, la vie de Lecomte eût certainement été épargnée. En vain d’Aurelle de Paladines fait battre le rappel pour rassembler les bataillons bourgeois. Ceux-ci, comprenant que l’affaire sera chaude, ne répondent pas au rappel et préfèrent rester prudemment chez eux.
Vers onze heures du soir je vais à la mairie de Montmartre. Le maire Clemenceau a une attitude morne et des plus expectantes. Dereure et Jaclard, les deux adjoints présents, ont pris parti pour le comité central. Langlois, le chef du 116e, jette feu et flammes contre les blanquistes qu’il accuse d’être, seuls, cause des évènements.
Cette haine farouche de Blanqui et de ses amis est très commode pour ce fantoche. Elle lui sert à masquer la retraite lorsqu’il faut agir. Décidément, le vieux Beslay a eu mille fois raison : cet homme ne nous fera jamais que du poivre. À deux heures du matin, la circulation dans Paris commence à devenir difficile. De toutes parts les barricades s’élèvent : la Révolution s’affirme de nouveau.
Cependant le bruit se répand que le gouvernement s’est réfugié à Versailles, où doit se réunir dans quelques jours l’Assemblée nationale.
Paris est encore une fois maître de lui.

Gustave LefrançaisSouvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune