Extraits sur le fétichisme de la marchandise, issu des Grundrisses (Manuscrit de 1857-1858) de Karl Marx, Chapitre de l’Argent [p154-168 ed.10/18]
La dépendance mutuelle et universelle des individus alors qu’ils restent indifférents les uns aux autres, telle est actuellement la caractéristique de leurs liens sociaux. Ces liens sociaux s’expriment dans la valeur d’échange, car c’est grâce à elle seulement que l’activité, ou le produit, de chaque individu devient pour lui une activité et un produit; l’individu doit créer ce produit général qu’est la valeur d’échange, ou, sous sa forme autonome et individualisée, l’argent. Par ailleurs, le pouvoir qu’exerce un individu sur l’activité d’un autre ou sur la richesse sociale, il le tient de ce qu’il est propriétaire de valeurs d’échange, d’argent. Il a ainsi dans sa poche tout son pouvoir sur la société ainsi que ses relations avec elle. Quels que soient la forme et le contenu particuliers de l’activité et du produit, nous avons affaire à la valeur, c’est-à-dire à quelque chose de général qui est négation et suppression de toute individualité et de toute originalité. Au reste, ces conditions diffèrent totalement de celles où l’individu, naturel ou historique, s’étend à la famille et à la tribu (plus tard à la commune) et se reproduit directement dans la nature, ou a une activité productive et une part dans la production liées à une forme déterminée du travail et du produit, son rapport avec les autres hommes étant pareillement déterminé.
Le caractère social de l’activité et du produit ainsi que la participation de l’individu à la production sont, ici, étrangers et réifiés en face de l’individu. Les relations qu’ils entretiennent sont, en fait, une subordination à des rapports qui existent indépendamment d’eux et surgissent du choc entre les individus indifférents les uns aux autres. L’échange universel des activités et des produits, qui est devenu la condition de vie et le rapport mutuel de tous les individus particuliers, se présente à eux comme une chose étrangère et indépendante.
Dans la valeur d’échange, les relations sociales des personnes sont changées en rapport social des objets; la richesse personnelle est changée en richesse matérielle. Tant que la valeur d’échange n’a guère de force sociale et qu’elle est liée à la substance du produit direct du travail ainsi qu’aux besoins immédiats des échangistes, la communauté qui relie entre eux les individus reste forte : rapport patriarcal, commune antique, féodalisme, corporations et jurandes. (Cf. mon cahier XII, f. 34 b.) (29). Mais, à présent, chaque individu détient la puissance sociale sous forme d’objet. Il dérobe à la chose cette puissance sociale, car il vous faut l’exercer avec des personnes sur des personnes (30).
Les rapports de dépendance personnelle (d’abord tout à fait naturels) sont les premières formes sociales dans lesquelles la productivité humaine se développe lentement et d’abord en des points isolés. L’indépendance personnelle fondée sur la dépendance à l’égard des choses est la deuxième grande étape : il s’y constitue pour la première fois un système général de métabolisme social, de rapports universels, de besoins diversifiés et de capacités universelles. La troisième étape, c’est la libre individualité fondée sur le développement universel des hommes et sur la maîtrise de leur productivité sociale et collective ainsi que de leurs capacités sociales. La seconde crée les conditions de la troisième. Les structures patriarcales et antiques (ainsi que féodales)tombent en décadence, lorsque se développent le commerce, le luxe, l’argent et la valeur d’échange, auxquels la société moderne a emprunté son rythme pour progresser.
L’échange et la division du travail se conditionnent réciproquement. Étant donné que chacun travaille dans son propre intérêt et que son produit n’est pas créé pour lui-même, il doit avoir recours à l’échange, non seulement pour participer à la capacité générale de production, mais pour transformer son propre produit en moyens de subsistance pour lui. (Cf. mes « Remarques sur l’économie », p. V (29).) L’échange médiatisé par la valeur et l’argent implique une dépendance universelle entre les producteurs, en même temps que le complet isolement de leurs intérêts privés et une division poussée du travail social dont l’unité et la complémentarité existent dès lors comme un fait naturel et extérieur, indépendant des individus. La tension entre l’offre et la demande, tel est le lien entre les individus indifférents les uns aux autres.
La nécessité de commencer par transformer le produit ou l’activité des individus en valeur d’échange, en argent, afin qu’ils acquièrent et affirment leur puissance sociale sous cette forme matérielle prouve deux choses : 1° que les individus ne produisent plus que pour et dans la société ; 2° que leur production n’est pas encore directement sociale ni le fruit de l’association, et que le travail n’est pas réparti de façon communautaire. Les individus restent subordonnés au travail social qui pèse sur eux comme une fatalité : la production sociale n’est pas encore subordonnée aux individus qui la manieraient comme une puissance et une capacité communes.
Il n’est donc rien de plus inepte ni de plus faux que de fonder sur la valeur d’échange et sur l’argent le contrôle de l’ensemble de la production par les individus associés, comme le font les partisans des bons horaires.
Certes, l’échange privé de tous les produits du travail, capacités et activités s’oppose à la distribution fondée sur la hiérarchie et la subordination naturelles ou politiques des individus au sein des sociétés patriarcale, antique et féodale (l’échange n’y joue d’ailleurs qu’un rôle secondaire et n’affecte guère la vie des communautés tout entières, puisqu’il se déroule uniquement entre elles et ne domine pas tous les rapports de production et de distribution). Mais l’échange privé s’oppose tout autant au libre rapport des individus associés sur la base de l’appropriation et du contrôle collectifs des moyens de production. (Cette dernière association n’est pas une vue de l’esprit : elle implique le développement de conditions matérielles et intellectuelles, dont l’analyse n’a pas sa place ici.)
La division du travail engendre la concentration, la combinaison, la coopération, l’antagonisme des intérêts privés, les intérêts de classe, la concurrence, la centralisation du capital, les monopoles et les sociétés par actions, autant de formes contradictoires de l’unité que suscitent toutes ces contradictions. L’échange privé produit le commerce mondial, l’indépendance privée crée une dépendance complète à l’égard du prétendu marché mondial; les actes morcelés de l’échange nécessitent un système de banques et de crédit dont la comptabilité dresse le bilan des échanges privés et établit des compensations entre eux. Le commerce national acquiert un semblant d’existence dans le cours des changes, car l’intérêt privé des nations est aussi divisé qu’il y a de nations majeures; les intérêts des exportateurs et des importateurs d’une même nation s’opposent sur ce terrain, etc. Personne ne croira, pour autant, qu’on puisse abolir les bases du commerce intérieur et extérieur par une réforme boursière. Cependant, au sein de la société bourgeoise fondée sur la valeur d’échange, il se développe des rapports de distribution et de production qui sont autant de mines devant la faire éclater.
Les innombrables formes contradictoires de l’unité sociale ne sauraient être éliminées par de paisibles métamorphoses. Au reste, toutes nos tentatives de les faire éclater seraient du donquichottisme, si nous ne trouvions pas, enfouies dans les entrailles de la société telle qu’elle est, les conditions de production matérielles et les rapports de distribution de la société sans classes.
Nous savons que la valeur d’échange est égale au temps de travail variable, matérialisé dans chaque produit, et que l’argent correspond à la valeur d’échange détachée de la substance des marchandises. La valeur d’échange et les rapports monétaires renferment donc toutes les contradictions existant entre les marchandises et leur valeur d’échange, entre les marchandises en tant que valeurs d’échange et l’argent. S’imaginer qu’une banque puisse créer la réplique directe de la marchandise dans la monnaie-travail est, nous l’avons vu, une utopie. Comme l’argent est la valeur d’échange qui se détache de la substance des marchandises pour apparaître dans toute sa pureté, la marchandise ne peut devenir elle-même l’argent; autrement dit, le certificat qui authentifie la quantité de temps de travail réalisé dans la marchandise ne peut pas lui servir de prix dans le monde des valeurs d’échange.
Qu’en pensez-vous? (Angl.). C’est lorsque l’argent revêt la forme de moyen d’échange — et non lorsqu’il sert d’étalon — que les économistes s’aperçoivent qu’il implique l’objectivation des relations sociales; cela les frappe surtout lorsqu’il se présente comme le gage qu’un individu dépose auprès d’un autre en échange d’une marchandise. Les économistes reconnaissent alors que les hommes préfèrent se fier à la chose (argent) plutôt qu’aux hommes.
Pourquoi donc? N’est-ce pas de toute évidence parce que les rapports entre individus se sont figés dans les choses, parce que la valeur d’échange est de nature matérielle et n’est qu’une relation aliénée de l’activité productive entre les personnes. Un gage peut être utile à son détenteur, mais l’argent ne l’est qu’à titre de « gage de force sociale » (31), et cela, il ne le peut qu’en vertu de sa propriété sociale (symbolique); or, l’argent a uniquement cette propriété nouvelle parce que les individus aliènent leur relation sociale sous forme d’objet.
Toutes les valeurs figurent sous forme de prix dans les mercuriales, où le caractère social des choses apparait indépendamment des personnes et face à elles. De même l’activité du commerce s’y manifeste sur la base de l’aliénation : l’ensemble des rapports de production et de distribution s’oppose au simple particulier, à tous les individus, pour se soumettre de nouveau au simple particulier. L’autonomie du marché mondial (où s’insère l’activité de chaque individu) augmente, s’il vous plaît, (Angl.) avec le développement des rapports de l’argent (valeur d’échange), et vice versa.
De même, la connexion et la dépendance universelles dans la production et dans la consommation grandissent avec l’indépendance et l’indifférence des consommateurs et des producteurs les uns à l’égard des autres : ces contradictions mènent à la crise, etc.; au cours du développement de cette aliénation, il arrive que certains s’efforcent de la dénouer en restant sur ce terrain lui-même.
Les mercuriales, les cours du change, les relations entre les agents de commerce au moyen de lettres, télégrammes, etc. (il va de soi que les moyens de communication croissent en même temps qu’eux), tels sont les moyens dont dispose l’individu pour se tenir informé de l’activité générale, afin d’y conformer la sienne propre. En d’autres termes, bien que l’offre et la demande, devenues forces autonomes, relient les individus entre eux, chacun cherche néanmoins à savoir où en sont l’offre et la demande sur le plan universel, et ces connaissances acquises modifient à leur tour son comportement pratique. Bien que sur ce terrain l’aliénation ne s’en trouve pas pour autant abolie, il s’y développe des liaisons susceptibles de causer la destruction des anciennes conditions. Il devient possible d’établir des statistiques générales, etc.
(Il faudra développer tout cela sous les rubriques Prix, offre et demande. Il suffit de remarquer ici que le panorama de l’ensemble du commerce et de la production tel qu’on l’aperçoit en consultant les mercuriales est un exemple parfait de l’opposition qui dresse les individus face à leurs propres échanges et produits figés en un rapport matérialisé et indépendant. Sur le marché mondial, les liens entre les individus se resserrent, mais ils se figent en dehors d’eux et ont un caractère autonome : c’est ainsi que mûrissent les conditions de leur dépassement.) C’est la comparaison, au lieu de la communauté et de l’universalité véritables.
On a fait ressortir, non sans raison, la grandeur et la beauté de l’effort tenté par les individus pour appliquer leur science et leur volonté, en un processus d’échange matériel et spirituel, à ce lien social qui repose sur lui-même et sur l’indifférence à l’égard des individus. Certes, ce lien matérialisé est préférable à l’absence de liens ou à des liens purement locaux, fondés sur la consanguinité ou sur des rapports de souveraineté et de servitude.
Il est évident que les individus doivent commencer par produire leurs rapports sociaux avant de pouvoir se les soumettre. Mais c’est une ineptie de voir un lien naturel entre ces simples objets ou de croire que ce lien est inhérent à la nature des individus et donc indissociable de celle-ci (contrairement au savoir et au vouloir réfléchis). Tout cela est le produit du devenir historique de l’humanité et constitue une phase déterminée de son développement. Si ce lien est encore extérieur et autonome vis-à-vis des individus, cela montre simplement qu’ils en sont encore à créer les conditions de leur vie sociale, dont ils ne peuvent encore aborder la transformation. Ces liens naturels qui unissent les individus correspondent à des rapports de production limités.
Les individus universellement développés n’ont, entre eux, que les liens sociaux qui naissent de rapports communautaires qu’ils contrôlent collectivement; ces individus ne sont pas des produits de la nature, mais de l’histoire. Pour développer des capacités suffisamment intenses et universelles et rendre possible une telle individualité, il faut au préalable une production fondée sur la valeur d’échange, afin de créer l’universalité de l’aliénation de l’individu vis-à-vis de lui-même et des autres, en même temps que l’universalité des rapports et des aptitudes. Dans les périodes antérieures de l’évolution, l’individu jouit d’une plénitude plus grande justement parce que la plénitude de ses conditions matérielles n’est pas encore dégagée, en lui faisant face comme autant de puissances et de rapports sociaux, indépendants de lui. Il est aussi ridicule d’aspirer à cette plénitude du passé (32) que de vouloir en rester au total dénuement d’aujourd’hui. Aucune conception bourgeoise ne s’est jamais opposée à l’idéal romantique tourné vers le passé : c’est donc que celui-ci subsistera jusqu’à la fin bienheureuse de la bourgeoisie.
(On pourrait illustrer ceci à l’aide du rapport unissant l’individu à la science.)
La comparaison de l’argent avec le sang — dont le prétexte est le mot « circulation » — vaut celle de Menenius Agrippa pour les patriciens et l’estomac. Il est tout aussi faux de comparer l’argent avec le langage : les idées forment un tout avec la parole; on ne peut les en détacher ni considérer qu’elles ont une existence à part, sociale et étrangère au langage. C’est ce qui les différencie des prix dans leur rapport avec la marchandise. Dans le cas où l’on fait circuler et où l’on échange des idées en les faisant passer d’une langue à l’autre, on aperçoit plus clairement l’analogie de ce processus avec celui du prix-marchandise, à condition de remarquer que cette analogie ne vient pas de l’expression de l’idée en une langue, mais en une langue étrangère (33).
La possibilité d’échanger n’importe quel produit, activité et rapport contre autre chose qui peut s’échanger à son tour contre n’importe quoi, sans distinction aucune; autrement dit, le développement des valeurs d’échange et des rapports monétaires correspond à une vénalité et une corruption générales. La prostitution universelle — ou si l’on veut s’exprimer plus poliment : le principe général d’utilité — est une phase nécessaire de l’évolution sociale des dispositions, facultés, capacités et activités humaines. Shakespeare décrit admirablement l’argent comme ce qui pose l’égalité de l’inégalité (34). Il n’est pas de véritable soif de richesses sans l’argent : toute autre accumulation ou soif d’accumuler a un caractère naturel et limité par les besoins d’une part, et par la nature finie des produits de l’autre {sacra auri famés) (35).
(Le développement de l’argent suppose manifestement des conditions générales, différentes de lui.)
Les rapports sociaux qui engendrent un système encore peu développé de l’échange, des valeurs et de l’argent, ou qui correspondent à un faible niveau de leur développement, laissent apercevoir ce fait : bien que les rapports soient de caractère personnel, les individus n’entrent en relation mutuelle que sous une forme déterminée, en tant que seigneurs et vassaux, propriétaires terriens et serfs, membres d’une caste, citoyens d’un État, etc.
Dans les rapports monétaires et dans le système d’échange développé (et la démocratie renforce cette apparence), les liens de dépendance personnelle se rompent et tombent en pièces ainsi que les différences de race, de culture, etc. : les liens personnels deviennent une affaire personnelle. Les individus sont libres d’entrer en heurt et d’échanger dans un climat de liberté; ils semblent indépendants (cette indépendance n’est d’ailleurs qu’une illusion, et il serait plus juste de l’appeler indifférence). Dès lors, ils sont tout simplement abstraits de leurs conditions d’existence et des rapports dans lesquels ils nouent contact entre eux (c’est ce qui montre bien que ces conditions sont parfaitement indépendantes des individus); bien que produites par la société, elles apparaissent comme des conditions naturelles; en d’autres termes, elles échappent au contrôle des hommes.
Ce qui apparaît, dans le premier cas, comme une limitation de l’individu par un autre, est dans le second cas la limitation objective de l’individu par des conditions indépendantes de lui et ayant leurs propres lois. (Le simple particulier ne peut se dégager de ses déterminations personnelles, mais il peut surmonter des rapports extérieurs et s’en rendre maître, c’est pourquoi sa liberté paraît plus grande dans le second cas. Cependant, un examen attentif de ces rapports et de ces conditions révèle qu’il est impossible à la masse des individus d’une classe, etc. de les surmonter, à moins de les abolir. A l’occasion, un individu peut en venir à bout; mais la masse leur reste soumise; d’ailleurs son existence même exprime déjà la subordination des individus à ces conditions.)
Ainsi donc, au lieu d’éliminer les « rapports de dépendance », ces rapports extérieurs ne font que les généraliser : ils développent la base universelle de ces rapports de dépendance personnels (36). Ici aussi, les individus ne peuvent entrer en contact avec les autres, que sous une forme déterminée.
Les rapports réifiés de dépendance révèlent que les rapports sociaux — donc les conditions de production— sont autonomes en face des individus apparemment autonomes.
Contrairement aux rapports de dépendance personnels, où un individu est subordonné à un autre, les rapports réifiés de dépendance éveillent l’impression que les individus sont dominés par des abstractions, bien que ces rapports soient, en dernière analyse, eux aussi, des rapports de dépendance bien déterminés et dépouillés de toute illusion. Dans ce cas, l’abstraction, ou l’idée, n’est rien d’autre que l’expression théorique des rapports matériels qui dominent. Or, il se trouve qu’on ne peut exprimer les rapports qu’au moyen d’idées. C’est pourquoi les philosophes décrivent l’ère moderne comme étant dominée par des idées, et ils identifient la production de la libre individualité au renversement de cette domination. Au point de vue idéologique, l’erreur était d’autant plus facile que la domination de ces rapports apparaît à la conscience individuelle comme domination des idées; sans compter que l’éternité de ces idées, c’est-à-dire de ces rapports réifiés de dépendance, est, bien sûr, une superstition qui se trouve nourrie, renforcée et bourrée dans les crânes de mille manières.
Naturellement, en ce qui concerne l’illusion des « rapports purement personnels » du féodalisme, il convient de ne jamais perdre de vue que 1° ces rapports revêtaient, eux aussi, dans leur sphère, un caractère réifié, comme le montre par exemple le développement des conditions de la propriété foncière à partir de rapports de subordination purement militaires, mais que 2° le rapport matériel qui les ruine, a lui-même un caractère borné, naturel, et apparaît donc comme personnel. Dans le monde moderne, les rapports personnels découlent purement et simplement des rapports de production et d’échange.