Propos d’omnibus.
Encore de vrais amis.
Cheveux à blanchir.

Il n’y a vraiment que la bourgeoisie civilisée pour concevoir grandement les choses, surtout lorsqu’elle a peur.
De temps en temps, et avec d’infinies précautions, ma femme me vient voir avec notre plus jeune fils.
Ils sont arrivés tous deux aujourd’hui l’air si profondément triste que, les Cauzard et moi, nous avons d’abord cru qu’il était survenu quelque nouvelle catastrophe.
Ils étaient seulement sous l’impression de propos d’un caractère d’autant plus abominable que la personne qui les avait tenus ne paraissait pas même se douter de leur énormité.
La scène s’est passée en omnibus.
La voiture avait été arrêtée par un convoi de prisonniers escortés de soldats et d’une forte escouade de policiers.
Ce spectacle fut naturellement un sujet de conversation dans l’omnibus et remit sur le tapis les prétendus « crimes » des fédérés.
C’était contre ceux-ci un tollé général.
Cependant quelques paroles de pitié pour les malheureux qui venaient de passer s’échappèrent des lèvres d’un voyageur.
Alors une vieille dame à l’air vénérable, placée en face de ma femme, se met de la partie :
— Le beau malheur! dit-elle d’un ton calme et méprisant; on aurait dû les fusiller tous et leurs enfants avec.
Puis, comme on se récriait :
— Mais vous ne comprenez donc pas que lorsque les enfants auront vingt ans ils voudront venger leurs pères : ce sera à recommencer.
Et ces gens-là s’indignent au seul souvenir de la Saint-Barthélemy1 et des Dragonnades2. Ils sont membres de la Société protectrice des animaux3.
Qu’un charretier brutalise un cheval, ils se voileront la face, verseront peut-être quelques larmes !
Mais qu’il s’agisse de sauvegarder leurs écus, la note change : Égorgez ! Égorgez toujours ! réclament-ils en chœur.
N’épargnez pas les enfants, surtout : ils pourraient se souvenir !
Jusqu’à George Sand4 — une femme — une socialiste à la Louis Blanc5 il est vrai, qui éprouve, elle aussi, le soin de féliciter l’ignoble Dumas6 — son « cher fils », comme elle l’appelle — de l’abominable et lâche article dans lequel cet homme injuriant les vaincus qu’il n’aurait osé combattre, traite leurs femmes de « femelles »!
« C’est beau comme du Cicéron7 » lui écrit George Sand, sa peur de bourgeoise lui ayant enlevé à la fois toute pudeur et toute pitié.8
Il est pourtant de nobles exceptions à cette infâme émulation et je viens d’en avoir une nouvelle preuve.
Lié depuis une quinzaine d’années avec les B…, possesseurs d’un important garde-meubles et dont les magasins situés dans le quartier des Invalides ont couru de grands risques aux derniers jours de la lutte, je n’eusse certes jamais songé à leur demander le moindre service, sachant combien ils devaient être peu satisfaits d’événements qui pouvaient les ruiner.
Mais si je ne pensais pas à réclamer leur aide, ils avaient, eux, décidés de me l’offrir, ou du moins aux miens, car, sur la foi des journaux, ils me croyaient mort.
La lutte à peine terminée et malgré le danger de s’aventurer dans les rues avoisinant l’Hôtel-de-Ville, sillonnées de mouchards surveillant toute maison suspecte, Mme B… arrivait à notre demeure, rue des Lions-Saint-Paul, pour s’informer de ce qu’étaient devenus ma femme, sa mère et notre jeune garçon.
Elle ne trouve personne, ma femme n’ayant pas encore réintégré notre domicile, peu soucieuse de courir le risque d’une arrestation qui eût laissé sans appui sa mère infirme et le garçon qui n’avait pas encore neuf ans.
Mme B… ne se décourage pas. Elle revient quelques jours après et obtient du concierge — un brave homme — quelques renseignements de nature à la rassurer. Elle lui laisse son nom afin qu’au retour ma femme soit avertie de ses démarches.
Celle-ci s’empresse alors de l’aller remercier d’une telle marque d’intérêt, et lui apprend, ainsi qu’à son mari, que le bruit de ma mort est faux, mais qu’on ne sait comment me faire partir sans que je coure le risque d’être arrêté à la frontière, faute de passeport .
– Est-il donc forcé de partir tout de suite ? observe M. B….
– Non, sans doute. Mais dans huit jours comme à présent la difficulté sera la même.
– Qui sait ? réplique-t-il, sans s’expliquer davantage.
Trois jours après, M. B… arrive triomphant chez Cauzard.
— Voilà votre affaire, mon cher ami, me dit-il.
Et il étale un passeport obtenu la veille à son nom et portant tous les visas nécessaires.
Le précieux papier mentionne que M. B…, accompagné de sa femme également munie d’un passeport, se rend à Genève pour voir un de leurs fils qui y fait ses études.
M. B… est de ma taille, nous nous ressemblons… à peu près. Il a fait à l’amitié le sacrifice d’une fort belle barbe, ce qui m’avait même assez intrigué lors de son arrivée, sachant combien il y tenait.
Mais, hélas! il a les cheveux très argentés, ce que signale le diable de passeport, et j’ai les cheveux bruns purs de tout fil blanc. — Un imbécile a même écrit que je me les teignais.
Mme B… m’accompagnera à Genève, ce qui donnera plus de vraisemblance à la situation.
Restent à vaincre deux difficultés.
Il me faut apprendre à imiter la signature de M. B… pour la pouvoir donner à toutes réquisitions. Puis il faut absolument que j’aie les cheveux gris.
Imiter une signature, on peut y parvenir. Mais se blanchir les cheveux, voilà le hic!
Impossible de se contenter, comme au théâtre, d’un vague trompe-l’œil. Le voyage est d’assez longue durée et il s’agit de n’être point arrêté à Bellegarde. Mme B.. le serait certainement avec moi. Pour rien au monde je ne voudrais l’exposer.
J’y vais réfléchir, dit alors mon ami Lavaud qui, précisément, m’est venu voir et assiste à notre entretien.
Il va sans dire que durant cette visite, M. B… a la délicatesse de ne rien dire qui eût trait aux derniers évènements.
Enfin mon ami Lavaud a trouvé un procédé sérieux pour blanchir les cheveux.
En vain, invoquant le prétexte que, comme photographe, il a souvent à reproduire des portraits d’acteurs dans des rôles de vieillards, il avait demandé à des coiffeurs et à des spécialistes une recette, ni la céruse ni la poudre de savon ne procurant sur ses clichés l’illusion voulue.
La réponse de tous avait été la même: en dehors du théâtre ou des bals costumés, qui songe à se donner sérieusement l’aspect d’un vieillard ? Et puis il y a des perruques avec de vrais cheveux gris et même entièrement blancs pour les chauves. Cela suffit.
On se teint les cheveux en brun, en noir ; mais en blanc jamais !
Ni chimistes, ni artistes capillaires n’ont donc fait de recherches à ce sujet.
À force d’y songer, notre ami a fini par trouver et, tout joyeux, nous apporte une perruque brune sur laquelle il s’est exercé.
Elle est devenue d’un gris argenté le plus naturel et le plus tenace. On a beau la secouer, pas la moindre parcelle ne s’en détache. Le peigne fin passé à plusieurs reprises, vient seul à bout de la mixture.
Je promets à Lavaud le secret sur sa découverte, pour le cas où d’autres auraient à l’utiliser à leur tour. En effet, messieurs les policiers n’ont vraiment nul besoin de la connaître.
Après trois jours de frictions répétées, je possède une très vénérable tête de vieillard. La transpiration de la tête durant la nuit n’y apporte pas même la moindre altération.
Le succès est complet et, comme toujours, le procédé est des plus simples, ce qui le garantit d’autant mieux contre toute contrefaçon.
Quant à la signature, je suis arrivé à une si parfaite imitation de celle de M. B… que, si je ne le ruine pas à Genève en fabriquant de fausses traites à son nom, c’est que j’y mettrai quelque générosité.

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1 Massacre de protestants déclenché à Paris dans la nuit du 23 au 24 août 1572, qui se prolongea pendant plusieurs jours dans la capitale, et qui s’étendit en province durant les semaines suivantes. Perpétré à l’instigation de Catherine de Médicis et des Guise, inquiets de l’ascendant pris par l’amiral de Coligny sur Charles IX et de sa politique de soutien aux Pays-Bas révoltés contre l’Espagne, ce massacre, qui visait au départ les seuls chefs militaires du parti protestant, devint rapidement hors de contrôle et fit environ 3 000 victimes (à Paris). Le roi de Navarre (le futur Henri IV), qui venait d’épouser (le 18 août) Marguerite de Valois, sauva sa vie en abjurant. La Saint-Barthélemy fut célébrée comme une victoire par le roi d’Espagne Philippe II et le pape Grégoire VIII.
Si l’historiographie du Capital en fit un symbole de l’intolérance religieuse, la critique révolutionnaire, elle, sait que l’esprit religieux est un produit social et que l’individu religieux appartient à une forme sociale déterminée (Marx, Thèses sur Feuerbach). Le conflit catholicisme/protestantisme ne se comprend qu’à travers sa base temporelle: le conflit entre le monde ancien (féodal-agricole) et le monde nouveau (capitaliste-marchand). Le protestantisme ne parviendra pas à s’imposer en France, et la marchandise totalitaire devra attendre la Révolution capitaliste de 1789 pour y établir sa domination, drapée sous l’appareil idéologique des Lumières.

2 Persécutions pratiquées, particulièrement sous Louis XIV, comme moyen de conversion des protestants, auxquels on imposait la charge du logement des dragons royaux (soldats d’un corps de cavalerie créé au XVe siècle pour combattre à pied ou à cheval).

3 La première Société protectrice des animaux (SPA) fut créée à Paris en 1845 et reconnue d’utilité publique en 1860, puis très vite, d’autres associations fleurirent pour défendre la même cause en portant le même nom.

4 Aurore Dupin, baronne Dudevant, dite George Sand (1804-1876): femme de lettres. Sa vie et son oeuvre évoluèrent au gré de ses passions (J. Sandeau, Musset, P. Leroux, Chopin) et de ses “convictions humanitaires”. Auteur de romans d’inspiration sentimentale, sociale et rustique, elle a laissé une importante autobiographie et une immense Correspondance.
Elle défendit dans ses romans les ouvriers et les pauvres, imagina une société sans classes ni conflit. Mais, comme souvent, du roman à la vie, il y a un monde…

5 Louis Blanc (1811-1882): journaliste, historien, théoricien socialiste, franc-maçon et homme politique d’extrême gauche ; représentant d’un socialisme utopique et bourgeois ; trompa les ouvriers en 1848 comme membre du gouvernement provisoire de la République et par des conférences tenues à la Commission des travailleurs du Luxembourg qu’il présidait ; s’enfuit en Angleterre en août 1848 et y resta sous l’Empire ; auteur de la formule “De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins” ; élu à l’Assemblée de Versailles ; s’y déclara adversaire de la Commune et la calomnia ; député à la Chambre en 1876 ; soutiendra un projet d’amnistie partielle en 1879 et sera réélu en 1881.

6 Alexandre Dumas, dit Dumas fils (1824-1895): écrivain ; fils naturel d’Alexandre Dumas. Auteur à succès, comme son père, il est principalement connu pour son roman La Dame aux camélias (1848). Il se fit l’apôtre d’un “théâtre utile” d’inspiration sociale, ce qui ne l’empêchera pas d’écrire, après avoir parlé des Communards: “Nous ne dirons rien de leurs femelles, par respect pour les femmes à qui elles ressemblent – quand elles sont mortes“.

7 Cicéron (en latin, Marcus Tullius Cicero) (106-43 av. J-C): homme politique et orateur romain. Issu d’une famille plébéienne, entrée dans l’ordre équestre, avocat, il débute dans la carrière politique en attaquant Sulla à travers un de ses affranchis, puis en défendant les Siciliens contre les exactions de leur gouverneur Verrès. Consul (63 av. J-C), il déjoue la conjuration de Catilina et fait exécuter ses complices. Il embrasse le parti de Pompée, mais, après Pharsale (48 av.J-C), se rallie à César. À la mort de ce dernier, il attaque vivement Antoine et lui oppose Octavien. Proscrit par le second triumvirat, il est assassiné. S’il fut un politique médiocre, Cicéron a porté l’éloquence latine à son apogée: ses plaidoyers et ses discours ont servi de modèle à toute la rhétorique latine. Il est l’auteur de traités qui ont intégré la philosophie grecque à la littérature latine. On a conservé une grande part de sa correspondance.

8 Correspondance de George Sand, tome VI.