La Commune de Kronstadt fut une insurrection prolétarienne révolutionnaire contre la dictature anti-communiste du parti bolchevik. Cette véritable manifestation de l’auto-mouvement anti-étatique du prolétariat profondément radicale dans ses aspirations, porte également les limites de son temps et des conditions dans lesquelles elle dut se produire, elle dénonce ses ennemis, les bolchéviks, tels qu’ils sont connus et se dénomment eux-mêmes, bien qu’ils en soient l’anti-thèse, c’est à dire “communistes”. C’est parce que la contre-révolution prend toujours le masque de la révolution véritable, que les bolchéviks se proclament “communistes”, et c’est parce que l’auto-mouvement véridique du prolétariat se produit contre toutes les impostures cheffistes qu’il sait les combattre au nom du communisme véritable.


La réaction des Bolcheviks

Les insurgés de Kronstadt ne désirent pas verser le sang et se refusent à prendre l’initiative des hostilités, comme le leur recommandent les spécialistes militaires de la base, convoqués le 3 au soir ; ils leur conseillent de débarquer sur les deux rives du golfe de Finlande, d’y établir de solides têtes de pont et, de là, de marcher sur Pétrograd. Avec des chances de succès, car Zinoviev ne dispose alors que de 3 000 koursantis et de 2 000 communistes, et juge peu sûrs les marins de la Flotte basée à Pétrograd. Cependant, les 2 à 3 000 marins envoyés auraient affaibli la défense de la forteresse et, surtout, les Kronstadiens veulent avant tout informer la population, négocier pacifiquement avec le pouvoir communiste et, par conséquent, ne pas prendre l’initiative des opérations militaires. Pourtant, les 30 marins de la première délégation envoyée à Pétrograd ont été tout de suite appréhendés, comme le seront tous ceux des suivantes. Les marins qui se risqueront à leur tour de diffuser la Résolution et les Izvestia seront la plupart du temps arrêtés et, comme nous le verrons plus loin, fusillés. Leur démarche est naïve, ils croient que leurs revendications sont si évidentes que l’on ne peut qu’y accéder… Mais celle qui demande la réélection pluraliste des Soviets, mettant les communistes au même rang que les autres partis et organisations socialistes, est intolérable pour Lénine et son parti, car ils n’ont aucunement l’intention de lâcher les rênes du pouvoir : ils savent que le verdict des urnes signifierait leur disparition de la scène politique et qu’il leur faudrait même rendre des comptes sur leurs méfaits. Aussi, leur Comité de défense de Pétrograd commence à prendre des mesures : tous les trains qui se trouvent à proximité d’Oranienbaum sont évacués vers Pétrograd et des unités militaires sûres envoyées occuper les endroits des rives du golfe les plus proches de Kronstadt.
Zinoviev, Kalinine et Lachévich demandent de l’aide à Trotsky, président du Soviet militaire qui chapeaute l’Armée rouge. Voyant que la situation leur échappe, Lénine et Trotsky publient, le 2 mars, un communiqué gouvernemental, inspiré par Zinoviev :

Communiqué du gouvernement
Un nouveau complot de gardes blancs
La mutinerie de l’ancien général Kozlovsky et du navire Pétropavlovsk


Déjà le 13 février 1921. le journal parisien Le Matin avait publié un télégramme du 11 février en provenance d’Helsingfors, annonçant une insurrection à Kronstadt contre le pouvoir soviétique. Le contre-espionnage français n’avait fait qu’anticiper l’événement. Quelques jours après cette annonce, souhaitée et préparée sans nul doute par le contre-espionnage français, elle s’est en effet réalisé.
À Kronstadt et à Pétrograd, des tracts de gardes blancs sont apparus. Des espions avérés ont été arrêtés. Pendant ce temps, les SR de droite ont commencé à mener une propagande effrénée parmi les ouvriers, profitant des difficultés de ravitaillement et de chauffage.
Le 28 février, des troubles se sont produits sur le Pétropavlovsk. Une résolution SR-centnoirs a été adoptée. Ils ont continué le 1er mars. Une résolution semblable a été adoptée à une assemblée générale. Le matin du 2 mars, est apparue ouvertement la figure de l’ancien général Kozlovsky (commandant de l’artillerie). Avec trois autres officiers, il a pris ouvertement le parti des mutins. Sous leur direction, ont été arrêtés le commissaire de la Flotte baltique Kouzmine, le président du soviet de Kronstadt Vassiliev et d’autres responsables.
De cette façon, le sens des derniers événements apparaît clairement. Derrière le dos des SR se trouve encore une fois un général tsariste.
Etant donné cela, le Soviet du Travail et de la Défense décrète :
1) Déclarer l’ancien général Kozlovsky et ses complices hors-la-loi.
2) Proclamer la ville de Pétrograd et sa province en état de siège ; transmettre tout le pouvoir dans la région fortifiée de Pétrograd au Comité de défense.

Le président du Soviet du Travail et de la Défense, V. Oulianov (Lénine).
Le président du Soviet militaire de la République, Trotsky1.

Le général Kozlovsky a été choisi parce que c’est le seul de son rang dans l’île. Il avait été nommé par Trotsky lui-même comme de nombreux autres généraux tsaristes dans l’Armée rouge, ce dont les dirigeants com­munistes ne soufflent mot. Ce Kozlovsky, ingénieur de formation et expert en artillerie, avait d’ailleurs prouvé sa loyauté en servant la dictature. D’ailleurs, son rôle dans l’insurrection sera secondaire, uniquement tech­nique en tant que responsable de l’artillerie, et il n’aura aucune responsa­bilité politique. Trotsky a la mémoire courte, il le démontrera à plusieurs reprises par la suite, lorsque cela l’arrangera.

Le Comité de défense de Pétrograd s’empresse de publier un ordre interdisant tout attroupement dans les rues, sous peine d’être dispersé par les armes et, en cas de résistance, d’être fusillé sur place2. Grâce aux mesures extraordinaires de ravitaillement et de suppression des barrages et contrôles routiers, la situation économique s’améliore à Pétrograd ; la plupart des usines reprennent le travail à partir du 3 mars, sauf les plus grandes comme Oboukhov et La Baltique, dont l’atelier mécanique lance un tract : « Camarades ouvriers, pourquoi ne répondez-vous pas à l’appel de vos camarades matelots ? Pourtant, il semblerait qu’ils se sont soulevés pour vous, mais, de votre côté, on dirait que vous ne prêtez pas attention à leur lutte pour la liberté. Vous êtes probablement absorbés par la distribution provisoire de viande de mouton et de chiffons [vêtements]. C’est honteux et impardonnable. Il est temps, camarades, de vous réveiller. Ne perdez pas de temps3. »

Les communistes qualifient évidemment de contre-révolutionnaire l’usine de La Baltique. Le 3 mars, un télégramme de la direction politique de la Flotte de la Baltique (Poubalt) alerte Trotsky en l’informant que plusieurs navires ancrés à Pétrograd ont adopté la Résolution du Pétropavlovsk et ont pris le parti des insurgés. La réaction ne se fait pas attendre : le personnel d’encadrement technique et militaire des navires est appréhendé. Les délégués des marins ayant participé à l’assemblée du 1er mars sont arrêtés dès leur retour de Kronstadt ; les pièces d’artillerie sont désamorcées et les équipages, désarmés et consignés à bord4.

De leur côté, les Kronstadiens insurgés poursuivent leur prise de contrôle des lieux stratégiques de l’île. Des représentants dûment munis d’un mandat précis visitent toutes les unités, établissements et ateliers de la base, proposent de procéder à l’élection de nouveaux responsables, lesquels sont convoqués le 4 mars pour compléter le Revkom provisoire, débordé par ses tâches. Le 3 mars, plusieurs commissaires, dont Novikov, Bregman et Bâtis, tentent avec une vingtaine de communistes de s’emparer du fort Totleben ; ils sont appréhendés et conduits en détention sur le Pétropavlovsk. Le journal de l’île, les Izvestia, est investi et le rédacteur en chef de 1917-1918, Anatole Lamanov, reprend sa fonction. Quinze numéros paraîtront du 3 au 18 mars. La puissante radio du Pétropavlovsk émettra également, bien que brouillée par deux émetteurs de Pétrograd, quoique insuffisamment selon Trotsky qui la capte de son train blindé5. Dans un message, la radio répond au communiqué de Lénine et Trotsky :

Le 3 mars, à 23 heures.

À tous. À tous. À tous.

Par la volonté des marins, soldats rouges et ouvriers de Kronstadt, tout le pouvoir est passé, sans un seul coup de feu, aux mains du Revkom provisoire. Les communistes locaux reconnaissent eux-mêmes leurs fautes. Les travailleurs de Kronstadt ont décidé de ne plus se soumettre aux belles paroles communistes, se dénommant les représentants du peuple, alors qu’en réalité c’est le contraire.
Camarades, ne croyez pas les commissaires autocrates affirmant qu’à Kronstadt agissent les officiers blancs, commandés par le général Kozlovsky. C’est un mensonge éhonté. Toute la flotte et les forts de Kronstadt ont exprimé leur dévouement et leur subordination inconditionnelle au Revkom provisoire. Les camarades de Kronstadt vous proposent de vous unir à eux sans délai et d’établir une solide liaison afin que nous puissions, par nos efforts communs, obtenir la liberté si longtemps attendue.
Camarades, la question est sérieuse, nous attendons votre réponse immédiate.

Le Revkom provisoire de Kronstadt6.

Des commissaires communistes de Kronstadt – Illine au ravitaillement, Pervouchine au travail et Kabanov, président du soviet des syndicats, constitués en bureau provisoire du Parti, publient le 3 mars un appel à continuer à travailler et à ne pas entraver les initiatives du Revkom des insurgés. Ils se prononcent pour de nouvelles élections du Soviet et appellent les membres du Parti à y participer7. Dès le 2 au soir, le Revkom rencontre dix spécialistes militaires, anciens officiers de l’armée tsariste recrutés par les communistes pour servir le régime et qui sympathisent avec l’insurrection. La majorité des spécialistes militaires rejoint volontairement les insurgés, sans y être forcée ; seuls, quelques-uns se dérobent par crainte de représailles envers leurs parents et familles et aussi de l’incertitude sur l’issue du mouvement. L’ex-commandant de la forteresse Kozéolek, membre du Parti, dépêché à Pétrograd par Kouzmine pour informer Zinoviev sur la situation et qui y reste, constitue une exception. Ils sont maintenus à leur poste, un état-major de défense est constitué et installé au fort de la ville, sous le contrôle de Yakovenko. Le commandant de la défense de la forteresse désigné est le capitaine Solovianov, ex-chef d’état-major de la forteresse depuis 1920, son remplaçant étant le lieutenant-colonel Arkannikov. Le général Kozlovsky, âgé de 57 ans, commandant de l’artillerie de la forteresse depuis décembre 1920, assume la direction de l’artillerie. Les autres sont le commandant de la défense antiaérienne, le commandant du port Ermakov, les commandants des cuirassés Sébastopol et Pétropavlovsk, Karpinksy et Khristophorov, le commandant du secteur des rives Zélény. le commandant de la brigade des cuirassés, l’ex-contre-amiral Dimitriev, enfin les commandants des divisions d’artillerie. Kozlovsky sera écarté un seul jour de son poste par Solovianov et Arkannikov, ayant trouvé qu’il agissait trop mollement et passivement – probablement parce que toute sa famille avait été prise en otage par le pouvoir léniniste, mais il a été rétabli immédiatement dans sa fonction par Pétritchenko et le Revkom.
Un message d’une troïka communiste de quartier de Pétrograd informe, le 4 mars, que l’état d’esprit des ouvriers est désorienté et pessimiste à la suite des dernières nouvelles reçues de Kronstadt8. Pourtant, le même jour, à 18 heures, 202 délégués de toute l’île se rassemblent au club de la garnison et choisissent parmi 20 candidats, 10 membres supplémentaires du Revkom provisoire, dont la composition est ainsi fixée :

Pétritchenko. fourrier-chef sur le cuirassé Pétropavlovsk. président.
Yakovenko. téléphoniste au district de Kronstadt (service de liaison), vice-président,
Ossossov, mécanicien sur le Sébastopol,
Arkhipov. chef-mécanicien, vice-président.
Pérépelkine. galvaneur [électricien] sur le Sébastopol, délégué à la pro-pagande,
Patrouchev, chef-électricien sur le Pétropavlovsk,
Koupolov, aide-pharmacien chef,
Verchinine. matelot du rang du Sébastopol, responsable de l’agit-prop.

Toukine, ouvrier de l’usine électrotechnique, délégué au ravitaillement, secrétaire du Revkom,
Romanenko, ouvrier d’entretien des docks de réparation, délégué aux affaires civiles,
Oréchine, ingénieur-mécanicien et directeur de la 3f école d’enseignement professionnel,

Valk, contremaître de l’usine de scierie, délégué aux affaires civiles, Pavlov, ouvrier d’un atelier de mines, délégué aux transports, Baïkov, chef de convoi du service de la construction de la forteresse, Kilgast, pilote de grand raid, secrétaire et délégué à l’information9.

Arkhipov, le vice-président du Revkom, envoie un télégramme par téléphone à toutes les unités de l’île pour demander à ce que l’on surveille les communistes, mis aux arrêts ou non, afin qu’ils ne circulent pas en dehors de ces unités, ni de jour ni de nuit. Un communiqué de la même source prévient la population de l’île qu’il faut s’attendre à une offensive armée des communistes et que, tous, nous sommes prêts à défendre ardemmment notre liberté conquise ; s’ils utilisent les armes, nous répondrons par la même voie. Aussi, il faut se garder, dans ce dernier cas, de se laisser aller à la panique et conserver son calme. Au sujet des communistes arrêtés, le nouveau comité provisoire du Parti dément les rumeurs qui circulent à ce propos : ils ne subissent aucune violence et beaucoup d’entre eux ont été relâchés. Dans la commission qui examine leurs cas, il y a un représentant du bureau qui les a visités sur le Pétropavlovsk. Trente d’entre eux sont transférés dans la prison disciplinaire de la ville. Aucun détenu communiste ne sera inquiété jusqu’au bout.

Toujours le 4 mars, le Comité de défense de Pétrograd, présidé par Zinoviev, envoie un message aux Kronstadiens les sommant de se rendre immédiatement :
Ils y ont réussi !
Aux Kronstadiens trompés.
Maintenant, vous voyez où vous ont mené ces gredins ? Dans le dos des SR et des menchéviks, les anciens généraux tsaristes ricanent. Tous ces gardes blancs agitent les Pétritchenko et Toukine comme des marionnettes. Ils vous ont trompés ! Ils vous ont dit que vous luttiez pour la « démocratie ». Deux jours après, vous voyez qu’en réalité c’est pour les généraux tsaristes, vous voilà attachés à un nouveau Viren.
On vous raconte des fables en affirmant que Pétrograd se soulève pour vous, que la Sibérie et l’Ukraine vous soutiennent. Ce n’est que pur mensonge ! Tous les matelots de Pétrograd se sont retournés contre vous dès qu’ils ont appris que des généraux tsaristes comme Kozlovsky agissaient parmi vous. La Sibérie et l’Ukraine soutiennent fermement le pouvoir soviétique. Pétrograd la Rouge se moque des vains efforts de quelques SR et gardes blancs.
Vous êtes encerclés. Dans quelques heures, vous serez obligés de vous rendre. Kronstadt n’a ni pain, ni combustible. Si vous vous obstinez, on vous tirera comme des perdrix. Tous ces généraux, Kozlovsky, Bourkser, tous ces gredins de Pétritchenko et Toukine, s’enfuieront à la dernière minute, bien évidemment, pour rejoindre les gardes blancs en Finlande. Et vous, simples matelots et soldats du rang, trompés par eux, où irez-vous ? S’ils vous promettent d’être nourris gratuitement en Finlande, ils vous trompent ! Est-ce que vous n’avez pas entendu raconter comment les soldats de Wrangel ont été reçus à Constantinople, où ils sont morts
de faim et de maladie par milliers comme des mouches ? Le même sort vous attend, si vous ne vous reprenez pas tout de suite. Rendez-vous immédiatement, sans perdre une minute ! Rangez vos armes et passez de notre côté ! Désarmez et arrêtez les meneurs criminels, surtout les généraux tsaristes. Celui qui se rendra sans tarder sera pardonné pour sa faute ! Rendez-vous !

Le Comité de défense de Pétrograd10.

D’une rare impudence, ce message indigne les insurgés, menacés d’être “tirés comme des perdrix”. Ils le reproduisent intégralement dans leurs Izvestia pour prendre à témoins les habitants de la forteresse des mensonges du pouvoir communiste. Mais ce n’est qu’une facette de la manœuvre de Zinoviev, il lui faut un semblant de soutien populaire. Aussi convoque-t-il, le 4 mars de 19 h 30 à 23 h 30, une réunion du Soviet de Pétrograd consacrée aux événements de Kronstadt.

Les anarchistes américains d’origine russe, Emma Goldman et son compagnon Alexandre Berkman, qui entretiennent de bonnes relations avec les communistes, assistent à la réunion. Emma Goldman témoigne dans ses souvenirs qu’un ouvrier, délégué de l’usine de l’Arsenal, ose déclarer, au milieu du tumulte et des cris hostiles de la salle, remplie de militants syndicaux, de membres du Parti et des institutions étatiques, en désignant Zinoviev et les autres dignitaires du Parti : « C’est votre cruelle indifférence, à vous et à votre Parti, qui nous a amenés à faire grève et qui a soulevé le mouvement de solidarité de nos frères les marins, qui ont combattu, côte à côte, avec nous pour la Révolution. Ils ne sont coupables d’aucun crime, vous le savez bien ! Et c’est consciencieusement que vous les calomniez et appelez à leur anéantissement. » Dans le vacarme créé des cris jaillissent: «Traître!», «Contre-révolutionnaire!», «Bandit menchévik ! ». Mais l’ouvrier élève la voix et, dominant le tumulte, continue : « Il y a à peine trois ans, Lénine, Trotsky, Zinoviev et vous tous, étiez dénoncés comme espions. Nous, ouvriers et marins, sommes venus à votre secours et vous avons sauvés du gouvernement Kérensky ! Prenez garde que la même histoire ne se répète pas pour vous !”»

Grâce aux documents récemment publiés en Russie, nous disposons maintenant du procès-verbal complet de la réunion, aussi pouvons-nous le comparer au témoignage d’Emma Goldman11, en extraire les passages les plus significatifs. D’abord, en tant que président du Soviet, Zinoviev prend la parole et parle longuement, en répétant ce qu’il a fait dire au Comité de défense. Il souligne encore une fois le caractère “centnoir” de la Résolution du Pétropavlovsk. Ne craignant pas la contradiction, il qualifie Pétritchenko de SR de gauche et d’instrument des gardes blancs, n’hésite pas à travestir le cours des événements et se lance dans une longue péroraison sur la bourgeoisie internationale et la contre-révolution, tout cela pour justifier la politique de son parti. Il prétend ne pas être opposé à de nouvelles élections des soviets et termine en intimant de nouveau un ultimatum aux Kronstadiens, les sommant de livrer le général Kozlovsky et sa “bande”, sinon ils seront “tous exterminés”, autre variante du “tirés comme des perdrix”. À ce moment, un ouvrier nommé Philipov prend la parole, se présente comme délégué de l’usine l’Arsenal et de convictions anarchistes – c’est donc celui qu’Emma Goldman a cité. Il dit qu’il n’exprime pas seulement sa propre pensée, mais aussi celle de tous les ouvriers ; tous, ils veulent revenir aux conquêtes d’Octobre 17. c’est-à-dire « reprendre le mot d’ordre du pouvoir aux soviets ». mais aussi de « À bas la dictature du parti dirigeant ! ». Un grand brouhaha accueille ses paroles, on entend « Quelle honte !» – le compte rendu a dû censurer les autres interjections citées par E. Goldman. Zinoviev intervient alors, étonnamment, pour réclamer le silence et le respect des intervenants, permettant à Philipov de poursuivre : « Les dirigeants se sont éloignés des masses, les représentants du pouvoir, membres d’un parti autrefois révolutionnaire, n’ont plus aucun lien avec elles, il y a une rupture entre les deux, qu’aucun rassemblement, aussi nombreux soit-il, ne pourra rétablir, tous et chacun le savent. » Il rappelle le rôle glorieux joué par les marins de Kronstadt dans la Révolution, c’est pourquoi, lui et ses camarades ouvriers ne peuvent croire que cette avant-garde du prolétariat – les marins sont notre gloire et notre fierté ! – ait pu appeler des généraux, se ranger derrière eux et trahir la Révolution. Il se dit chargé de « réconcilier les ouvriers avec le pouvoir » et conclut en demandant que le principe des réélections soit appliqué. Zinoviev intervient à son tour, en bon président de séance : il recense les orateurs prévus et accorde à chacun un temps de parole de sept minutes. Un marin nommé Ivanov affirme que les Kronstadiens ont été trompés par des blancs, finit, malgré les obstructions, par lire la Résolution du Pétropavlovsk. Il poursuit, mais de manière confuse, sans prendre ostensiblement parti pour les insurgés, expliquant qu’il faut un contrôle du travail effectué par les commissaires, et termine sous les applaudissements en criant : « Mort aux parasites, et puis c’est tout ! », sans expliciter qui il vise – à moins que le compte rendu ait censuré une partie de son intervention, ce qui est fort probable.
Un ouvrier de l’usine La Baltique, Yakovlev, prend ensuite la parole pour répondre aux accusations de “contre-révolutionnaire” proférées contre elle. Il explique que les ouvriers font grève pour obtenir la libération de 22 d’entre eux qui ont été arrêtés et qu’elle cessera sitôt qu’ils auront été libérés. Puis Kalinine, le président du CEC des soviets, intervient longuement. Il rectifie son premier jugement sur la résolution du Pétropavlovsk, il trouve à présent quelle n’est pas systématiquement contre-révolutionnaire. les marins qui l’ont adoptée non plus, car, moyennant quelques légères corrections par le parti communiste, elle pourrait être agréée. Elle n’est pas non plus “centnoirs”, mais trompeuse lorsqu’elle appelle à la mutinerie, parce que derrière elle et les matelots se profilent le parti des SR, les menchéviks, les généraux et les popes (!). Il s’embrouille dans ses explications, dépassant largement son temps de parole, affirme qu’à l’assemblée du 1er mars il avait été calmement écouté – une note de l’éditeur rappelle que c’est faux, qu’il avait été tout le temps interrompu par des huées. Il considère la critique de Philippov nuisible, empoisonnée, menant a la décomposition, car son arrière-pensée n’est pas d’améliorer le pouvoir soviétique mais d’anéantir la confiance en lui, ramenant vers le passé, vers l’Assemblée constituante…, sans le faire ouvertement, et d’affirmer que les dirigeants se sont détachés des masses. Il attribue cela à la disparition au combat de milliers de dirigeants du Parti, ce vide n’ayant pas été comblé. Tout est de la faute de ces « salauds de SR, menchéviks et autres ». Il a donné trois mois aux marins pour se repentir de leur résolution. Philippov est hypocrite lorsqu’il affirme que les soviets n’expriment pas la volonté des paysans et des ouvriers. Tous les partis ont été chacun à leur tour au pouvoir – les SR, les menchéviks – sauf les anarchistes, et « il n’y a pas plus démocratique que le parlement du Soviet de Pétrograd. Oui, le Parti fait parfois des erreurs, mais le plus important, c’est qu’il faut de la discipline », et il accuse Philippov et ses semblables d’être des traîtres parce qu’ils ne s’y soumettent pas. Il prévoit que le premier obus tombé sur Kronstadt sera péniblement ressenti, mais c’est le devoir de tout révolutionnaire de ramener à la discipline et à l’ordre les ouvriers, les paysans et les autres groupes de la population qui dépassent les bornes. Il ne doute pas que ces mesures soient approuvées par les communistes comme par les sans-parti, dont il sent la crainte de voir disparaître le pouvoir soviétique. Son exposé filandreux, cynique et plein de contradictions, confirme sa réputation d’“endormeur”, mais l’essentiel, c’est qu’il n’envisage pas de pourparlers avec les Kronstadiens, seulement le recours aux armes. Philippov, indigné, répond brièvement aux accusations de Kalinine d’être un contre-révolutionnaire. On veut l’empêcher de parler, il persiste, curieusement avec l’aide de Zinoviev qui impose de le laisser terminer. À la fin, Zinoviev annonce l’achat de produits de première nécessité pour 10 millions de roubles-or, dont la moitié sera au bénéfice des ouvriers. Il se livre alors à un étrange calcul : en estimant la population ouvrière de Pétrograd à 100 000, cela donnera 50 roubles-or pour chacun !

La réunion s’achèvera par le rituel chant de l’internationale12.
Les choses sont claires : pas question pour Zinoviev d’accéder aux demandes, ni de négocier avec les Kronstadiens ; il exige une reddition complète tout en donnant parallèlement satisfaction aux revendications des ouvriers de Pétrograd, n’hésitant pas à les corrompre ouvertement avec l’achat en or de produits de première nécessité : en somme, la carotte ou le bâton ! Quelle évolution depuis Octobre 17, lorsqu’il dénonçait le danger léniniste de monopole du pouvoir ! Pour compléter ces mesures, il annonce la prise en otages de parents d’insurgés se trouvant à Pétrograd, comme garants des commissaires emprisonnés à Kronstadt. Le Revkom lui répond aussitôt en indiquant que les communistes arrêtés se trouvent en pleine sécurité, que certains sont même relâchés, à condition qu’ils n’entreprennent rien contre le Revkom… À titre d’exemple, est donné le cas de non-respect de cette condition : lorsque les membres du bureau provisoire du parti communiste de Kronstadt, qui avaient appelé à soutenir le Revkom, sont surpris en train de communiquer avec le fort Krasnoflotsky (ex-Colline rouge) ; suspectés de double jeu, ils ont été enfermés avec les autres commissaires.
Chaque unité, établissement, usine, fort et navire de l’île élisent des troïkas qui se substituent au pouvoir communiste pour leur direction. Des patrouilles mixtes de soldats, de marins et d’ouvriers parcourent la ville. Le 5 mars, le Revkom quitte le Pétropavlovsk et s’installe à la Maison des soviets. Deux petits brise-glace dégagent de chaque côté le Pétropavlovsk et le Sébastopol, qui sont ravitaillés en combustible pour une quinzaine de jours.
Arrivé sur place, Trotsky nomme Toukhatchevsky commandant de toutes les forces armées communistes de la région et lui ordonne d’écraser dans les plus brefs délais l’insurrection de Kronstadt. Il donne 24 heures à Kronstadt pour se rendre, avant que les hostilités armées ne soient déclenchées. Seuls, ceux qui « se seront rendus sans conditions, bénéficieront de la clémence de la République soviétique ». Cet “avertissement” est présenté comme le dernier, mais, le lendemain, le délai est prolongé d’un jour13.


Les Izvestias (Les nouvelles), journal des marins de Kronstadt.
Premier numéro datant du jeudi 3 mars 1921:

Notes:

1La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 130-131.
2Ibid., p. 132.
3Ibid., p. 153.
4Ibid, p. 155
5Ibid., p. 257.
6Ibid., p. 159.
7Ibid., p. 178-179.
8Ibid., p. 180.
9Les Izvestia de Kronstadt. n° 12, 14 mars 1921.
10La tragédie de Kronstadt, op. cit., tome 1″, p. 215.
11Emma Goldman. Epopée d’une anarchiste, Paris, 1979, Hachette Littérature, p. 12278-281. Alexandre Berkman, Le Mythe bolchévik, Quimperlé, 1987, La Digitale, p. 259-269.
12La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 183-213.
13Ibid., p. 228.

CEC: Comité exécutif central;
Sovnarkom: Soviets des commissaires du peuple;
CRP: Comité révolutionnaire provisoire ou Revkom;
SR: Socialistes-révolutionnaires;
SD ou menchéviks: sociaux-démocrates;
Koursantis: élèves officiers des académies militaires de l’Armée Rouge;
Komintern: Internationale Communiste;

Extrait tiré de Kronstadt 1921 : Soviets libres contre dictature de parti – Alexandre Skirda.