En route pour Genève.

2 juillet 1871.
C’est le jour que j’ai fixé pour quitter Paris, en compagnie de Mme B…
Les élections complémentaires1 qui doivent avoir lieu vont attirer tous les mouchards aux sections de votes, dans l’espoir qu’ils auront d’y arrêter les malheureux suspects qui commettront l’imprudence d’exercer leur souveraineté2.
Les gares sont moins surveillées.
À six heures du soir, Mme B… arrive dîner chez les Cauzard.
Mais nous touchons à peine au repas.
Chacun a le cœur serré et voudrait bien être au lendemain déjà.
Ni ma femme ni l’enfant ne sont venus. La plus simple prudence l’exigeait.
Un peu avant sept heures, nous descendons, ma compagne de voyage et moi, sans le moindre bagage et comme sortant de visite.
Nous gagnons à pied le boulevard Magenta pour aller jusqu’à la gare du Nord où nous prendrons une voiture.
L’excellente mère de mon ami nous suit de loin, dans une véritable angoisse. Elle a entendu deux individus, très connus comme mouchards dans le quartier, parler de quelqu’un qu’ils guettent.
L’un d’eux disait à l’autre : Il est certainement dans cette rue. Nous finirons bien par le pincer.
Malheureusement je ne suis pas le seul à me dissimuler ; il peut être question d’un autre que moi.
Nous atteignons la gare du Nord quelques minutes après l’arrivée d’un train. Une seule voiture s’y trouve, c’est une voiture découverte.
Hésiter à la prendre par le temps chaud qu’il fait encore à cette heure serait se rendre suspect. Nous voilà trottant vers la gare de Lyon par le Château-d’Eau, les grands boulevards et la rue de Lyon.
Peu de voyageurs au guichet.
– Deux premières Genève.
Au nom de Genève, un personnage aux allures policières qui se tient à l’entrée du couloir me regarde fixement.
– Monsieur a son passeport ?
– Parfaitement ; le voici.
– Mais vous avez demandé deux places ?
– Ma femme part avec moi. Voici également son passeport.
– Où est madame ?
Je l’indique à l’agent. Elle est près de la barrière qui nous sépare.
– C’est bien. Délivrez les billets à monsieur.
La buraliste me remet les deux cartons et je vais faire enregistrer nos bagages que, dans la journée, M. B… a déposés à la consigne.
Enfin nous montons en wagon.
C’est le train express, c’est même le premier qui aille à Genève sans transbordement des voyageurs, les ponts qu’on avait fait sauter durant la guerre venant seulement d’être rétablis. Tant mieux ; cela diminuera encore les risques de l’aventure.
Huit heures sonnent, le train se met en marche.
Le lendemain matin, il arrivait à Ambérieu.
Comme nous n’avons pu échanger que de banals propos jusqu’alors, notre compartiment étant au complet, je profite de l’arrêt pour parler de notre affaire à Mme B…
Nous approchons de l’instant critique. Dans deux heures à peine nous serons à Bellegarde, au point le plus dangereux.
Malgré tout son courage et son dévouement, ma compagne est prise d’une agitation qui peut nous jouer un vilain tour.
– Feignez d’être accablée de sommeil, ce qui paraîtra fort naturel. Vous trahirez moins votre inquiétude.
Nous voilà à Bellegarde !
Machines, tender et wagons sont aussitôt entourés de mouchards et de gendarmes.
« Bellegarde ! Bellegarde ! Personne ne descend ! » crient à tue-tête les employés.
Juste le contraire de ce qui se passe à ce même point lorsqu’on revient de Suisse : Tout le monde descend ! dit-on alors aux voyageurs.
Les portières donnant sur le quai et sur la voie ont chacune leur gardien. Impossible d’échapper à la visite.
Nous nous trouvons précisément dans le premier compartiment du premier wagon. C’est par nous que commence la cérémonie.
Le commissaire de surveillance et un agent font irruption.
– Vos passeports, s’il vous plaît, messieurs les voyageurs. Je tire le mien. Le policier le déplie et le lit lentement, en me regardant avec soin.
– Et vous, madame ?
Mme B…, l’air endormi, tend le papier, comme ennuyée de ce dérangement. L’homme le regarde à peine et me demande :
– C’est votre dame, monsieur ?
– Oui ; elle est très fatiguée.
La visite se continue de la même façon de wagon en wagon, de compartiment en compartiment.
Heureusement le train n’a que quatre voitures de voyageurs et l’ambulant de la poste. Mais cela dure tout de même une bonne heure et demie.
Enfin le sacramentel « Allez ! » est prononcé par le chef de gare, et quelques secondes après nous entrons dans le tunnel qui traverse la montagne du Credo, aux flancs de laquelle est accroché le célèbre fort de l’Écluse.
Notre train ne s’arrêtant maintenant qu’à destination nous n’avons plus rien à craindre.
Sous le tunnel long de plus de quatre kilomètres, nous nous embrassons cordialement, Mme B… et moi, au grand ébahissement de nos compagnons de voyage qui ne semblent rien comprendre à cette explosion de tendresse entre deux époux dont l’âge ne s’accorde guère avec de telles effusions.
Une demi-heure après nous descendons à la gare de Cornavin et nous allons à la poste pour y adresser à l’ami Lavaud un télégramme ainsi conçu : « Photographies très bien réussies. En commanderai d’autres prochainement. »
– Ah ! pour ça non, par exemple ! s’est paraît-il écrié notre ami en embrassant ma femme qui, anxieuse, attendait chez lui la bienheureuse dépêche !
Ah ! cher et vieux Paris ! te reverrai-je jamais !

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1 Des élections législatives complémentaires furent organisées le 2 juillet 1871 pour pourvoir les postes vacants du fait des candidatures multiples et des démissions qui s’étaient produites entre-temps. 114 sièges étaient à pourvoir. La tendance s’inversa, par rapport à l’élection précédente, en faveur des républicains. Conséquemment à la répression de la Commune, l’exception parisienne s’inversa également, 16 des 21 sièges à pourvoir ayant été gagnés par les candidats de la liste conservatrice de l’Union parisienne de la presse : seuls 5 candidats républicains (dont Gambetta) furent élus sur la liste radicale.

2 “L’État politique parfait est, d’après son essence, la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle. Toutes les suppositions de cette vie égoïste continuent à subsister dans la société civile en dehors de la sphère de l’État, mais comme propriétés de la société bourgeoise. Là où l’État politique est arrivé à son véritable épanouissement, l’homme mène, non seulement dans la pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une existence double, céleste et terrestre, l’existence dans la communauté politique, où il se considère comme un être général, et l’exis­tence dans la société civile, où il travaille comme homme privé, voit dans les autres hommes de simples moyens, se ravale lui-même au rang de simple moyen et devient le jouet de puissances étrangères. L’État politique est, vis-à-vis de la société civile, aussi spiritualiste que le ciel l’est vis-à-vis de la terre. Il se trouve envers elle dans la même opposition, il en triomphe de la même façon que la religion triomphe du monde profane : il est contraint de la reconnaître, de la rétablir et de se laisser lui-même dominer par elle. L’homme, dans sa réalité la plus immédiate, dans la société civile, est un être profane. Là où lui-même et les autres le considèrent comme un individu réel, il est un phé­no­mène inauthentique. Dans l’État, par contre, où l’homme vaut comme être générique, il est le membre imaginaire d’une souveraineté imaginaire, dépouillé de sa vie réelle et individuelle et rempli d’une généralité irréelle. […]
Religieux, les membres de l’État politique le sont par le dualisme entre la vie individuelle et la vie générique, entre la vie de la société bourgeoise et la vie politique ; religieux, ils le sont en tant que l’homme considère comme sa vraie vie la vie politique située au-delà de sa propre individualité ; religieux, ils le sont dans ce sens que la religion est ici l’esprit de la société bourgeoise, l’expression de ce qui éloigne et sépare l’homme de l’homme. Chrétienne, est la démocratie politique en tant que l’hom­me, non seulement un homme, mais tout homme, y est un être souverain, un être suprême, mais l’homme ni cultivé ni social, l’homme dans son existence accidentelle, l’homme tel que, par toute l’organisation de notre société, il a été corrompu, perdu pour lui-même, aliéné, placé sous l’autorité de conditions et d’éléments inhumains, en un mot, l’homme qui n’est pas encore un véritable être générique. La création imaginaire, le rêve, le postulat du christianisme, la souve­raineté de l’homme, mais de l’homme réel, tout cela devient, dans la démocratie, de la réalité concrète et présente, une maxime séculière.” (Marx, Sur la Question juive)