Maximilien Luce, Une rue de Paris en mai 1871

Vous n’avez pas idée, Cher Monsieur Imandt, par quelles épreuves de douleur et de rage nous avons passé ces dernières semaines. Il a fallu plus de vingt ans pour former des hommes aussi braves, aussi capables et aussi héroïques, et maintenant ils sont presque tous perdus. Pour quelques-uns, il y a encore de l’espoir; les meilleurs ont été assassinés, Varlin, Jaclard, Rigault, Tridon, etc, etc… Les vulgaires gueulards du genre Félix Pyat s’en tireront probablement. D’autres sont encore cachés, mais j’ai peur que ces bouchers ne finissent par les dépister…

Jenny MARX à Peter IMANDT, juin 1871

Londres, 21 octobre 1871.

Chère mère,

Si je ne t’ai rien écrit depuis si longtemps, c’est que je désirais répondre à tes observations sur mon activité politique d’une façon qui ne te froissât point. Et puis, quand je lisais cette avalanche de mensonges outrageants dans la Kölner Zeitung, en particulier les abjections de ce gueux de Wochenhusen, quand je voyais ces mêmes gens qui, pendant toute la guerre, ne voyaient que mensonge dans toute la presse française, claironner en Allemagne, comme vérité d’évangile, toute invention policière, toute calomnie de la feuille de choux la plus vénale de Paris contre la Commune, cela ne me mettait guère en disposition de t’écrire. Des quelques otages qui ont été fusillés à la mode prussienne, des quelques palais qui ont été brûlés à l’exemple prussien, on fait grand bruit, car tout le reste est mensonge, mais les 40 000 hommes, femmes et enfants que les Versaillais ont massacrés à la mitrailleuse après le désarmement, cela, personne n’en parle ! Pourtant, vous ne pouvez pas savoir tout cela, vous en êtes réduits à la Kölner Zeitung et à l’Elberfelder Zeitung, les mensonges vous sont littéralement administrés. Pourtant, tu as assez déjà entendu traiter des gens, de cannibales, dans ta vie : les gens du Tugenbud sous le vieux Napoléon, les démagogues de 1817 et de 1831, les gens de 1848 et, après, il s’est toujours trouvé qu’ils n’étaient pas si mauvais et qu’une rage intéressée de persécution leur avait mis sur le dos dès le début toutes ces histoires de brigands qui ont toujours fini par s’envoler en fumée. J’espère, chère mère, que tu t’en souviendras, et que tu appliqueras cela aussi aux gens de 1871 quand tu liras dans le journal ces infamies imaginaires.

Que je n’avais rien changé de mes opinions depuis bientôt trente ans, cela tu le savais, et ça ne devait pas être non plus une surprise pour toi, que, sitôt que les événements m’y forcent, non seulement je les défende, mais qu’aussi par ailleurs, je fasse mon devoir. Si Marx n’était pas là, ou n’existait pas, ça n’aurait rien changé du tout. Il est donc très injuste de lui mettre cela sur le dos, mais je me rappelle évidemment aussi qu’autrefois, la famille de Marx prétendait que c’était moi qui l’avait perverti.

Mais assez là-dessus. Il n’y a rien à changer à cela et il faut s’y faire. Qu’il y ait du calme pendant quelque temps et, de toutes façons, la clameur s’assourdira et toi-même tu envisageras l’affaire plus tranquillement…

De tout mon cœur ton

Friedrich.

Lettre de F. Engels à Mme Engels, sa mère