La Commune de Kronstadt fut une insurrection prolétarienne révolutionnaire contre la dictature anti-communiste du parti bolchevik. Cette véritable manifestation de l’auto-mouvement anti-étatique du prolétariat profondément radicale dans ses aspirations, porte également les limites de son temps et des conditions dans lesquelles elle dut se produire, elle dénonce ses ennemis, les bolchéviks, tels qu’ils sont connus et se dénomment eux-mêmes, bien qu’ils en soient l’anti-thèse, c’est à dire “communistes”. C’est parce que la contre-révolution prend toujours le masque de la révolution véritable, que les bolchéviks se proclament “communistes”, et c’est parce que l’auto-mouvement véridique du prolétariat se produit contre toutes les impostures cheffistes qu’il sait les combattre au nom du communisme véritable.

Assaut général et victoire bolchevique, 16-18 mars 1921

Les écrits des Kronstadiens et de leurs soutiens préoccupent les autorités bolcheviques qui craignent la contagion des esprits. A Pétrograd, une directive du département politique de la ville ordonne à toutes les imprimeries de prendre les dispositions nécessaires pour que des textes clandestins ne puissent être imprimés ; les machines à écrire et les dactylos doivent être surveillées dans le même but. Une autre directive prescrit à chaque membre du Parti de collecter toutes les rumeurs qui circulent en ville ; il doit agir non seulement dans son milieu proche, mais aussi se mêler à des conversations dans la rue, en se présentant en “sans-parti”, si cela peut l’aider. Tous ces renseignements doivent être transmis à la Tchéka, ce que ces militants doivent ignorer ! Le commissaire politique adjoint de Vorochilov, Lepse, donne l’ordre secret que, dès l’occupation de Kronstadt, toutes les publications du Revkom soient immédiatement confisquées et transmises à la section politique, et qu’on ne permette pas aux soldats d’en prendre connaissance. En revanche, seront distribués parmi les troupes du groupe Sud 1500 exemplaires de la Pravda, 6500 de la Gazette rouge et 700 du Commandant rouge2.
Le 15 mars 1921 à 23 h 45, Toukhatchevky donne l’ordre aux commandants des deux groupes de ses troupes, Kazansky au nord et Sédiakine au sud, d’attaquer dans la nuit du 16 au 17, respectivement à 3 et 4 heures, et de s’emparer de la forteresse de Kronstadt. Le premier groupe attaquera la partie nord de la ville, le second, les parties sud-est et sud-ouest ; ils devront se limiter à n’occuper que les forts faisant obstacle à leur progression, et veiller avec une précision absolue à la marche de leurs colonnes. En préliminaire, un bombardement d’artillerie et d’aviation relativement intense est déclenché le 16, de 14 heures jusqu’à la tombée de la nuit, à 18 heures ; à ce moment, les canons de Kronstadt lui répondent, occasionnant des dégâts importants sur les deux côtés du golfe. Le commandement rouge décide alors d’interrompre le bombardement de manière à ce que les Kronstadiens ne soient pas sur le qui-vive et se couchent déshabillés, afin de pouvoir les prendre à l’improviste.
Contrairement à l’offensive ratée du 8, cette fois-ci, tout est mis en œuvre pour la réussite. La principale attaque doit partir d’Oranienbaum, sur le rivage sud du golfe, à 8 km de la base. D’importantes troupes y ont été regroupées : la 27e division d’Omsk avec une partie de sa cavalerie ; les 11e et 56e divisions de tirailleurs ; la 32e brigade, composée des régiments 94, 95 et 96, et les brigades 167 et 187, qui forment la division générale mixte, commandée par Dybenko ; les brigades 79 et 80 ; le 12e régiment de tirailleurs ; le régiment à destination spéciale comprenant des koursantis de Moscou et de Peterhoff, et un détachement de communistes de Pétrograd. Les effectifs de la 7e Armée, qui compte 24 000 hommes et dispose de 433 mitrailleuses et 159 pièces d’artillerie ; soit 76 unités. Au nord : 42 unités, principalement de koursantis, dont le noyau est constitué de 4 régiments. Au total, l’ensemble des troupes rassemblées pour l’assaut de la forteresse a été estimé à un minimum de 45 000 hommes3. Rien n’est négligé dans l’équipement de chaque assaillant : un manteau blanc avec capuche pour être invisible sur la neige, des rations alimentaires pour deux à trois jours, une trousse médicale de secours, des cisailles pour couper les barbelés, 150 à 180 cartouches par fusil, des grenades, des planches et des échelles pour franchir les trous d’eau provoqués par l’explosion des obus et escalader les murs. Les mitrailleuses, habillées également de fourreaux blancs, sont installées sur de petits traîneaux et suivent les hommes. Plusieurs centaines de traîneaux et d’attelages ont été réquisitionnés chez les paysans locaux pour emmener l’artillerie légère, le ravitaillement, les munitions et servir à l’évacuation des blessés. Des fusées éclairantes et des fils téléphoniques pour les postes de campagne complètent l’attirail.
Cela étant, une partie des mobilisés ne savent se servir des armes, ni manœuvrer : ce sont des jeunes ou des allogènes provenant de régions lointaines. Six trains blindés appuient l’offensive à partir du littoral. Il est à souligner que tout son commandement militaire est constitué d’officiers de l’armée tsariste passés au service des bolchéviks, que ce soit Toukhatchevsky, Sédiakine, Kazansky ou les chefs d’état-major des divisions et régiments, ce qui n’empêchera pas Lénine, Trotsky et les dirigeants bolchéviks d’accuser les Kronstadiens d’être menés par des officiers tsaristes, “intox” oblige. Le commissaire politique de la 7e Armée est Vorochilov, le délégué du Xe Congrès Veger est celui du groupe Nord. Des sommités du Parti marchent dans les rangs : Boubnov, Zatonsky et autres. Dirigés par l’omniprésent A.P. Nikolaiev, les tchékistes sont chargés d’empêcher à l’arrière des unités toute retraite, en mitraillant sans hésiter ceux qui reculeraient. Une partie des commandants sont à leurs côtés pour pousser les hommes en avant ; à eux revient de donner l’ordre : « Camarades ! Seulement en avant, pas un pas en arrière, dans notre l’Armée rouge il ne doit pas y avoir de lâches, et celui qui montrera à la minute décisive un manque de courage sera tué sur place !4 » Ce cas se présente avec deux soldats « affolés, qui se cachèrent sous un chaland pris dans les glaces et refusèrent de se remettre en ligne ; [le commandant] Bortchevsky les abattit tous les deux sous les yeux de ses hommes et commanda l’en-avant5 ». Pour ce qui est de la lutte contre les désertions, c’est Doulkis, le tchékiste excité de Kronstadt, qui la dirige : fusiller, il connaît !
À 4 heures du matin, le 17 mars, les premiers à descendre sur la glace pour marcher sur la forteresse sont les 3 régiments de la 27e division du groupe Sud qui s’étaient mutinés et ont prêté le serment d’“expier” leur “péché” en marchant en tête…, à la rencontre d’une mort probable. Toutefois, malgré les exécutions des réfractaires, mesures salutaires aux yeux du commandement, il se trouve encore des récalcitrants: « Nous n’irons pas ! ». Le commandant du 236e régiment d’Orcha leur ordonne alors de faire cinq pas en avant, 5 soldats sortent des rangs ; ils sont emmenés sur la berge6… Des signaux en direction de Kronstadt sont remarqués d’une maison de la rive, des tchékistes vont liquider leurs auteurs.
L’attaque des trois brigades composant la division générale s’avance en direction des forts de la partie sud de l’île Kotline, du port militaire et de l’entrée de la forteresse. Elle est divisée en deux fois deux colonnes qui marchent dans le brouillard et le froid de la nuit, éclairée par moments par la lune. Dans un silence absolu, les ordres sont murmurés ; les assaillants se signalent par des feux rouges orientés uniquement vers l’arrière. Leur camouflage blanc les rend longtemps invisibles aux défenseurs de la citadelle ; lorsque les projecteurs balaient l’espace, tous les assaillants se plaquent au sol sur la glace recouverte d’une mince couche de neige, mais ces lumières leur servent de points d’orientation dans le brouillard. En tête, marchent des sapeurs et des soldats armés de cisailles et de grenades ; ils portent échelles et passerelles pour franchir les fossés et escalader les remparts des forts. Des fils téléphoniques sont déroulés, marqués par des postes de campagne qui signalent au commandement la progression toutes les quinze minutes.
Bientôt, les attaquants sont aperçus par les Kronstadiens ; des tirs d’artillerie – 300 canons au total des deux côtés – se déchaînent dans un bruit assourdissant. Les colonnes accusent de lourdes pertes. Etant entièrement à découvert sur la glace, leurs rangs sont fauchés par des tirs de mitrailleuses. Les obus creusent de grands trous dans la glace, engloutissant des groupes et des convois entiers dans les profondeurs de la mer, ou, parfois, ricochant sur la glace, ils dévastent les rangs. Les forts 1, 2, Milioutine, Constantin et Paul, situés à l’ouest de l’île, sont bombardés par l’artillerie lourde rouge positionnée sur le rivage d’Oranienbaum, puis attaqués par la 27e division d’Omsk. Ce n’est qu’à l’aube, ayant perdu la moitié de son effectif, que la 79e brigade parvient à s’emparer des deux premiers forts, faisant 217 prisonniers. Sur les trois bataillons du 236e régiment, comptant au total 1 185 hommes, il ne reste que 170 combattants valides et un bataillon de réserve. Les forts Milioutine et Constantin, où la garnison résiste, ne seront pris que le lendemain 18 mars, abandonnés par leurs défenseurs. Sous un feu nourri, les 235e et 237e régiments coupent les barbelés, escaladent le rempart extérieur et pénètrent dans la partie sud-ouest de la ville. Au cours de l’opération, ces unités auront perdu en blessés ou tués 90 % de leur commandement. Désorientés et débordés par des renforts kronstadiens, ils sont obligés de se replier rapidement vers Oranienbaum et leurs survivants sont reformés en deux bataillons de 200 hommes chacun – au lieu de deux régiments comptant environ 2 400 soldats – et mis en réserve. Le 499e régiment parvient jusqu’à la Porte de Petrograd du port de Kronstadt, bouscule sa faible défense et commence à progresser dans la ville. Il est pris à partie par des renforts kronstadiens et se replie en désordre. Le 501e régiment qui le suit, commandé par le vieux bolchévik polonais Jan Fabricius, réussit à se maintenir ; la 32e brigade, dont il fait partie, perd en 20 minutes 30 % de son effectif et 50 % de son commandement : dans un régiment comptant normalement 1 000 hommes, il n’en reste que 250. Le 95e régiment perd 18 commandants et 110 hommes, soit un sixième de son effectif.
Les communistes emprisonnés sont rejoints par des koursantis conduits par Gromov, qui connaît parfaitement les lieux ; ils leur passent des fusils par les fenêtres et, grâce à l’ancien commandant communiste de la prison Toussov, surprennent et tuent Schoustov et son adjoint. Délivrés et armés, ils vont se joindre aux communistes restés en liberté dans la ville et aux assaillants pour attaquer dans le dos les insurgés. Cette cinquième colonne d’ennemis intérieurs va introduire la confusion dans les rangs des défenseurs et peser lourdement sur l’issue de la bataille. Des combats de rue s’engagent dans la ville et vont durer toute la journée avec de continuels avancées et replis de chaque côté.
En principe, les troupes du groupe Nord n’avaient pas connu les hésitations et mutineries du groupe Sud, car elles étaient composées à 60 % de koursantis membres des Jeunesses communistes, ainsi que de nombreux membres du Parti et délégués du Xe Congrès. Il y eut malgré tout des koursantis se déclarant malades de la dysenterie, mais vite démasqués.
L’offensive débute ici la même nuit et suit la route allant du cap Lissy Nos (Nez de renard), empruntée chaque hiver vers Kronstadt pour acheminer le ravitaillement et l’approvisionnement en carburant ; elle passait devant les forts 4, 5 et 6. Le chef d’état-major des assaillants l’avait reconnue la veille et y avait laissé deux téléphonistes et deux éclaireurs à skis pour maintenir la liaison. L’offensive a lieu simultanément vers le fort Totleben, sur lequel est dirigée une colonne qui échouera toute la journée à le prendre. Deux fortes colonnes avancent à partir du fort 7, déserté par ses défenseurs, mais, au lieu de déboucher sur les forts 4 et 5, elles sont induites en erreur par les éclaireurs à skis égarés et tombent sur le 6, le plus dangereux à leurs yeux. Entouré de rangées de fils barbelés et de mines souterraines, avec une garnison de 360 hommes, il dispose d’un excellent armement : 12 mitrailleuses, 4 canons de 76 mm, 2 de 152 mm, une batterie antiaérienne et deux puissants projecteurs. Grâce à leur camouflage blanc, les assaillants ne sont découverts qu’à environ 1,5 km du fort ; ils se déploient alors en éventail. Un feu d’enfer d’artillerie, de mitrailleuses et de fusils se déclenche. Les mines entourant le fort explosent et provoquent de grandes crevasses engloutissant de nombreux assaillants, lesquels subissent de lourdes pertes, étant à découvert. Les défenseurs chargent même à un moment, mais sont repoussés. La défense reste acharnée jusqu’au moment où un de ses mitrailleurs est tué à bout portant par-derrière ; le feu faiblit. À l’aide des échelles et passerelles, les assaillants franchissent les fossés d’eau, parviennent à ouvrir les portes du fort et l’investissent. S’ensuit un corps à corps terrible à la grenade et à la baïonnette durant une heure ; ils entendent alors de grands cris exigeant la reddition, puis des coups de feu isolés ; ils croient qu’ils leur sont adressés, mais ne tardent pas à être détrompés : ils viennent de l’intérieur du fort. L’explication leur apparaît dès ce moment : à l’extérieur et à l’intérieur des lieux, des cadavres de commandants insurgés jonchent le sol, victimes de leurs propres soldats. C’est l’œuvre des communistes de la garnison laissés en liberté, dont le commandant Bourlakov lui-même et de soldats qui leur déclarent « être leurs amis, partisans du pouvoir soviétique », ce qui ne convainc pas vraiment les koursantis soupçonneux9. C’est ainsi qu’au bout d’une heure et demie, ce fort réputé imprenable est conquis et sa garnison faite prisonnière.
Ayant subi de très grandes pertes, les assaillants ne font pas le détail entre les insurgés et les ralliés ; l’un d’eux, le koursant Youchtchouk témoigne : entré en courant dans le fort, il voit des matelots les mains en l’air et un monceau de cadavres. Un koursant lui dit qu’un « camarade a voulu s’amuser un peu, nous avons eu du mal à l’arrêter ». Il aperçoit un matelot trapu, silencieux, un mauser à la main, roulant des yeux rouges de sang. S’approchant, il reconnaît le chef du détachement d’éclaireurs du nom de Trotsky, qui avait eu de lourdes pertes lors de l’assaut. Il comprend alors sa réaction psychologique. Il oublie ici de faire état de l’ordre donné par Kazansky, le commandant du groupe Nord, de ne faire aucun prisonnier – ce que nous avons cité plus haut. Quant à savoir, si c’étaient des insurgés ou des ralliés, il n’a pas dû se poser la question car, sur 250 membres, son groupe d’assaut n’avait plus que 27 survivants… Dans un bataillon de koursantis, il n’en restait que 20-25, les autres ayant été tués, blessés ou contusionnés ; dans un autre bataillon, seulement 18 survivants. De la garnison du fort, il y a 155 rescapés qui se rendent. Tout le champ de bataille était couvert de corps et de sang. À la fin de son témoignage, il cite le chiffre officiel des pertes du groupe Nord de 309 blessés et 128 contusionnés, ce qu’il conteste au vu des seules pertes pour la prise de ce fort10.
L’offensive se poursuit sur les forts 4 et 5, contre lesquels l’artillerie du 6 est réorientée ; après une forte résistance, le premier tombe à 10 h 45, les communistes emprisonnés sont libérés, le deuxième est pris à midi, puis c’est le tour des 1, 2 et 3. Les rescapés de ce groupe d’assaillants poursuivent sur Kronstadt en emmenant sur 30 traineaux des mitrailleuses et des canons, sous le feu des forts Totleben et Krasnoarmeïsky. Ils pénètrent l’après-midi dans la partie nord-est de la ville et se joignent aux troupes du groupe Sud pour combattre les Kronstadiens. Là, ils se trouvent tous piégés dans le dédale des rues de la ville, où on leur tire dessus avec des fusils et des mitrailleuses du coin des immeubles, des fenêtres, des caves, des greniers, et même à partir d’endroits apparemment neutralisés. Ils n’ont pas affaire uniquement à des marins mais aussi aux ouvriers et habitants de la base, familiers des lieux. Des femmes participent à la défense en prenant des risques : elles vont secourir les blessés et ramasser les cartouches des assaillants pour en munir les défenseurs. Une fois dans la ville, les assaillants ont enlevé leur camouflage blanc et ne se distinguent plus extérieurement des défenseurs ; cependant, désorientés dans ce combat de rue, ils ont du mal à faire face et sont obligés à plusieurs reprises de se replier jusqu’à ce que des renforts incessants viennent les relever. Retranchés dans l’Ecole des machines, un bâtiment qui barre la progression dans la ville, 260 marins tiennent tête pendant deux heures à toute la deuxième colonne d’assaillants, lui occasionnant de sévères pertes. On n’y retrouvera que 30 survivants, tous blessés.
Le commandant du 237e régiment de Minsk raconte :

Cela fait huit ans que je fais la guerre sur tous les fronts, raconte Tiouiéniev [qui commandait la colonne d’assaut], mais je n’arrive pas à me souvenir d’un combat aussi acharné. C’était l’enfer, les matelots attaquaient comme des bêtes féroces. On dit que la canonnade de cette nuit a brisé toutes les vitres d’Oranienbaum, moi je n’entendais plus les coups de feu… Je ne peux pas comprendre d’où leur venait cette hargne. (…) Vous savez, il fallait prendre d’assaut chaque maison. Cela retenait une compagnie entière pendant une demi-heure, enfin elle était prise et qu’est-ce que vous pensez ? Près d’une mitrailleuse deux ou trois matelots baignent dans le sang, l’un est déjà mourant mais il rampe tout de même vers un revolver et balbutie : « Scélérats ! je n’en ai pas encore assez descendus.» […] Comme ils étaient fiers encore ! Nous avions encerclé une petite batterie qui n’avait que trois pièces légères d’artillerie. Ils voient qu’ils ne peuvent plus rien faire.

Le commandant, un grand matelot, nous dit : « Que le diable vous emporte ! La force rompt la paille. Emmenez les canons. » Dybenko commande naturellement : « Prisonniers, venez par ici ! » Alors le matelot bondit : « Quoi. Prisonniers ? » – Nous sommes prisonniers ! Ah, mon salaud ! Premier canon, feu ! » Ils ont eu le temps de faire feu de deux canons, ils tuèrent l’aide de camp qui se tenait à côté de Dybenko, mon commissaire politique… « Pour cela, il ne leur resta que les côtes ! ». interrompt Dybenko. « Oui, nous les avons taillés en morceaux », lui répond avec considération celui qui parle11.

Ce n’est qu’avec de l’artillerie qu’ils réussissent à réduire les points de résistance. Vorochilov se souvient : « Des combats sanglants commencèrent pour prendre chaque maison, chaque rue, chaque quartier. Les mutins utilisèrent les caves, les greniers, tirant à bout portant, luttant avec le désespoir des condamnés. Il fallut prendre d’assaut avec de l’artillerie à pointage direct des foyers de résistance installés dans des immeubles. Chaque pas franchi nous coûtait beaucoup de pertes12. » L’un des commandants rouges et futur stratège, S.P. Ouritsky, tirera les leçons de cette expérience : « Dans les combats de rues de Kronstadt, nous ne pouvions défendre le territoire conquis, faute de disposer de suffisamment de mitrailleuses et de canons ; nous étions forcés de nous disperser à chaque fois pour nous emparer de ruelles et d’immeubles. Il faudra que l’Armée rouge étudie attentivement ce cas de figure, parce qu’à l’avenir il nous faudra plus d’une fois trouver une issue victorieuse dans le labyrinthe étriqué des rues13. »
De leur côté, les 25 avions de l’Armée rouge mènent 7 raids aériens, lâchant 13 bombes sur les 2 cuirassés et 3 autres sur le fort Totleben.
Au début de l’après-midi, voyant la situation se détériorer et des renforts rouges affluer sans cesse, Pétritchenko consulte l’État-major, le Revkom et les revtroïkas des unités, et décide d’un commun accord d’évacuer la forteresse à la tombée de la nuit vers les forts Totleben et Krasnoarméïsky, avant de gagner la Finlande – deux membres du Revkom, Arkhipov et Oréchine, y avaient été envoyés deux jours auparavant pour s’assurer de la possibilité de s’y réfugier. Il charge Pérépelkine d’en avertir les comités et équipages des cuirassés, leur proposant d’y installer des explosifs pour neutraliser leur artillerie. L’intention de Pétritchenko était de se retrancher dans les forts Krasnoarmeïsky et Rif, afin de poursuivre la lutte contre l’Armée rouge et d’attendre les insurgés non avertis du repli. Cela ne put se réaliser du fait que les insurgés qui s’y trouvaient, malgré les ordres formels du Revkom, avaient cessé toute résistance et commençaient à fuir en désordre vers la Finlande. Bien qu’il ait eu raison, compte tenu du manque de ravitaillement et de munitions, de l’usure des pièces d’artillerie et des mitrailleuses, et surtout de l’extrême épuisement des défenseurs depuis dix jours, diminués en plus par les pertes au combat, ce fut néanmoins une grosse faute psychologique, lourde de conséquences dramatiques. D’abord, parce que c’était s’avouer déjà vaincu, alors que les insurgés contrôlaient encore la situation, car ils avaient décimé les meilleures unités adverses et repoussé à plusieurs reprises les attaques, au point que le commandement rouge avait envisagé un moment la retraite ; ensuite, demander à des marins de saborder leur navire ne tient pas compte de l’attachement qu’ils peuvent lui porter. Quoi qu’il en soit, les Kronstadiens, alors qu’ils tiennent toujours les deux tiers de la forteresse, entreprennent, à 18 heures, de l’évacuer en passant par les forts Chants et Rif, à l’intérieur de l’île, en direction du nord-est.
A 19 heures, Pérépelkine retourne avec Korovkine sur le Sébastopol. où ils se font arrêter par l’ancien commissaire communiste du navire Tourk qui, libéré par des marins communistes restés libres et profitant du désarroi de l’équipage, s’est rendu maître à bord14. En effet, les navires avaient été minés, les équipages étaient descendus à 18 heures sur le quai, prêts à partir, lorsqu’un groupe de marins communistes armés avait arrêté les responsables militaires et le comité révolutionnaire du cuirassé et, en admonestant l’équipage, lui promettant probablement une amnistie et au moins la vie sauve, l’avait fait remonter à bord. La même opération avait été menée ensuite sur le Pétropavlovsk, mais moins facilement car, un grand bruit et des coups de feu ayant été signalés, une partie de l’équipage et du commandement avaient pu le quitter.
On apprendra par le rapport des deux meneurs communistes du Sébastopol. E.A. Soloviev et P. Sokolov, qu’ils avaient, au matin du 17 mars, blessé d’un coup de fusil l’artilleur-chef Guéftsik à une jambe , puis, comme il avait continué à diriger l’artillerie, l’avaient tué, provoquant la confusion sur le navire. Ils citent les noms des 28 communistes, auteurs de ce coup de force, dont certains se vantent d’avoir saboté les viseurs et mécanismes d’artillerie dès le début de l’insurrection. Pourtant, Soloviev, responsable du collectif communiste du navire, et le Lituanien Rudolf Tourk, l’ex-commissaire politique, avaient signé la résolution de soutien des membres du Parti du Sébastopol au Revkom. Ils avaient donc caché leur jeu ; néanmoins, le premier sera pardonné, tandis que le second sera fusillé le 15 avril 1921, alors qu’il avait réussi à convaincre l’équipage, alors prêt à évacuer le navire, de rester à bord, et fait arrêter le commandant Karpinsky et les principaux insurgés ; cela ne suffira apparemment pas à la troïka qui le jugera, puisqu’elle le condamnera à mort sur cette seule signature15.
On peut s’étonner que si peu d’individus hostiles – rappelons que les équipages comptaient au total près de 2 500 membres -, aient pu rester armés et agir sans opposition. L’explication pourrait venir d’Ivan Korovkine, du fait de son élection au poste de président du comité du navire ; après sa démission quelques mois auparavant du parti communiste, il a probablement gardé une attitude circonspecte vis-à-vis de ses anciens camarades de parti, par crainte de se voir traité de renégat ; il en est résulté que les communistes, restés libres de leurs mouvements, ont pu mener une active agitation contre le Revkom et conserver des armes. Cela, comme il le dira lors de son interrogatoire par la Tchéka, malgré l’ordre exprès de Pétritchenko de les arrêter. Dernier argument qui a pu jouer de manière décisive dans la balance : une promesse solennelle de vie sauve pour les mutins, afin de les désolidariser de leurs responsables élus.
Les nouveaux maîtres des cuirassés font connaître au commandement rouge le changement de situation, demandent la garantie de vie sauve car, les ayant pris pour des mutins, on leur a tiré dessus. A 22 heures, ils forment deux détachements et se rendent dans la ville. Poursuivant leur chemin, ils arrivent à la Maison du peuple où siégeait le Revkom des insurgés ; ils désarment les ouvriers qui le gardaient, gagnent l’État-major de la forteresse, où s’est installé le commandement rouge et lui font savoir officiellement à 23 h 30 que les deux cuirassés sont sous leur contrôle16.
Dans la soirée, près de 8 000 insurgés et habitants de Kronstadt se réfugient en Finlande. Les derniers postes de résistance sont abandonnés au fur et à mesure. Le 18 mars au matin, les forts Milioutine, Constantin, Totleben et Krasnoarméïsky, abandonnés par leurs garnisons, sont occupés. Un communiqué de l’état-major du groupe Sud signale à 4 heures du matin qu’une délégation des marins de l’Ecole des machines est venue déposer les armes. Toutefois, des groupes isolés poursuivent la lutte. Une patrouille parvenue au fort Rif et au phare Tolboukhine les voit hérissés de mitrailleuses, tombe sous un feu violent et y laisse 13 prisonniers. Une chaîne de 160 à 180 matelots y tient la dernière ligne de défense. Son assaut est préparé. A 13 heures, Vorochilov, Zatonsky et Boubnov, délégués du Xe Congrès, expédient un télégramme à Moscou annonçant officiellement la prise de la forteresse. Les opérations militaires sont brièvement décrites, les mutineries discrètement mentionnées ; par contre, on insiste sur les combats de rue qui ont provoqué plus de pertes que lors de l’approche de l’île, en particulier parmi le commandement et les communistes les plus déterminés. Il a « fallu une tension extraordinaire pour se maintenir dans la partie sud-est de la ville ». Mais la « provocation des gardes blancs a été démasquée et Kronstadt restera la citadelle de la révolution17 ». La perversion des mots ne fait que continuer pour signifier le contraire de leur sens initial. Toukhatchevsky en rajoute : dans une conversation par téléphone avec son supérieur S. Kaménev, il déclare la victoire acquise et que « en somme, sa tournée ici est terminée ». Trotsky, interloqué, demande à S. Kaménev la confirmation du terme “tournée” employé : « Qu’avez-vous dit, Mikhaïl Nicolaevitch a appelé son séjour devant Kronstadt une tournée ? – Kaménev : « Oui, il a bien dit cela. » – Trotsky : « C’est une comparaison intéressante, mais pour Toukhatchevky c’est bien compréhensible, il aime jouer du violon et à Kronstadt il a été le “premier violon”. Transmettez-lui mes salutations et permettez-lui de revenir à son poste précédent. » – Kaménev : « Il en sera fait ainsi, Lev Davidovitch18. »
Le bilan des pertes est soumis à des variations sensibles selon les époques et les sources. Le groupe Nord aurait eu 63 tués et 708 blessés ; celui du Sud 64 tués et 2 577 blessés. Sémanov qui cite ces chiffres considère que celui des tués est diminué, car rien que la 321e division a eu 94 tués et 423 blessés, et la 167e, 399 tués et blessés19. Un autre bilan officiel indique 700 tués et 2 500 blessés. L’état-major de la 7e Armée fait état de 31 commandants et 486 soldats tués, et de 128 et 2 370 blessés pour les uns et les autres. Il faut y ajouter 39 et 828 disparus, 17 et 714 faits prisonniers ; avec les contusionnés, malades, les transfuges et les déserteurs, on arrive à un total de 5 14320. On peut y opposer les pertes indiquées par les détachements de koursantis : 231 participants et 152 revenus dans l’un ; 93 revenus sur 197 partis, dans un autre. Surtout, sur plus de 300 délégués du congrès, il n’en revint que 200, sans que l’on sache si les manquants étaient morts ou blessés21. Un état complet et précis n’a jamais été fait, probablement pour ne pas révéler le nombre élevé des véritables pertes des assaillants, estimé par l’historien américain Paul Avrich à près de 10000 morts et blessés.

Les Izvestias (Les nouvelles), journal des marins de Kronstadt.
13ème et 14ème numéro:

Notes

1 La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 461 et 468-469.
2 Ibid., p. 469 et 458.
3 S.N. Sémanov, Le 18 mars 1921 (R), Moscou, 1977, p.168 ; et Le krach d’une aventure contre-révolutionnaire Souvenirs de 39 participants à l’écrasement de la rébellion de Kronstadt (R) ; en particulier : S.P. Ouritsky, « Kronstadt la Rouge au pouvoir des ennemis de la révolution », p. 43-58 ; V.K. Poutna, « Kronstadt 16-18 mars 1921 », p. 231-240 ; Dybenko, « À l’assaut de Kronstadt mutinée », p. 244-250. Ces deux derniers textes figurent également dans l’ouvrage publié en 1963 à Moscou pour célébrer les hauts faits de l’Armée rouge dans la guerre civile : Les étapes d’une grande voie (R).
4 S.N. Sémanov, La liquidation de la mutinerie antisoviétique de Kronstadt en 1921 (R), Moscou, 1973. p. 225.
5 Alexandre Barmine, Vingt ans au service de l’URSS – Souvenirs d’un diplomate soviétique (traduction de Victor Serge), Paris, 1939, Albin Michel, p. 147
6Le krach d’une aventure contre-révolutionnaire, op. cil. : A.G. Zénov, « Nous agissions avec décision », p. 178.
7 Ibid., N.P. Rastopchine, « Les bolchéviks de Moscou sous Kronstadt », p. 192.
8 S.N. Sémanov, op. cil., p. 182.
9 Le krach d’une aventure contre-révolutionnaire, op. cit. : S.P. Ouritsky, « Kronstadt la Rouge au pouvoir des ennemis de la révolution », p. 54 ; S.l. Matych, « Ceux de Smolensk à l’assaut des forts mutinés », p. 131-132 ; K.V. Vassiliev et A.Ia. Vorobiev, p.140-141.
10 Kornatovsky, op. cit., p. 89-107.
11 « Les journées de Kronstadt », in La Russie révolutionnaire (R), op. cit., p. 6-8.
12 Le krach d’une aventure contre-révolutionnaire, op.cit. : Vorochilov, sur l’histoire de l’écrasement de la mutinerie de Kronstadt, p. 38.
13Ibid., p. 57.
14 La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 517.
15 Ibid., tome 2, p. 615.
16 Ibid. p. 494-496 et 532.
17 Ibid., p. 498-501.
18 V. Krasnov, Trotsky inconnu (R), Moscou, 2000, p. 353-354.
19 S.N. Sémanov, La rébellion de Kronstadt, op. cit., p. 248.
20 La tragédie de Kronstadt, tome 1″, op. cit., p. 601-602.
21 Le krach d’une aventure contre-révolutionnaire, op. cit., : K.V. Vassiliev et A. la. Vorobiev, p. 143 ; S.L Matych, p. 134 ; N.P. Rastoptchine, p. 196.

CEC: Comité exécutif central;
Sovnarkom: Soviets des commissaires du peuple;
CRP ou Revkom: Comité révolutionnaire provisoire ;
SR: Socialistes-révolutionnaires;
SD ou menchéviks: sociaux-démocrates;
Koursantis: élèves officiers des académies militaires de l’Armée Rouge;
Komintern: Internationale Communiste;

Extrait tiré de Kronstadt 1921 : Soviets libres contre dictature de parti – Alexandre Skirda.