Adieux de Vermorel.
~ Mon cher ami, me dit un soir Vermorel après avoir soupé à
la maison, je vous annonce mon prochain départ pour l’Amérique.
J’ai un cousin à New York qui m’engage fortement à l’y aller rejoindre. J’ai assez de toute cette abominable
politique qui n’est qu’un éternel « Ôte-toi de là que je m’y
mette. » Je suis jeune ; je ne crains ni la peine ni la fatigue
– je ne conçois le pain gagné que par le travail. Il est temps
de partir.
– Je comprends cette résolution, lui dis-je, car, plus jeune,
peut-être vous imiterais-je. Mais, chez moi, le pli est pris
et je sens que je resterai ici à tous risques. Adieu donc et
tâchez d’être là-bas plus heureux que nous. Vous n’y aurez
pas grand-peine.
Et moi aussi je suis profondément découragé. J’ai perdu foi
en Paris depuis le 31 octobre. Cinq mois durant il n’a montré
qu’un courage passif. Il a subi, il est vrai, avec dignité les
souffrances d’un long siège. Même livré vaincu, il a su imposer
à ses vainqueurs assez de respect pour que ceux-ci aient renoncé à l’entrée triomphale qu’ils s’étaient promise… C’est
seulement par une porte timidement entrebâillée qu’ils ont
pu le contempler – de loin.
Mais Paris a volontairement aussi accepté d’être chaque
jour trahi par des hommes dont il connaissait depuis longtemps
déjà les turpitudes et les bassesses. Il les a maintenus
au pouvoir quand quelques-uns de ses enfants ont voulu les en
chasser honteusement. Il a avalé le plan1, le fameux plan !…
Je ne puis croire qu’il ait assez de ressort pour faire une
révolution.
Et que deviendra alors la République, pour laquelle coule
tant de sang depuis bientôt un siècle ?
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Lefrançais fait référence au plan secret et mythologique de Trochu, gouverneur militaire de Paris et président du gouvernement de la “Défense” nationale, censé organiser la défense de Paris face aux Prussiens, et visant en réalité à endormir les “rouges” parisiens, en attendant de les réprimer…