Mes espérances de travail. Singulière visite.
En attendant, il me faut aussi à mon tour songer à mes propres
affaires et procurer de quoi vivre aux miens.
L’oncle par alliance de mon ami le musicien Édouard Lalo
fait de grandes affaires commerciales. Il m’offre d’aller m’installer au Havre, où je le représenterai ainsi que quelques
autres de ses confrères.
À l’arrivage de leurs bâtiments, je vérifierai les marchandises,
les contrôlerai avec les échantillons ayant servi de base
aux marchés. J’en prendrai ensuite livraison ou, en cas de
désaccord, je ferai le nécessaire. Puis j’expédierai les réceptions
sur les points désignés.
Les émoluments fixes et la commission qui me sera accordée
me fourniront une situation très acceptable.
Comme je ne dois entrer en fonctions régulières qu’au 1er
mai, je ferai d’ici là une tournée dans le centre de la France
pour y conclure quelques marchés de fourrages dont mon
nouveau patron a un pressant besoin.
Je me propose même de pousser jusqu’à Genève où notre
fils aîné est resté tout le temps du siège sans recevoir de nos
nouvelles.
Enfin, le citoyen Vaillant nous a invités, Beslay et moi, à
passer quelques jours à Vierzon, où il habite avec sa mère.
Beslay et moi nous avons fixé notre départ au 20 mars.
Nous nous trouverons au premier train du matin à la gare
d Orléans, et en route d’abord pour Vierzon.
Beslay veut m’aider à faire mes premiers marchés.
Tous ces projets sont loin de me déplaire et cependant
j’éprouve malgré moi une grande inquiétude à la pensée de
laisser les miens seuls à Paris pendant aussi longtemps.
Le soir même de nos conventions, à peine de retour chez
moi, arrivent deux citoyens qui se sont présentés plusieurs
fois inutilement dans la journée pour me parler.
Un seul m’est un peu connu, c’est le citoyen F. H… que j’ai
rencontré quelquefois dans les réunions. Son compagnon a
toute la mine d’un policier et ne m’inspire aucune confiance.
Je l’ai seulement vu une fois au conseil de guerre, durant
notre jugement et il y a tenu des propos assez étranges.
Ces citoyens m’expliquent qu’ils sont envoyés par le comité
central de la garde nationale pour me demander si on peut
compter sur moi lorsque éclatera le mouvement dont le signal
doit être donné prochainement et si j’accepterais le poste de
ministre de l’Intérieur.
Ma première impression est que j’ai affaire à deux fous.
Pourquoi, pensai-je, le Comité central me ferait-il faire de
telles offres ? N’a-t-il pas sous la main un personnel suffisant?
Comment supposer qu’il aille ainsi proposer cette importante
fonction à un citoyen qui ne fait point partie de son organisation
et n’a eu nulle relation avec lui depuis sa formation?
Mes visiteurs insistant, je leur fais part de mes doutes sur la
réalité de leur mandat – et ils en paraissent tout décontenancés.
Prenant alors la chose en riant, je leur annonce que, sorti
trop récemment de l’intérieur, je préfère pour le moment
l’extérieur et je les congédie, me demandant de plus en plus
à quelle sorte de gens je viens d’avoir affaire.
Le lendemain, je raconte l’histoire à Briosne, que je trouve
chez lui, souffrant plus que jamais de ses vomissements de sang, et je lui cite les noms. Il les connaît. Ce sont en effet deux
membres du Comité central. Mais, comme moi, il est persuadé
que ces messieurs sont deux idiots qui ont tout simplement
voulu se donner de l’importance.
Briosne aussi pense que l’heure du conflit est proche et tous
deux nous sommes convaincus que si c’est du Comité central
que part le signal de la lutte, les révolutionnaires marcheront
au devant d’une sanglante défaite.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune