Vendredi 7 mai

Je passai cette dernière nuit sur le toit, et le lendemain la lutte eut vraiment l’air d’arriver à son terme. Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de coups de feu tirés ce jour-là, le vendredi. Personne ne paraissait savoir de façon certaine si les troupes de Valence étaient réellement en train de venir ; elles arrivèrent précisément ce même soir. Le gouvernement diffusait des messages mi-apaisants, mi-menaçants, demandant à chacun de rentrer chez soi et disant que, passé une certaine heure, quiconque serait trouvé porteur d’une arme serait arrêté. On ne prêta guère attention aux communications du gouvernement, mais partout les gens disparurent des barricades. Je suis persuadé que la raison en fut surtout le manque de vivres. De tous côtés l’on entendait faire cette remarque : « Nous n’avons plus rien à manger, il faut bien que nous retournions au travail. » En revanche, les gardes civils, eux, purent rester à leur poste, étant assurés de recevoir du ravitaillement tant qu’il y aurait quelque chose à manger dans la ville. L’après-midi, les rues avaient presque repris leur aspect normal, abstraction faite des barricades désertées mais toujours debout ; la foule se pressait sur les Ramblas[1], les magasins étaient presque tous ouverts, et – le plus rassurant de tout – les trams qui étaient demeurés si longtemps immobilisés, comme bloqués dans un embouteillage, s’ébranlèrent brusquement et recommencèrent à fonctionner. Les gardes civils occupaient toujours le café Moka et n’avaient pas démoli leurs barricades, mais certains d’entre eux portèrent des chaises dehors et s’assirent sur le trottoir, leur fusil en travers des genoux. J’adressai à l’un d’eux, en passant, un clin d’œil, et reçus en réponse un large sourire qui n’avait rien d’inamical ; il faut dire qu’il m’avait reconnu. Au-dessus du Central téléphonique le drapeau anarchiste avait été amené et seul le drapeau catalan flottait maintenant. Cela signifiait que décidément les ouvriers étaient battus. Je compris – mais, du fait de mon ignorance en politique, pas si clairement que je l’eusse dû – que lorsque le gouvernement se sentirait plus sûr de lui, il y aurait des représailles. Mais, sur le moment, cet aspect de la situation me laissa indifférent. Tout ce que je ressentais, c’était un profond soulagement de ne plus entendre ce maudit fracas de la fusillade, de pouvoir acheter quelque chose à manger et goûter un peu de repos et de tranquillité avant de retourner au front. Ce dut être tard dans la soirée que les troupes de Valence firent leur entrée dans la ville. C’étaient les gardes d’assaut, formation analogue à celle des gardes civils et des carabiniers (autrement dit, essentiellement destinée aux opérations de police) et troupe d’élite de la République. Tout à coup ils furent là, comme sortis de terre ; on en vit partout patrouiller dans les rues par groupes de dix, des hommes grands, en uniforme gris ou bleu, avec de longs fusils en bandoulière, et un fusil mitrailleur par groupe.

Le lendemain l’on vit des gardes d’assaut partout, arpenter les rues en conquérants[2]. Il n’était pas douteux que le gouvernement se livrait là purement et simplement à un déploiement de forces destiné à intimider la population qui, il le savait d’avance, ne résisterait pas ; s’il avait eu la moindre crainte réelle de nouvelles émeutes, il eût consigné les gardes d’assaut dans les casernes au lieu de les faire s’éparpiller par petits groupes dans les rues. C’étaient des troupes splendides, de beaucoup les meilleures qu’il m’eût été donné de voir jusque-là en Espagne, et j’avais beau me dire qu’elles étaient, dans un sens, « l’ennemi », je ne pouvais m’empêcher de prendre plaisir à les regarder. Mais c’était avec une sorte d’ébahissement que je les détaillais tandis qu’ils déambulaient. J’étais habitué aux milices en loques et à peine armées du front d’Aragon, et j’avais jusqu’alors ignoré que la République possédât de telles troupes. C’étaient, physiquement, des hommes triés sur le volet, mais ce n’était pas tant cela, que leur armement, qui m’étonnait. Ils avaient tous des fusils tout neufs du type connu sous le nom de « fusil russe » (ces fusils étaient envoyés en Espagne par l’U.R.S.S., mais fabriqués, je crois, en Amérique)[3]. J’en ai examiné un. Il était loin d’être parfait, mais combien meilleur que les affreux vieux tromblons que nous avions au front ! En outre, les gardes d’assaut avaient chacun un pistolet automatique, et un fusil mitrailleur pour dix hommes. Nous, au front, nous avions une mitrailleuse pour environ cinquante hommes, et quant aux pistolets et aux revolvers, nous ne pouvions nous en procurer qu’illégalement. À la vérité, bien que je ne l’eusse pas remarqué jusqu’alors, il en était ainsi partout. Les gardes civils et les carabiniers, qui n’étaient nullement destinés au front, étaient beaucoup mieux armés et incomparablement mieux vêtus que nous. J’ai idée qu’il en va de même dans toutes les guerres, que toujours existe le même contraste entre la police bien astiquée de l’arrière et les soldats loqueteux du front. Dans l’ensemble, les gardes d’assaut s’entendirent très bien avec la population au bout d’un jour ou deux. Le premier jour il y eut quelques frictions parce que certains gardes d’assaut – agissant par ordre, j’imagine – commencèrent à se livrer à des provocations. Ils montaient en bande dans les trams, fouillaient les voyageurs et, s’ils trouvaient dans leurs poches des cartes de membre de la C.N.T., ils les déchiraient et les piétinaient[4]. Il en résulta quelques bagarres avec des anarchistes armés ; et il y eut un ou deux morts. Très vite, cependant, les gardes d’assaut abandonnèrent leurs airs de conquérants et les rapports avec eux devinrent plus amicaux. Il est à remarquer qu’au bout d’un jour ou deux la plupart d’entre eux avaient levé une jeune fille.

Les combats de Barcelone avaient fourni au gouvernement de Valence le prétexte, depuis longtemps souhaité, d’assujettir davantage à son autorité la Catalogne. Les milices ouvrières allaient être dissoutes et seraient à nouveau réparties dans l’armée populaire. Le drapeau de la République espagnole flottait partout sur Barcelone – c’était la première fois, je crois, que je le voyais ailleurs qu’au-dessus d’une tranchée fasciste. Dans les quartiers ouvriers on était en train de démolir les barricades, d’une façon assez fragmentaire du reste, car on a autrement plus vite fait de construire une barricade que de remettre en place les pavés. Le P.S.U.C. eut la permission de laisser debout les barricades à l’extérieur de ses locaux, et en fait elles y demeurèrent dressées jusqu’en juin[5]. Les gardes civils occupaient toujours les points stratégiques. On procéda à de grandes saisies d’armes dans les locaux fortifiés de la C.N.T., mais je suis persuadé que beaucoup d’armes échappèrent à la saisie. La Batalla continuait à paraître, mais était censurée au point que sa première page était presque entièrement blanche. Les journaux du P.S.U.C. ne subissaient pas la censure et publiaient des articles incendiaires réclamant la suppression du P.O.U.M. Le P.O.U.M. était dénoncé comme une organisation fasciste déguisée et des agents du P.S.U.C. répandaient partout dans la ville un dessin caricatural qui représentait le P.O.U.M. sous les traits de quelqu’un qui, en ôtant un masque décoré du marteau et de la faucille, découvrait un visage hideux de fou furieux marqué de la croix gammée. Il était évident que le choix de la version officielle des troubles de Barcelone était déjà arrêté : ils devaient être présentés comme un soulèvement de la « cinquième colonne » fasciste[6] fomenté uniquement par le P.O.U.M. À l’intérieur de l’hôtel, l’horrible atmosphère de suspicion et de haine était devenue encore pire, à présent que les combats avaient pris fin. En face des accusations lancées de côté et d’autre, il était impossible de rester neutre. Le service des Postes fonctionnait à nouveau, les journaux communistes de l’étranger recommençaient à arriver et faisaient preuve, dans leurs comptes rendus des troubles de Barcelone, non seulement d’un violent esprit de parti, mais naturellement aussi d’une inexactitude inouïe dans la présentation des faits. Je pense que certains communistes qui se trouvaient sur les lieux, ayant vu ce qui s’était réellement passé, furent consternés en voyant ainsi travestir les événements, mais naturellement il leur fallait se solidariser avec leur propre parti.


« Bas les masques !! »

Samedi 8 mai

Le samedi matin une fusillade éclata brusquement au-dehors et tout le monde se mit à crier : « Voilà que ça recommence ! » Je me précipitai dans la rue : ce n’étaient que des gardes d’assaut en train de tuer un chien enragé. Aucun de ceux qui se sont trouvés à Barcelone à ce moment-là ou durant les quelques mois suivants ne pourra oublier cette atmosphère abominable engendrée par la peur, le soupçon, la haine, la vue des journaux censurés, les prisons bondées, les queues qui n’en finissaient pas aux portes des magasins d’alimentation et les bandes d’hommes armés rôdant par la ville. J’ai essayé de donner quelque idée de ce que l’on éprouvait à se trouver mêlé aux troubles de Barcelone, mais je doute d’avoir réussi à faire comprendre toute l’étrangeté de cette période. L’une des choses que je trouve gravées dans ma mémoire quand je me reporte à ce temps-là, ce sont les rencontres fortuites que l’on faisait alors, les brusques aperçus que l’on avait de non-combattants pour qui toute l’affaire n’était que vacarme dénué de signification. Je me souviens d’une femme élégante que je vis flâner sur les Ramblas, un sac à provisions au bras et tenant en laisse un caniche blanc, tandis que la fusillade faisait rage une ou deux rues plus loin. On peut se demander si elle était sourde. Et cet homme à qui je vis prendre ses jambes à son cou pour traverser la place de Catalogne complètement déserte, en brandissant un mouchoir blanc dans chaque main. Et ce groupe important de gens, tous vêtus de noir, qui essayèrent pendant près d’une heure de traverser la place de Catalogne sans jamais y parvenir. Chaque fois qu’ils montraient le bout du nez au coin de la rue transversale, les mitrailleurs du P.S.U.C., dans l’hôtel Colón, ouvraient le feu sur eux et les faisaient reculer ; je me demande pourquoi du reste, car il était visible que ces gens n’étaient pas armés. J’ai pensé depuis que ce devait être un cortège funèbre. Et ce petit homme qui servait de gardien au musée au-dessus du Poliorama et qui paraissait considérer toute l’affaire comme une excellente occasion d’avoir de la compagnie. Il était si content que des Anglais vinssent le voir – les Anglais étaient si simpáticos, disait-il. Il exprimait l’espoir que nous reviendrions lui rendre visite après les troubles ; en fait j’y suis allé. Et cet autre petit homme qui s’abritait dans l’encadrement d’une porte et qui hochait la tête d’un air ravi en entendant le bruit d’enfer de la fusillade sur la place de Catalogne et qui disait (sur le même ton qu’il eût dit qu’il faisait beau) : « Nous revoilà au 19 juillet ! » Et les vendeurs dans le magasin du bottier qui était en train de me faire des chaussures de marche. J’y suis allé avant les troubles, après que tout fut fini, et quelques minutes durant le bref armistice du 5 mai. C’était un magasin cher, dont les vendeurs appartenaient à l’U.G.T., et peut-être au P.S.U.C. (en tout cas politiquement de l’autre bord), et savaient que je servais dans le P.O.U.M[7]. Pourtant leur attitude fut celle de l’indifférence absolue. « Ah ! c’est bien malheureux tout cela, n’est-ce pas ? Et ça ne vaut rien pour les affaires ! Quel malheur que ça ne cesse pas ! Comme s’il n’y avait pas au front assez de sang versé ! » et ainsi de suite. Sans doute qu’il y eut des quantités de gens, peut-être la majeure partie des habitants de Barcelone, pour qui toute l’affaire ne présenta pas la moindre lueur d’intérêt, ou pas plus d’intérêt que n’en aurait suscité en eux un bombardement aérien[8].

Dans ce chapitre, j’ai relaté uniquement ce que j’ai vu et senti par moi-même. Je me propose, dans un chapitre en appendice, placé à la fin de ce livre, d’examiner les choses sous un angle plus large – d’essayer de mon mieux de déterminer ce qui s’est réellement passé et quelles en ont été les conséquences, la part du juste et de l’injuste en tout cela, et qui fut le responsable, s’il y en eut un. On a tiré un tel parti, politiquement, des troubles de Barcelone, qu’il importe de se faire une opinion saine à ce sujet. On a déjà écrit là-dessus tant et plus, de quoi remplir plusieurs livres, et je ne crois pas exagérer en disant que ces écrits sont pour la plupart mensongers. Presque tous les comptes rendus de journaux publiés à l’époque ont été forgés de loin par des journalistes, et ils étaient non seulement inexacts quant aux faits, mais à dessein fallacieux. Comme d’habitude, on n’avait laissé parvenir jusqu’au grand public qu’un seul son de cloche. Comme tous ceux qui se sont trouvés à Barcelone à cette époque, je ne vis que ce qui se passa dans mon coin, mais j’en ai vu et entendu suffisamment pour être en mesure de réfuter un bon nombre des mensonges qui ont été mis en circulation.

George Orwell, Hommage à la Catalogne


[1] La Rambla – ou les Ramblas – est la célèbre avenue de Barcelone, longue d’environ 1.2 kilomètres, qui relie la place de la Catalogne au vieux port. La zone de la ville dans laquelle elle est située constitue l’emplacement traditionnel des barricades.

[2] Des renforts continueront d’affluer par terre et par mer. Au bout de quelques jours, une douzaine de milliers d’hommes armés occuperont la région.

[3] Les livraisons d’armes par l’URSS au camp républicain attinrent leur apogée dans la première année de la guerre. Si l’on en croit les sources soviétiques, d’octobre 1936 à août 1937, ce sont près de 500 avions et 400 chars et véhicules blindés qui ont été fournis, ainsi que 700 pièces d’artillerie, 12 000 mitrailleuses et 370 000 fusils. Ces livraisons diminueront fortement au cours des deux années suivantes.

[4] Les prolétaires avaient déjà commencé, quelques jours auparavant, à déchirer leurs cartes de la CNT et à brûler des exemplaires de Solidaridad Obrera, journal de la centrale syndicale, en apprenant le mot d’ordre des dirigeants appelant à cesser le feu et à quitter les barricades. Certains songèrent même à fusiller les chefs cénétistes.

[5] La contre-révolution initiée en Catalogne dès mai 1937 s’amplifiera les mois suivants, avec l’interdiction du POUM et l’arrestation de ses membres, la chasse aux incontrôlables (éléments les plus radicaux du prolétariat) et, dans la région voisine d’Aragon, la destruction des collectivités agricoles et la suppression des derniers bastions de la CNT.

[6] L’origine du terme « cinquième colonne » est disputée. La version la plus communément admise est qu’elle provient d’un des généraux franquistes qui, lors du rapprochement de quatre colonnes nationalistes de Madrid au début de la guerre civile, aurait annoncé l’existence d’une cinquième colonne déjà en place au sein même de la capitale. L’expression désigne donc la présence d’un groupe infiltré et pactisant avec l’ennemi extérieur, et a été utilisée à plusieurs reprises dans le camp républicain à des fins de propagande et de répression contre les éléments les plus radicaux. Dans la plus pure tradition soviétique, les ennemis du camp démocratico-stalinien en Espagne seront le plus souvent désignés comme « trotskistes » oeuvrant main dans la main avec Franco, Hitler ou Mussolini.

[7] Pour rappel, on peut diviser politiquement le camp républicain en Catalogne en deux : d’un côté le PSUC, parti stalinien, qui exerce une influence de plus en plus grande sur les fractions de gauche républicaine et socialiste (dont le syndicat UGT) ; et de l’autre la CNT-FAI, anarcho-syndicaliste, et le POUM marxiste-léniniste, qui perdront peu à peu leur influence dans la région durant les premiers mois de l’année 1937. Ce n’est qu’une classification formelle : tous ces partis et leurs dirigeants s’emploieront, d’une manière active ou passive, à écraser le prolétariat.

[8] Barcelone sera bombardée un an plus tard dans ce qui peut être considéré comme l’une des premières opérations « tapis de bombes » de l’histoire (bombardement systématique d’une ville par voie aérienne) Le 16 mars 1938, l’aviation allemande ouvre le bal avec l’envoi d’avions de chasse Heinkel. Les trois jours suivants, des bombardiers Savoia-Marchetti de l’aviation italienne déverseront 44 tonnes de bombes et feront entre 1 000 et 1 300 victimes.