Paris devant Bordeaux
Une lutte terrible s’apprête. Chacun le pressent.
Le gouvernement, nommé à Bordeaux par l’Assemblée la plus réactionnaire que la France ait encore élue, n’inspire aucune confiance aux républicains même les plus modérés.
Les insultes prodiguées à Garibaldi par cette réunion de
«ruraux», comme les a justement appelés le citoyen Gaston
Crémieux, de Marseille, ont soulevé d’unanimes réprobations.
Il semble vraiment que ces gens aient perdu tout sens national
pour se conduire ainsi envers l’homme qui, oubliant ses justes
griefs contre les vainqueurs de Mentana, a mis si généreusement
son épée au service de la France.
Ils sont bien les dignes descendants de cette noblesse
qui, depuis des siècles, n’a jamais hésité à trahir la patrie
lorsqu’elle y a trouvé son intérêt.
C’est là encore une légende à détruire que le prétendu
patriotisme de l’aristocratie française à toutes les époques
de notre histoire.
Ces pleutres ne veulent pas venir à Paris – qu’ils ont en
haine à cause de sa trop longue résistance.
« Soit, disent les Parisiens, nous n’avons point besoin d’eux.
Arrangeons-nous pour ne relever désormais que de nous-mêmes
en tout ce qui concerne nos seuls intérêts. »
Telle est l’idée qui se fait jour peu à peu, même dans les réunions
purement républicaines et notamment parmi les défenseurs
de la République qui se rassemblent chez Chavagnat, l’ancien patron de Tolain. L’idée de proclamer la Commune regagne chaque jour le terrain perdu depuis le 31 octobre.
Singulière situation d’esprit, amenée par les haines stupides
systématiquement attisées, depuis 1848, contre Paris dont
depuis vingt ans et plus, la province incrimine le prétendu
despotisme.
« Eh bien, soit, lui répondent les Parisiens. Transportez à
Fouilly-les-Oies le siège du gouvernement si le coeur vous en
dit ; mais alors nous entendons à l’avenir jouir dans la gestion
de nos affaires de la même latitude que possède à cette heure
cette célèbre commune. »
Qu’avez-vous à dire contre?
D’autre part, le Comité central des délégués de bataillons
est fermement résolu à résister à toute tentative de restauration monarchique, rêve de l’Assemblée de Bordeaux, et ce
Comité dispose d’une force armée considérable avec laquelle
il faudra compter.
Grâce à l’énergie et à la présence d’esprit de quelques
citoyens, ce Comité central possède même une artillerie respectable,
laissée par mégarde au parc de Passy et qui, sans eux, fût tombée aux mains des Prussiens.
Le gouvernement prétend, il est vrai, reprendre ces canons
comme appartenant à l’État. Mais il n’y a aucun droit,
puisqu’ils sont le produit de souscriptions volontaires faites
par les Parisiens pendant le siège. Ceux-ci en revendiquent
très justement la propriété.
En attendant, les pièces sont placées sur les hauteurs de
Montmartre et de Belleville où elles sont soigneusement et
sans cesse surveillées par des gardes nationaux décidés à ne
pas les laisser enlever.
II y a là tous les éléments d’un prochain conflit.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune