Mercredi 5 mai

C’est vers le mercredi (5 mai) qu’un changement sembla s’opérer. Les rues, avec les rideaux de fer des devantures baissés, présentaient un aspect lugubre. Çà et là de rares piétons, forcés de sortir pour telle ou telle raison, se glissaient en rasant les murs, agitant des mouchoirs blancs, et, en un endroit, au milieu des Ramblas, où l’on était à l’abri des balles, quelques hommes criaient les journaux dans le désert. Le mardi, Solidaridad Obrera, le journal anarchiste[1], avait qualifié l’attaque du Central téléphonique d’ « odieuse provocation » (ou si ce ne sont pas là les termes, c’en est l’idée), mais le mercredi il changea de ton et commença de conjurer tout le monde de reprendre le travail. Les leaders anarchistes firent transmettre partout ce même message. Le bureau de La Batalla, le journal du P.O.U.M., qui n’était pas défendu, avait été, à peu près en même temps que le Central téléphonique, attaqué et occupé par les gardes civils ; mais le journal n’en fut pas moins imprimé dans un autre local et l’on put en distribuer quelques exemplaires. Il exhortait tout le monde à rester aux barricades[2]. Les gens demeuraient l’esprit indécis et se demandaient avec inquiétude comment diable tout cela allait finir. Je doute que quelqu’un ait quitté les barricades à ce moment-là, mais tout le monde était las de cette lutte absurde qui, de toute évidence, ne pouvait mener à rien, personne ne souhaitant la voir tourner en guerre civile en grand, ce qui risquerait d’avoir pour conséquence la perte de la guerre contre Franco. Cette crainte, je l’entendis exprimer de tous côtés. À ce que je pus comprendre d’après ce que les gens dirent sur le moment, la masse des membres de la C.N.T. voulaient, et avaient voulu dès le début, deux choses seulement : qu’on remît de nouveau entre leurs mains le Central téléphonique, et qu’on désarmât les gardes civils que l’on avait en haine. Si la Généralité leur eût fait cette double promesse, ainsi que celle de mettre un terme à la spéculation sur les vivres, il n’est pas douteux qu’en l’espace de deux heures les barricades auraient été démolies. Mais il était visible que la Généralité n’avait pas l’intention de céder. Et il courait de vilains bruits. On disait que le gouvernement de Valence envoyait six mille hommes occuper Barcelone, et que cinq mille miliciens des troupes du P.O.U.M. et des anarchistes avaient quitté le front d’Aragon pour s’opposer à eux. Seul le premier de ces bruits était vrai[3]. En regardant attentivement du haut de la tour de l’observatoire, nous vîmes les formes basses et grises de bâtiments de guerre cerner de près le port. Douglas Moyle[4], qui avait été marin, dit que ça avait l’air d’être des contre-torpilleurs britanniques. Et, en effet, c’étaient bien des contre-torpilleurs britanniques, mais nous n’en eûmes la confirmation que par la suite[5].

Ce soir-là, nous entendîmes dire que sur la place d’Espagne quatre cents gardes civils s’étaient rendus et avaient remis leurs armes aux anarchistes ; il y eut aussi divulgation, de façon imprécise, de la nouvelle que la C.N.T. avait le dessus dans les faubourgs, principalement dans les quartiers ouvriers. Nous semblions en passe d’être vainqueurs. Mais ce même soir Kopp m’envoya chercher et, le visage grave, me dit que, selon les informations qu’il venait de recevoir, le gouvernement était sur le point de mettre le P.O.U.M. hors la loi et de lui déclarer la guerre. Cette nouvelle me donna un coup. Pour la première fois j’entrevis l’interprétation qui serait probablement donnée après coup de cette affaire. Confusément je prévis qu’une fois la lutte terminée on ferait retomber toute la responsabilité sur le P.O.U.M., qui était le parti le plus faible et, partant, le plus indiqué à prendre comme bouc émissaire[6].

Jeudi 6 mai

L’après-midi il y eut une sorte d’armistice. Le bruit de la fusillade s’éteignit peu à peu, et soudain, comme par un coup de théâtre, les rues s’emplirent de monde. Quelques magasins commencèrent à relever leurs tabliers de tôle et une foule énorme envahit le marché, réclamant des denrées et se pressant autour des étals d’alimentation, bien qu’ils fussent à peu près vides. Il est à remarquer, cependant, que les tramways ne recommencèrent pas à circuler. Les gardes civils étaient toujours derrière leurs barricades dans le café Moka ; ni l’un ni l’autre camp n’évacua les locaux fortifiés. Tout le monde courait çà et là aux alentours, cherchant à acheter des vivres. Et de tous côtés on entendait poser la même question anxieuse : « Pensez-vous que ça soit fini ? Pensez-vous que ça va recommencer ? » À « ça », au conflit, on y songeait à présent comme à une sorte de calamité naturelle, comme à un cyclone ou à un tremblement de terre, qui nous frappait tous pareillement et qu’il n’était pas en notre pouvoir d’empêcher. Et, effectivement, presque tout de suite – je crois qu’en réalité il doit y avoir eu une trêve de plusieurs heures, mais ces heures nous firent l’effet de minutes – le claquement soudain d’un coup de feu, comme une rafale de pluie en juin, provoqua un sauve-qui-peut général, les tabliers de tôle des magasins retombèrent avec un bruit sec, les rues se vidèrent comme par enchantement, les barricades se garnirent d’hommes ; « ça » avait recommencé.

Je regagnai mon poste sur le toit avec un profond dégoût et une fureur concentrée. Quand on est en train de prendre part à des événements tels que ceux-ci, je suppose qu’on est en train, dans une modeste mesure, de faire de l’histoire, et l’on devrait, en toute justice, avoir l’impression d’être un personnage historique. Mais non, on ne l’a jamais, parce qu’à de tels moments, les détails d’ordre physique l’emportent toujours de beaucoup sur tout le reste. Pendant toute la durée des troubles, il ne m’est pas arrivé une seule fois de faire l’« analyse » exacte de la situation, comme le faisaient avec tant d’aisance les journalistes à des centaines de kilomètres de là. Ce à quoi je songeais surtout, ce n’était pas au juste et à l’injuste dans cette déplorable lutte d’extermination réciproque, mais tout bonnement au manque de confort et à l’ennui d’être assis jour et nuit sur ce toit que je ne pouvais plus voir, et à la faim toujours grandissante, car aucun de nous n’avait fait un vrai repas depuis le lundi. Et la pensée ne me quittait pas qu’il me faudrait repartir sur le front aussitôt qu’on en aurait fini avec cette histoire. Il y avait de quoi vous rendre furieux. Je venais de passer cent quinze jours au front et j’étais revenu à Barcelone affamé d’un peu de repos et de confort[7] ; et voilà qu’il me fallait passer mon temps assis sur un toit, en face des gardes civils, aussi embêtés que moi, qui, de temps en temps, m’adressaient de la main un salut en m’assurant qu’ils étaient, eux aussi, des « travailleurs » (une façon de me dire qu’ils espéraient que je ne les tuerais pas), mais qu’ils n’hésiteraient pas à faire feu sur moi si on leur en donnait l’ordre. C’était peut-être de l’histoire, mais on n’en avait pas l’impression. On aurait plutôt dit une mauvaise période sur le front, comme lorsque les effectifs étaient trop faibles et qu’il fallait assurer un nombre anormal d’heures de faction ; au lieu de faire acte d’héroïsme, on avait simplement à rester à son poste, malade d’ennui, tombant de sommeil, et se fichant éperdument de savoir de quoi il retournait.

À l’intérieur de l’hôtel, dans cette cohue de gens si différents entre eux, et dont la plupart n’avaient pas osé mettre le nez dehors, une abominable atmosphère de suspicion avait grandi. Diverses personnes étaient atteintes de l’idée fixe de l’espionnage et se glissaient dans tous les coins pour vous murmurer à l’oreille que tous les autres étaient des espions, qui des communistes[8], qui des trotskystes, ou des anarchistes, ou de Dieu sait qui encore. Le gros agent russe retenait dans les encoignures, l’un après l’autre, tous les réfugiés étrangers pour leur expliquer de façon plausible que tout cela était un complot anarchiste. Je l’observais, non sans intérêt, car c’était la première fois qu’il m’était donné de voir quelqu’un dont le métier était de répandre des mensonges – si l’on fait exception des journalistes, bien entendu[9].

George Orwell, Hommage à la Catalogne


[1] Il s’agit du journal de la CNT.

[2] Dans La Batalla du jeudi 6 mai, le POUM exhorta au contraire tout le monde à quitter les barricades. On peut trouver un extrait de leur communiqué dans la note n° 22 de la publication suivante : http://guerredeclasse.fr/2022/05/31/la-situation-en-espagne-apres-les-journees-de-mai/

[3] Sur la question des milices quittant le front pour rejoindre Barcelone, les sources divergent. Le 5 mai, entre 1 500 et 2 000 miliciens du POUM et de la CNT quittèrent le front d’Aragon pour se diriger vers Barcelone mais y retournèrent en cours de route. Furent-ils « convaincus » par leurs dirigeants ? Ce qui par contre est avéré, c’est que le 6 mai au soir les mêmes dirigeants conviennent de faciliter le passage de 1 500 gardes d’assaut en provenance de Valence (siège du gouvernement central) à travers la Catalogne. Ainsi, des consignes sont données à leurs sections locales pour ne pas leur opposer de résistance. Le 7 au soir, ceux-ci entrent sans peine dans Barcelone, symbolisant la fin de la domination anarcho-syndicalistes sur la ville…

[4] Douglas Moyle était aussi aux côtés de Orwell, sur le front d’Aragon.

[5] Le gouvernement de Valence envoya également deux navires de guerre au large de la ville.

[6] Le POUM était très présent en Catalogne mais quasiment inexistant dans le reste de l’Espagne. Bien que n’étant pas sur une ligne radicale, le parti fut ciblé en raison de sa critique continue du camp stalinien, et du danger que représentait une alliance entre ses éléments les plus radicaux et ceux de la CNT. Les staliniens, très peu présents avant la guerre, virent leurs effectifs augmenter considérablement dès le début des hostilités, avec la création du PSUC (l’équivalent catalan du parti « communiste » espagnol) et l’influence grandissante de l’URSS.

[7] Orwell fut envoyé sur le front d’Aragon, près de Saragosse, puis de Huesca, de janvier à fin avril 1937. Après les journées de mai de Barcelone, il retournera brièvement au front, où il sera blessé, atteint d’une balle dans la gorge.

[8] Rappelons que Orwell, comme beaucoup d’autres avant et après lui, désigne constamment sous l’appellation « communistes » les staliniens. La critique radicale sait que l’URSS, de Lénine à Gorbatchev, tout comme la Chine maoïste ou Cuba, n’a jamais été un communisme qui aurait échoué, mais un capitalisme d’État qui a réussi…

[9] Dans le second appendice placé à la fin de son récit, et intitulé « Ce que furent les troubles de mai à Barcelone », Orwell procède à une bonne mise en perspective des mensonges qu’il a pu découvrir dans la presse internationale.