Ce n’est pas occasionnel. Ces événements sont intimement liés parce qu’ils font partie d’un seul et même processus. La répression des gouvernements antifascistes de Valence et Barcelone s’abat sur les ouvriers à l’initiative de la même force politique qui est au pouvoir en Russie, là où plus aucune miséricorde n’existe : on peut avoir capitulé mille fois, on peut ne jamais avoir été trotskiste, on peut avoir toujours été de stricte observance stalinienne, on n’aura pas grâce : du moment que l’on a été de l’équipe de 1917, on devra passer sous la hache du bourreau[1].

Qu’arrive-t-il en Espagne ? Nous ne savons pas si la nouvelle annonçant que le cadavre de Nin a été retrouvé dans les rues de Madrid sera confirmée ou non. Mais nous savons, d’une façon certaine, que Nin a été transporté de Barcelone à Madrid et mis sous le contrôle non des geôliers de la République, mais des policiers du Parti communiste, et le “Frente Libertario“, organe des milices de Madrid, a publié un appel disant que depuis un mois toutes les recherches pour savoir où était détenu Andrés Nin, ex-secrétaire de l’Internationale Syndicale Rouge[2], ex-ministre de la Justice du gouvernement de Barcelone entre septembre et décembre 1936, avaient été infructueuses[3].


Revue BILAN n° 43, octobre 1937 [4]

Nous savons aussi comment Berneri a été assassiné. Deux policiers se présentent d’abord chez lui. “Nous sommes des amis”, disent-ils. Dans quel but viennent-ils ? Ils viennent se rendre compte où se trouvent deux fusils. Ils retournent, pour faire une simple perquisition, et ils emmènent les deux armes. Ils reviennent une dernière fois et cette fois c’est pour le coup final. Ils sont sûrs que Berneri et son camarade sont désarmés, qu’aucune possibilité de défense ne leur reste, ils procèdent à leur arrestation en vertu d’un mandat légalement décerné par les autorités d’un gouvernement dont font partie les amis politiques de Berneri, les représentants de la C.N.T. et de la F.A.I. Les femmes de Berneri et de Barbieri apprendront, par la suite, que les cadavres de leurs camarades sont à la morgue[5].

Nous savons enfin que dans les rues de Madrid et de Barcelone, cela devient courant désormais. Des escadres armées, à la solde des centristes[6], parcourent les rues et tuent les ouvriers soupçonnés d’idées subversives.

Et tout cela, sans que l’édifice des socialisations, des milices, des syndicats gérant la production, ne soit encore anéanti par une nouvelle réorganisation de l’État capitaliste.


LES ACTIONS SECRÈTES SE POURSUIVENT
LE CAMARADE PROFESSEUR BERNERI A ÉTÉ ASSASSINÉ À BARCELONE
Une entité inquiétante… Les deux hommes au brassard rouge…
(Solidaridad Obrera, 11 mai 1937)

Ah ! que nos polémiques d’après le mois de juillet avec les courants qui parlaient révolution en Espagne, prennent aujourd’hui une signification cruelle !

Qu’arrive-t-il au juste en Espagne ? Les ouvriers italiens[7], en lisant les nouvelles qui peuvent filtrer à travers des frontières du Front Populaire (car il y a un gouvernement de Front Populaire du côté français, comme du côté catalan de la frontière)[8], ne manqueront pas de faire un sinistre rapprochement entre ces escadres centristes qui tuent et celles qui dévastaient les Maisons du peuple et massacraient les ouvriers dans les rues[9]. En Espagne, tout comme en Italie, la police répondra la même chose : “Déposez plainte, pour le moment nous sommes impuissants.”

Quoi ? Ces assassinats par des forces extra-légales vont-ils révéler que les centristes acquièrent, dans la situation actuelle, le rôle qu’eurent les fascistes ? Car il ne s’agit pas ici d’incidents dans la vie sociale en Espagne, mais d’un ensemble d’événements qui menacent de se répéter dans l’Espagne toute entière.


À propos de l’assassinat du camarade professeur Berneri
LE POUVOIR TOTALITAIRE D’UNE ENTITÉ FANTÔME
(Solidaridad Obrera, 12 mai 1937)

Les paroles menaçantes prononcées par Radek, à l’adresse des trotskistes[10] (le capitalisme invente toujours une formule inoffensive pour éviter que la répression qu’il exerce ne soit immédiatement féconde d’enseignements pour les ouvriers : avant la guerre c’était la qualification “d’anarchiste”, aujourd’hui celle de “trotskiste”), de tous les pays, cette menace que tous passeront par les mains du bourreau, ne commence-t-elle pas à se réaliser en Espagne, alors que dans tous les pays, la campagne est déchaînée pour faire chasser les révolutionnaires des organisations syndicales et de toute organisation de masse ? Entre-temps les socialistes sont à leur place. Ils luttent pour l’unité d’action, pour le parti unique, ils construisent le Front Populaire où le gaz fumigène de l’antifascisme sera lancé à grande profusion pour empêcher que les ouvriers voient les tombeaux s’ouvrir pour enterrer leurs frères, ceux qui luttent pour la révolution communiste.


Derrière le mot d’ordre démocratique « ÉCRASONS LE FASCISME ! »[11]

L’antifascisme qui engendre le fascisme, de son propre sein, au cours d’une guerre antifasciste, au nom de la victoire de la guerre antifasciste. Voilà peut-être le thème des conversations de Negrin et Giral[12] à Paris, où les deux ministres antifascistes s’étaient rendus pour disputer les grâces du gouvernement anglais surtout, dont on avait entrevu l’orientation nouvelle, favorable à la reconnaissance du droit de belligérance à Franco. Delbos et Blum[13] auront-ils donné tous les apaisements à leurs interlocuteurs, après avoir été tranquillisés et édifiés sur les capacités du Front Populaire à maintenir la domination capitaliste ? Le fait est qu’ensuite les assassinats dans les rues d’Espagne se sont généralisés en même temps que le gouvernement lance des notes pour assurer que les droits de la défense seront respectés. Exactement comme en Italie, comme en Allemagne.


et sous la consigne de l’union sacrée républicaine
« D’abord, GAGNER LA GUERRE ! »[14]

En Russie la persécution continue ses ravages. Combien sont-ils ceux qui sont déjà tombés sous le couperet du bourreau ? Combien de centaines ? Nous ne le savons et personne ne pourrait encore l’établir. Le fait est que maintenant on passera au deuxième acte et ce sera au tour des groupes d’ouvriers qui oseront ne pas se plier à l’exploitation terrible dont ils sont l’objet.

Allez-y parmi les ouvriers, pour protester contre les exécutions en Russie. Ils vous répondront que cela est très mal ce qui arrive là-bas, mais qu’enfin la Russie soutient les antifascistes en Espagne et qu’il faut considérer que ce fait a une importance énorme, décisive. Et si vous insistez, les ouvriers diront qu’enfin Staline doit avoir raison, car il serait inconcevable qu’en Espagne il aide à la lutte contre les fascistes, alors qu’en Russie il tuerait des révolutionnaires ou tout simplement des ex-révolutionnaires.


se préparent les charniers de la contre-révolution.[15]

Aux ouvriers il faut dire la vérité. Et la vérité nie la prétendue contradiction entre l’action des centristes en Russie et en Espagne. Non, il y a une concordance parfaite. En Espagne, on soutient une guerre impérialiste pour l’écrasement des ouvriers, et en Russie on fait la même chose. Dans les autres pays, le centrisme, flanqué du Front Populaire, s’apprêtent à faire également la même chose pour le compte du capitalisme. Voilà la vérité. Seuls peuvent la dire aux ouvriers, ceux qui ont lutté contre la mystification de la guerre antifasciste, ou les autres qui, après l’égarement, ont compris l’énormité de leur faute et veulent reprendre la lutte pour le communisme, renforcés par la leçon terrible qu’offrent les morts d’Espagne, tous les morts, ceux sur les tranchées, qu’ils soient fascistes, antifascistes, maures, italiens ou allemands, les autres qui tombent dans l’arrière-garde fasciste, comme ceux qui tombent dans l’arrière-garde antifasciste.

Article paru en août 1937 dans le n°42 de la revue Bilan


[1] L’année 1937 vit aussi la « Grande Terreur » s’abattre sur l’URSS : elle débuta en été avec l’ordre n° 00447 du NKVD, et dura jusqu’à novembre 1938. La répression, censée cibler les ennemis du régime (paysans aisés, antibolchéviques, sympathisants tsariste, membres du clergé) s’abattit sur l’ensemble de la population. Des estimations vont jusqu’à plus d’un million de déportés dans les camps de travail et de 750 000 fusillés ! En juin 1937 eut lieu également le procès et l’exécution de huit hauts gradés de l’Armée Rouge, accusés de conspiration trotskyste. Parmi eux, il y avait le Maréchal de l’Union soviétique, Mikhaïl Toukhatchevski, qui avait écrasé les marins de Kronstadt en 1921 et réprimé la révolte des paysans de Tambov, la même année.

[2] Organisation syndicale internationale, proche du Komintern, qui exista de 1921 à 1937.

[3] Aujourd’hui encore, le lieu où serait enterré le corps de Nin est encore inconnu. Selon certains témoins de l’époque, il a pu aussi avoir été emmené en U.R.S.S.

[4] On peut retrouver ce numéro de BILAN en entier, ainsi que les 45 autres, sur cette page : http://archivesautonomies.org/spip.php?article29

[5] Sur l’assassinat de Berneri et Barbieri, on peut se référer au précédent article sur le début de la répression en Catalogne : http://guerredeclasse.fr/2022/07/07/la-repression-apres-les-journees-de-mai/

[6] C’est ainsi que les camarades de BILAN désignaient les staliniens.

[7] On peut rappeler que BILAN était le bulletin de la fraction italienne de la Gauche Communiste.

[8] En mai 1936, c’est la victoire du Front Populaire en France, un peu plus de deux mois après celle du Frente Popular en Espagne. Il rassemblait les trois grands partis de gauche (S.F.I.O., Parti radical et P « C »F) et avait à sa tête Léon Blum et Camille Chautemps, notamment.

[9] Référence au mouvement des conseils ouvriers en Italie, de 1920 à 1921.

[10] Karl Radek, « révolutionnaire » bolchévique, dirigeant du Komintern et du comité central du P.C.U.S. (Parti « communiste » de l’Union soviétique). Condamné au deuxième procès de Moscou en janvier 1937 (accusation de conspiration trotskiste), il échappe à la peine de mort. Envoyé dans un pénitencier de l’Oural, il y meurt en 1939, battu à mort par un codétenu.

[11] L’affiche, réalisée par le photographe Pere Catalá Pic, fut diffusée en octobre 1936 par le « Commissariat de Propagande de la Généralité ».

[12] José Giral, ministre des Affaires Étrangères. Il avait été auparavant chef du gouvernement central, depuis le début de la révolution, le 19 juillet 1936, jusqu’au premier gouvernement Caballero, le 4 septembre.

[13] Yvon Delbos et Léon Blum, les homologues français de Giral et Negrín.

[14] Affiche du Bureau de Propagande et de Presse de la Junte de Défense de Madrid.

[15] Cette image est probablement l’unique témoignage photographique de la répression en Espagne par les forces démocratiques. Il s’agirait des cadavres des 12 militants des Jeunesses libertaires, capturés à Barcelone durant les journées de mai, et torturés par les staliniens. Cet épisode est brièvement relaté dans notre précédent article : http://guerredeclasse.fr/2022/07/07/la-repression-apres-les-journees-de-mai/