Après avoir arpenté les rues d’un Barcelone en effervescence au cours de l’article précédent, nous retrouvons à nouveau Grandizo Munis dans une analyse plus en détail des enjeux de ces journées de juillet 1936. Il y aborde le rôle du gouvernement et du Front populaire pour tenter de canaliser la contagion révolutionnaire, les tentatives de négociations avec les militaires insurgés et la réponse du prolétariat combattant qui s’armera pour mener son combat de classe à travers le pouvoir des comités. Ce qui fera presque chuter l’État espagnol, le spectre de la contre-révolution œuvrant dans l’ombre pour rétablir celui-ci.

Mais voici, en préambule, un extrait[1] de l’entretien évoqué par Munis qui eut lieu dans la nuit du 18 au 19 juillet entre Martínez Barrio, chef du gouvernement d’un jour, et le général Mola, un des principaux acteurs de la conjuration militaire[2]. Barrio, qui essaya d’empêcher la distribution d’armes à la foule, tenta également de persuader les chefs militaires de revenir en arrière, en contactant différentes garnisons. Il proposa, lors de sa discussion téléphonique avec Mola, de lui offrir, à lui ainsi qu’à d’autres gradés, des postes clés dans son gouvernement…



Martínez Barrio et Emilio Mola

Barrio : « En ce moment même, les socialistes sont prêts à armer le peuple[3]. Cela signifie la fin de la République et de la démocratie. Nous devons penser à l’Espagne. Il faut éviter à tout prix la guerre civile. Je suis prêt à vous offrir à vous, les militaires, les portefeuilles que vous voulez, dans les conditions que vous voulez. »

Mola : « À l’heure actuelle, ce que vous me proposez n’est plus possible. Les rues de Pampelune sont déjà pleines de requetés[4]. De mon balcon, je ne vois que des bérets rouges. Tout le monde est prêt pour la lutte. Si je dis maintenant à ces hommes que je suis parvenu à un accord avec vous, la première tête qui tombera sera la mienne. Et il vous arrivera la même chose à Madrid. Aucun de nous deux ne peut plus contrôler ses partisans. »

Et dans sa propre version de son entretien avec Mola, Barrio lui attribue cette réponse :

« Je me dois aux braves Navarrais qui se sont mis sous mes ordres[5]. Si je voulais agir différemment, ils me tueraient. Ce n’est bien sûr pas la perspective de la mort qui motive mon refus, mais l’inutilité, à mon avis, d’un revirement et mes propres convictions. Il est tard, très tard. »


C’est seulement le 17 juillet 1936 que le gouvernement admit officiellement que le putsch avait commencé aux Canaries et au Maroc. Mais les dates, qui dans l’histoire sont presque toujours des marques plus formelles qu’essentielles, sont dans ce cas totalement fictives. Depuis le début de l’année, une situation de guerre civile existait de fait et tout le monde savait depuis deux mois qu’une insurrection militaire se préparait[6]. La date du 17 juillet représente uniquement le moment où les militaires, annonçant publiquement leur rébellion, se lancèrent dans les rues avec leurs troupes.


On a beaucoup parlé de la longue période de gestation du coup d’état militaire ; on a beaucoup annoncé ce coup d’État, avant juillet, et on l’a ensuite beaucoup dénoncé – surtout ensuite. Chaque personnage lié, sous une forme ou sous une autre, à des fonctions gouvernementales, a pondu un écrit ou un long discours sur le sujet. Les récits se ressemblent tous sans exception, de façon monotone. Chacun affirme que les premiers préparatifs datent de l’époque où Franco était chef d’état-major de l’armée et Gil-Robles ministre de la Défense. Epoque à laquelle ils cherchèrent des complicités et des subventions à Berlin, Rome et Lisbonne, villes où des agents allemands et italiens collaboraient depuis longtemps avec des généraux espagnols de « pure souche ». Et ce n’était un secret pour personne que ceux-ci, après avoir perdu les élections, essayeraient de s’approprier le pouvoir un jour ou l’autre. En fait, après avoir vécu dans l’impunité pendant une longue période d’insubordination, les militaires ne descendirent dans la rue que parce qu’ils étaient convaincus que le gouvernement leur céderait mollement le terrain. Se dressant entre les masses et eux, mais craignant davantage les masses que l’armée, ce gouvernement ne leur opposerait qu’une résistance symbolique comme l’avait fait la Generalitat de Catalogne en 1934[7]. Et les militaires n’avaient pas tort. Car le formidable mouvement de masses qui leur fit face dut d’abord vaincre la résistance du gouvernement ainsi que la machination qui désirait se prosterner devant l’épée et le crucifix.



Les généraux Mola, Franco et Cabanellas.[8]

Dès le début, le gouvernement présidé par Casares Quiroga chercha à minimiser le putsch, pour détourner un mouvement des masses. Le 18 juillet 1936, il proclamait officiellement à la radio dans tout le pays :
« Une nouvelle tentative d’insurrection a été mise en échec… Le gouvernement déclare que le mouvement est circonscrit à certaines villes de la zone du protectorat et que personne, absolument personne, dans la péninsule ne s’est joint à cette tentative absurde… En ce moment, l’armée de terre, l’armée de l’air et la marine de la République continuent – à part la triste exception signalée – à accomplir fidèlement leur devoir. Elles dirigent leurs forces contre les factieux pour réduire avec une énergie inflexible un mouvement insensé et honteux. »

Le 19 juillet, dans un communiqué de presse distribué à trois heures du matin, le gouvernement insistait :

« Ces mesures, jointes aux ordres transmis aux forces chargées de maîtriser le soulèvement au Maroc, permettent d’affirmer que l’action du gouvernement suffira à rétablir la normalité. »

Ces dernières paroles expriment parfaitement le sens de la conduite suivie par le gouvernement et le Front populaire : éviter que les masses n’interviennent et ne prennent en charge la lutte militaire contre le putsch de la réaction. Des personnalités républicaines, socialistes et staliniennes ont jeté de la poudre aux yeux de leurs propres militants, en imputant personnellement au sieur Casares Quiroga la faute du gouvernement qui faillit faire triompher, dès le premier jour, l’insurrection réactionnaire – et qui lui permit de vaincre dans une bonne partie du pays. Mais ce fut la faute du système républicain-bourgeois, et non celle du seul chef du gouvernement. Personnalisant ce qui constitue une partie inséparable d’un système, les chefs socialistes et staliniens se sont efforcés inutilement de gommer leur complicité avec le gouvernement et surtout de détourner l’hostilité des masses contre la république bourgeoise vers un « mauvais représentant » de cette même république. Le gouvernement, tout comme les chefs socialistes et staliniens, connaissait parfaitement la situation et tous ces gens n’ont pu sous-estimer l’extension de la rébellion militaire sans avoir une intention délibérée. Dans le journal qui lui appartenait, Indalecio Prieto avait en fait déjà évoqué l’insurrection et le climat général dans l’armée. Mundo obrero, le journal stalinien, se vit obligé d’effectuer le même constat. Lors de l’ultime réunion organisée par la Commission permanente des Cortes[9], les partis de droite avaient quasiment lancé une déclaration de guerre formelle. Depuis des mois, les capitaux fuyaient à l’étranger. De plus, peu avant le soulèvement, Gil-Robles, Alejandro Lerroux et d’autres éminents réactionnaires passèrent la frontière avec leurs familles. Le gouvernement et le Front populaire n’ignoraient donc rien, mais ils espéraient persuader une partie des généraux et des politiciens de faire preuve de « loyauté », ne serait-ce qu’au dernier moment. Inquiet des manœuvres, ainsi que des allers et venues du général Queipo de Llano[10], le gouverneur de Huelva demanda, par exemple, l’autorisation à Madrid d’arrêter ce haut gradé. Le gouvernement s’y opposa : Queipo était un présumé « loyaliste ». Néanmoins, sa détention aurait fait avorter le soulèvement militaire dans tout le Sud, coupant tout lien direct entre les insurgés du Maroc et ceux de la péninsule[11]. Lorsqu’il ne put plus nier que des garnisons s’étaient soulevées dans tout le pays, le gouvernement refusa quand même à tous les gouverneurs des provinces l’autorisation d’armer le peuple. Et quand les gouverneurs ralliaient les putschistes, ou leur remettaient le pouvoir sans même opposer un simulacre de résistance, le gouvernement continuait à affirmer : « L’action du gouvernement suffira à rétablir la normalité. » Quelle était cette « action » et quels étaient les éléments de « l’armée de terre, de l’armée de l’air et de la marine » qui, accomplissant « fidèlement leur devoir » se dirigeaient contre les factieux ? S’agissait-il des troupes que le gouvernement espérait persuader de se montrer « loyales », et des actions qu’il se proposait de mener avec elles pour pouvoir, dans ce cas, maintenir les masses en respect ?

Que répondaient à ces mensonges messieurs les chefs socialistes et staliniens, qui ont plus tard voulu accabler Casares Quiroga de leurs propres fautes et de celles du système qu’ils soutenaient ? Le jour même où le gouvernement publiait la note précitée, les organes dirigeants du PSOE expliquaient dans une déclaration commune publiée par El Sol :

« Le gouvernement commande, le Front populaire obéit. »

En fait, le gouvernement commandait surtout… que personne ne bouge pour faire face au putsch – à part les prétendues « forces loyalistes ». Dictée par les intérêts du système capitaliste qu’il représentait, et non par l’incompétence personnelle de M. Casares Quiroga, l’idée directrice du gouvernement consistait à vaincre les factieux sans l’aide des masses. Même en comptant sur la complicité assurée des chefs socialistes et staliniens, l’armement des travailleurs représentait un grave danger pour le système. Afin d’empêcher que les masses ne se précipitent vers les fusils, le gouvernement devait mentir : assurer que la situation n’avait rien de préoccupant et que les prétendues « forces loyalistes » suffiraient à vaincre celles qui étaient « déloyales ». Le gouvernement considérait comme « loyales » toutes celles qui n’avaient pas proclamé à haute voix leur soutien aux insurgés, y compris celles qui désiraient revenir à « l’accomplissement de leur devoir ». Puisqu’ils affirmèrent publiquement leur obéissance à ce gouvernement et exigèrent que les masses les suivent, les chefs socialistes et staliniens sont donc pleinement responsables de la victoire que remportèrent les militaires dans une partie importante du pays. Rappelons qu’à Oviedo – un événement entre mille du même genre – la direction socialiste se porta garante, face aux masses, de la loyauté du général Aranda… jusqu’au jour où celui-ci, sûr de s’emparer d’Oviedo, brandit le drapeau réactionnaire.


Le gouvernement de Front populaire, en mai 1936[12]
Au centre, Manuel Azaña, président du Conseil des ministres[13]

On croit généralement que c’est la conduite du gouvernement (ou plutôt, pour nous, la mécanique sociale dans laquelle les partis socialistes et staliniens jouaient le rôle d’engrenage principaux), qui poussa Martínez Barrio[14] et ses ministres à trahir. Mais ce comportement n’était que la continuation logique de celui du gouvernement Casares, en parfait accord avec la nature du Front populaire. Étant donné que les efforts de Casares pour susciter la « loyauté » de tous les militaires ou d’une partie d’entre eux avaient été vains, il fallait former un autre gouvernement qui inspira une plus grande confiance aux factieux. Au fond, l’important ce n’était pas que les militaires fussent loyaux vis à vis du gouvernement mais que le gouvernement satisfasse les principales demandes des putschistes, en clair qu’il leur soit loyal. L’idée de remettre le pouvoir à Martínez Barrio venait d’Indalecio Prieto[15]. Le président de la République, qui voulait seulement capituler, se précipita sur l’occasion, à condition que le nouveau gouvernement ne contienne pas de « communistes ». Comme il s’agissait en réalité des alliées espagnoles de la contre-révolution russe, et non de véritables communistes, la condition posée par Azaña rendit aux staliniens l’un des nombreux services en matière de propagande que la sottise bourgeoise a rendus au stalinisme mondial. Les socialistes eux-mêmes, sur lesquels ne pesait pas le veto présidentiel, jugèrent plus prudent de ne pas participer au gouvernement dans un double objectif : ne pas effrayer les généraux et apparaître devant les masses comme déchargés de responsabilités dans la magouille. La réponse à la proposition de collaboration faite au Parti socialiste « était négative – dit Martínez Barrio – en ce qui concerne la présence de ses représentant dans le cabinet, mais garantissant un appui décidé et loyal au gouvernement projeté… Si en me confiant la charge de former un gouvernement – commente le disciple d’Alejandro Lerroux -, l’objectif du président de la République était de jeter de l’eau sur le feu, rien ne lui était plus utile que l’abstention du Parti socialiste. »

Abstention fort obéissante, précisons-le, car l’abstention combative, celle d’un parti révolutionnaire[16], aurait stoppé la tentative de capitulation de Martínez Barrio et donné en même temps au prolétariat l’opportunité d’exprimer toute son énergie contre le soulèvement réactionnaire. Au minimum, ce choix aurait permis de gagner du temps et empêché le succès du coup d’Etat militaire dans quelques provinces. Le parti stalinien adopta essentiellement la même attitude que les socialistes. Dans ses articles, Martínez Barrio s’abstient de le mentionner, mais son silence, déterminé en partie par la faible importance du stalinisme à l’époque, suggère la complicité entre les deux partis. L’attitude des staliniens était clairement exposée dans la déclaration commune avec les socialistes : « Le gouvernement commande, le Front populaire obéit. »

Malgré tout, le gouvernement Martínez Barrio ne dura que huit heures et échoua avant même d’arriver à prendre ses fonctions. Il capota car son projet était irréalisable, vis-à-vis des masses comme de la contre-révolution. Souhaitant absolument en finir avec les putschistes et désirant continuer leur marche révolutionnaire[17], les masses s’opposaient à toute conciliation. Persuadée de pouvoir se débarrasser sans grande difficulté du Front Populaire, ce pantin impuissant et gesticulateur, la contre-révolution rejetait également la conciliation. Seuls les chefs des partis coalisés dans ce Front populaire se souciaient en fait d’une conciliation. Martínez Barrio prit langue avec les généraux. Le général Mola, le chef le plus important du soulèvement militaire dans la péninsule durant les premières semaines, gâcha la machination ourdie par le gouvernement. L’ex-président des Cortes évoque, avec des paroles fuyantes, sa conversation téléphonique avec le général, mais il nous en cache délibérément le contenu précis. On sait néanmoins que le politicien proposa d’importantes concessions, et même certains postes ministériels aux factieux ; il offrit ce que, dans le langage du crétinisme petit bourgeois, on appelle une « capitulation honorable ». Comptant sur les garnisons de Madrid et de Barcelone, et surtout sur la panique des chefs du Front populaire face à la révolution, les généraux refusèrent. « Il est trop tard », répondit Mola, tout en laissant entendre que les conditions mêmes de cette capitulation « honorable » ne lui déplaisaient pas.

En effet, il était trop tard. Spontanément mobilisés à l’initiative de la CNT, de militants socialistes et staliniens[18], et d’autres petites organisations, les masses contrôlaient les rues des principales villes depuis des jours. Le pouvoir réel appartenait à deux pôles : les masses et les casernes. L’affrontement était devenu inévitable. Dès que la radio annonça la constitution du nouveau gouvernement, de violentes manifestations se déroulèrent où la colère explosa au cri de « À bas Martínez Barrio ! ». Les partis socialistes et staliniens durent accéder au désir des masses et soutenir officiellement les manifestations. Combattue et conspuée par les masses, rejetée de façon humiliante par la réaction (et pourtant Martínez Barrio s’était incliné devant son épée), la téméraire tentative de capitulation fut étouffée au sein du Front populaire qui l’avait cependant encouragée. La situation n’admettait aucune demi-teinte. Pour soumettre les masses déchaînées, le gouvernement manquait précisément des forces militaires qui se soulevaient à la fois contre lui et contre les masses ; s’il voulait soumettre les militaires, il lui fallait armer les masses. Par l’intermédiaire de Martínez Barrio, le Front populaire essaya d’obtenir au moins le soutien d’une partie des généraux. S’il l’avait obtenu, il aurait pu soumettre les militaires les plus irréductibles, s’il en était encore resté, et se retourner immédiatement contre les masses, en les réprimant légalement, avec l’aide de l’armée « loyaliste ». Telle fut l’intention de ce gouvernement embryonnaire. Mais l’intransigeance des masses décida certainement les généraux à répondre non à la proposition de Martínez Barrio. Sans disposer d’une force militaire sur laquelle s’appuyer, le gouvernement restait à la merci des masses. Cependant, le fait que le pouvoir constitué, impuissant et incapable de prendre lui-même des décisions, ait d’abord chercher à s’allier avec les généraux félons avant de se soumettre, après leur réponse négative, à la volonté des masses, prouve le caractère réactionnaire des coalitions de type Front populaire. Il montre aussi la non-viabilité à notre époque de gouvernements stables, qui cherchent à s’imposer entre la contre-révolution capitaliste et le prolétariat révolutionnaire. Martínez Barrio céda le pouvoir à Giral et s’installa à Valence, où la garnison militaire lui fit personnellement allégeance. Durant plusieurs jours, on ignora si les militaires de Valence s’étaient soulevés avec leurs collègues ou non. En fait, ils ne prirent position contre les putschistes que lorsque, à Madrid et à Barcelone, les fascistes furent écrasés par la contre-attaque des masses. Et pour que le lecteur connaisse la véritable légende antifasciste de Martínez Barrio, rappelons que ce président de la junte gouvernementale déléguée à Valence, organisme aux origines troubles, envoya deux cents miliciens pour capturer Teruel en compagnie de six cents gardes civils. Martínez Barrio imposa cette proportion entre les deux forces contre l’opinion du comité ouvrier local qui, méfiant, insista pour une proportion inverse. En chemin les six cents gardes civiles assassinèrent les deux cents miliciens et passèrent à l’ennemi. Ainsi la ville de Teruel resta-t-elle au pouvoir des militaires[19].


Le prolétariat peut enfin s’armer…

La conciliation ayant échoué, plus rien ne pouvait empêcher les masses de s’armer et de foncer contre les militaires. Les partis ouvriers du Front populaire durent alors courir, de la queue à la tête des masses, pour ne pas être balayés eux-mêmes, et afin que l’armement s’effectue, dans la mesure du possible, sous leur contrôle délétère. Vu la nature de ce livre, nous ne pouvons livrer ici une description détaillée des événements[20]. Rappelons néanmoins les efforts des gouvernements de Madrid et Barcelone pour contenir les masses qui se jetaient sur les armes. À Barcelone, où opérait un gouvernement plus « gauchiste » qu’à Madrid, les ouvriers s’emparèrent, au cours de la nuit du 17 juillet, des armes des bateaux arrimés dans le port et des armes des vigiles de nuit de la ville. Suite à un accord entre la Generalitat et les dirigeants de la CNT, les armes furent en partie rendues. Le putsch était déjà déclaré quand des forces de la Generalitat de Catalogne encerclèrent le Syndicat des transports afin de désarmer ses membres. À Madrid, la résistance du gouvernement ne céda pas à la pression des masses avant que les casernes de Carabanchel ne déclarent les hostilités. Dans les provinces, les gouverneurs refusèrent systématiquement de distribuer les armes au peuple, sans l’ordre de Madrid. Ainsi, à la Coruña, le peuple se dressa face aux militaires sans d’autres armes que la cinquantaine de fusils du vapeur Magallanes. Le comité ouvrier du bateau les remit aux ouvriers de la ville. Ceux-ci, après une lutte extrêmement inégale durant plus d’une semaine, succombèrent face aux troupes. À Oviedo, comme je l’ai déjà dit, le général Aranda s’empara de la ville grâce à la courtoisie du Parti socialiste. À Séville, où le prolétariat opposa une résistance désespérée, la majorité des barricades ne possédaient que quelques rares pistolets et fusils. Certains n’avaient aucune arme, uniquement des pierres. Grenade tomba entre les mains des factieux grâce à une autre faveur des autorités socialistes et républicaines, qui reçurent, les bras ouverts, différentes camionnettes de gardes civils envoyées par les putschistes ; les fascistes s’emparèrent alors de la ville au cri de « Vive la République ». Et ainsi de suite.

Mais à Madrid, Barcelone, Bilbao, San Sébastian, Gijón, Malaga, Valence, Carthagène, etc., et dans une zone couvrant la majorité du territoire, la force numérique et la combativité du prolétariat arrachèrent une victoire vertigineuse et écrasante. Le gouvernement Giral récemment formé, qui s’efforçait en vain de suivre la politique selon laquelle « les forces loyalistes suffisent », ne put résister à cette avalanche. Triomphant des dernières et ultimes résistances des partis socialistes et staliniens, les masses s’emparèrent de quelques dépôts d’armes gouvernementaux et affrontèrent impétueusement les forces militaires dont certaines étaient déjà dans la rue, d’autres dans les casernes, et aussi de nombreux groupes de fascistes, des civils et des prêtres, parfaitement armés, qui présidaient les églises et les centres politiques réactionnaires. Le 19 juillet 1936, le prolétariat se battit avec une fureur épique dans les principales villes, écrasant de façon fulgurante un ennemi bien supérieur, à la fois par le nombre d’armes, son organisation et ses plans de combat. Cette journée restera dans les annales révolutionnaires comme l’un des plus lumineux exemples d’action menée par les opprimés. Au cours des prochaines années, peut être des prochaines décennies, partout où se déroulera le duel mondial entre capitalisme et socialisme, entre les deux pôles opposés de la contre-révolution – bourgeoise ou stalinienne – et de la révolution, le 19 juillet 1936 restera dans les mémoires comme l’objectif clé à atteindre : l’armement du prolétariat, le désarmement et la dissolution de l’armée et des autres institutions de l’État. La révolution commence à partir de cette étape. Même si l’on atteint ce stade, on peut perdre la bataille, comme le prouve l’expérience ultérieure du prolétariat espagnol, mais sans passer par ces mesures, il est impossible même de tenter de faire la révolution. Tout ce que diront et feront les chefs « ouvriers » embourgeoisés pour s’opposer, relèvera de la supercherie et du piège[21].
[…]


… et engager la bataille.[22]

Une société entièrement nouvelle a surgi du triomphe des masses espagnoles contre les militaires et les fascistes. Jamais la structure réelle de la société capitaliste, fondée sur le monopole bourgeois des moyens de production et maintenue par le monopole des armes[23], n’était apparue aussi fragile. Toutes ces institutions sans exception s’évanouirent comme un mirage devant la réalité concrète de l’armement des masses. Le décret de dissolution de l’armée promulgué par le gouvernement Giral, de nombreux jours après le putsch, ne fit qu’enregistrer un fait accompli. Sans qu’aucun décret n’ait été pris, la magistrature et la législation bourgeoise disparurent, remplacées par des tribunaux populaires et par les décisions des comités. Les corps de répression capitalistes restants étaient pratiquement dissous. Réfléchissant dans l’obscurité aux moyens de récupérer du coup subi, le gouvernement et le Front populaire évitèrent d’en dire un seul mot. Poussés par la situation ou par sympathie envers la classe travailleuse, les gardes d’assaut, les gardes civils ou les carabiniers qui combattirent aux côtés de la révolution jetaient leur uniforme en signe de ralliement à la révolution et considéraient comme un honneur de se faire passer pour des miliciens. Les industries et les banques tombèrent automatiquement entre les mains des travailleurs, soit parce qu’elles étaient expropriées, soit à cause de la fuite de leurs propriétaires. Les paysans en firent autant avec les terres.

De la société capitaliste, il ne restera plus que la coalition du Front populaire, vacillant au bord de l’abîme. Son gouvernement était une ombre inutile, incarnation immatérielle du pouvoir capitaliste. Gouvernement et Front populaire se sentaient abandonnés, inexistants, et essayaient inutilement d’imposer le respect et l’obéissance. Leurs ordres, décrets et dispositions étaient lettre morte. Les masses balayaient tout. Un nouveau pouvoir politique venait de naître dont la légalité ne procédait pas des discours de charlatans murmurés en marge de l’histoire et contre l’histoire, mais de la force vitale de la lutte des classes, du désir de l’Homme de marcher vers l’avant, d’un pouvoir qui projetait vers l’avenir les besoins des masses en les libérant, suprême sanction légale devant laquelle toute autre politique est une escroquerie : le pouvoir des comités. Seuls les comités avaient un pouvoir réel, et les masses n’obéissaient qu’à eux seuls. Ils s’étaient formés dans tous les villages et les quartiers urbains. La même dynamique sociale qui avait permis aux masses de s’emparer des usines et des terres, des armes et de l’exercice de la justice poussait les comités à prendre le pouvoir politique, pour compléter ainsi les bases indispensables au triomphe de la révolution. Nous verrons dans les chapitres suivants quels étaient les défauts des comités, comment leur pouvoir a été liquidé et comment ils ont été détruits[24]. Mais pendant les semaines et les mois qui ont suivi les journées de juillet, les comités s’étendirent et affirmèrent leurs pouvoirs. Sachant qu’une simple consigne des comités aurait suffi à mettre fin à leur existence fantomatique, le gouvernement officiel et sa matrice, le Front populaire, se firent très discrets. Ils réfléchirent intensément à la façon de reconstituer les ressorts répressifs de l’État capitaliste récemment détruit. Une terrible lutte allait se dérouler entre le gouvernement et les comités, dont dépendraient le sort de la guerre civile et le cours de l’évolution du monde.


Miliciens…

Le 24 juillet, le ministre de l’Intérieur se plaignit, dans une note à la presse, que les miliciens ne respectaient pas ses maigres forces de sécurité et la Guardia civil et qu’ils « n’accordaient aucune valeur à la plaque et au carnet qui sont leurs uniques signes distinctifs », etc. Le lendemain, le même ministre déclara :

« À partir de ce soir, 21 heures, le service de surveillance nocturne de Madrid sera exercé exclusivement par la force publique. Aucun véhicule, ni aucun groupe constitué d’éléments extérieurs au service susmentionné ne pourra plus circuler… Les groupes de miliciens armés, mis à part ceux chargés d’effectuer une mission spéciale… se concentreront dans leurs postes et casernes à partir de ladite heure. En effet, la vie publique étant désormais normalisée, il est donc inutile de déployer une plus grande vigilance que celle exercée par la seule force publique. »[25]

Et la semaine suivant le 19 juillet, pour contrecarrer ses carences en matière de forces publiques « loyalistes », le gouvernement intégra à la Guardia civil tous ceux qui n’avaient pas pu y entrer avant le putsch, et il accorda des facilités aux nouveaux candidats.


… requetés…

Le pouvoir fantôme cherchait des hommes et des armes dans lesquels s’incarner, afin de pouvoir ensuite attaquer le pouvoir vivant. Même si les tirs ne s’étaient pas complètement tus dans les villes, dès que les premiers détachements de miliciens partirent vers la sierra de Guadarrama et l’Aragon, le Front populaire et le gouvernement commencèrent à détruire sournoisement l’œuvre réalisée le 19 juillet. Tandis que les masses ouvraient des horizons illimités, les membres du gouvernement et les secrétaires des partis collaborationnistes ourdissaient des projets contre-révolutionnaires[26].

Grandizo Munis, Leçons d’une défaite, promesse de victoire



…gardes civils et gardes d’assaut.


Le soulèvement militaire (17 au 20 juillet 1936)


Les villes où les militaires ont été victorieux sont indiquées en noir, et celles où le coup d’État a été défait le sont en rouge.
Zone sous contrôle nationaliste en gris, zone sous contrôle républicain en rose.


[1] Ces extraits sont rapportés par Burnett Bolloten, dans son copieux ouvrage La guerre d’Espagne –
Révolution et contre-révolution (1934-1939)
.

[2] Le général Mola est souvent considéré comme l’homme qui organisa le coup d’État du 17 juillet.

[3] Bolloten rapporte que lors d’une réunion gouvernementale du 18 juillet à laquelle le dirigeant socialiste Largo Caballero était présent, ce dernier insista pour que les armes soient distribuées aux masses. Ne manquons pas de rappeler que c’est ce même Caballero, devenu chef du gouvernement, qui réprimera l’insurrection de mai 37, de concert avec l’ensemble de la gauche du Capital (staliniens, anarchistes, républicains de gauches, etc.)

[4] Miliciens carlistes.

[5] Mola était alors commandant de la garnison de Pampelune, en Navarre. Il y avait été affecté en début de l’année 1936 : le gouvernement de Front populaire avait tenté d’isoler les généraux qui fomentaient le coup d’État militaire. Franco, de son côté, avait été muté aux Îles Canaries.

[6] Durant ces deux mois précédant le coup d’État, le ministère du Travail n’enregistra pas moins de 192 grèves à la campagne, autant que pour toute l’année 1932. Mais le record revient au secteur de l’industrie, avec 719 grèves, plus qu’au cours de l’année 1935. C’est aussi durant ces mois que commença la période d’expropriation des terres par les paysans.

[7] Le mouvement insurrectionnel qui eut lieu en Catalogne, dans la foulée de la révolution d’octobre 1934, fut torpillé, entre autres, par l’Esquerra de Companys, et sa proclamation, le 6 octobre, de la République catalane. Mais nous reviendrons en temps voulu sur cet épisode décisif de l’histoire du prolétariat d’Espagne.

[8] Miguel Cabanellas fut affecté à la tête de la garnison de Saragosse par le gouvernement d’Azaña. Selon le témoignage du fils de Cabanellas, rapporté par Bolloten, Martínez Barrio contacta également le général, qui lui répondit également : « C’est trop tard. » Sur la photographie, les trois chefs militaires font leur entrée à Burgos, en août 1936.

[9] Le parlement espagnol.

[10] Le général Queipo de Llano fut l’un des principaux instigateurs de l’insurrection militaire. Actif en Andalousie, il est connu pour avoir dirigé la prise de Séville dès le début de la guerre civile et celle de Málaga en février 1937.

[11] La carte des forces en présence présentée sous l’article permet de mieux saisir les enjeux stratégiques du début du conflit.

[12] Ce gouvernement n’est encore composé que de membres des partis de centre-gauche : Gauche républicaine et Union républicaine, fondée par Azaña et Barrio, respectivement. Dans les premiers mois de la guerre civile, le gouvernement effectuera un virage à gauche, avec l’entrée du PSOE et du P « C » E en septembre 1936, puis celle des anarchistes en novembre.

[13] Azaña occupa cette fonction de février à mai 1936. Il restera ensuite à la présidence de la République jusqu’à la fin de la guerre. Sur la photo se trouve également, de part et d’autre, Casares Quiroga et José Giral, qui lui succéderont à la tête du gouvernement.

[14] Entre le 18 et le 19 juillet 1936, trois chefs de gouvernement se succéderont : Quiroga, puis Barrio (qui ne dura que le temps d’une matinée !) et finalement Giral.

[15] Note de Munis : « Martínez Barrio le déclara lui-même dans les articles qu’il écrivit en 1940 pour la revue mexicaine Hoy et d’où proviennent mes informations sur la tentative capitularde ici décrite. »

[16] Nous rappelons au lecteur la nécessité d’aller au-delà de la vision fétichisée de Munis d’un parti de classe censé orienter le mouvement révolutionnaire.

[17] Rappelons que la marche révolutionnaire évoquée par Munis est un processus, enclenché depuis le début des années 30 dès la naissance de la Seconde République et en phase d’accélération dès le début d’année 1936, que la mystification de la victoire du Front Populaire aux législatives ne put arrêter. L’auto-mouvement du prolétariat enclenchant des collectivisations et des expropriations fut à la racine de la crise politique entre les différentes fractions capitalistes débouchant sur le conflit. Dès lors, la République ne pouvant plus préserver « la paix sociale », la paix mena indubitablement à la guerre…

[18] Des propos qui, là encore, sont à nuancer : ce qui fit la force du soulèvement de juillet 1936 fut l’action du prolétariat, dont la grande partie prit l’étendard CNT-FAI, tandis que d’autres éléments se rangeaient sous des étiquettes socialistes (UGT, notamment). Le rôle de ces entités comme organisations contre-révolutionnaires ne tardera pas à se faire sentir, avec en premier lieu, la constitution en novembre 1936 d’un gouvernement les regroupant toutes. Après avoir été à la remorque du prolétariat, les partis ou centrales syndicales allaient pouvoir organiser son écrasement.

[19] Une des rares sources bien détaillées qui se rapproche de ce témoignage de Munis est celle de l’historien Paul Preston. Dans son ouvrage The Spanish Holocaust : Inquisition and Extermination in Twentieth-Century Spain, il relate un revirement des gardes civiles, qui massacrèrent les miliciens avec qui ils formaient une colonne, le 29 juillet 1936 à La Puebla de Valverde, un village non loin de Teruel.

[20] Description faite pour Barcelone dans notre précédent article : http://guerredeclasse.fr/2022/07/19/linsurrection-victorieuse-de-juillet-1936/

[21] On peut déjà entrevoir la question de la dictature du prolétariat que les Amis de Durruti poseront des mois plus tard, par l’appel à constituer une « junte révolutionnaire » : http://guerredeclasse.fr/2022/05/24/necessite-dune-junte-revolutionnaire/

[22] À Madrid, sur cette photographie.

[23] Concernant le mode de production spécifique de l’Espagne des années 30 : malgré le fait d’avoir basculé dès 1914 – comme le reste du monde – dans la phase de domination réelle du Capital, son identité n’en reste pas moins encore largement surdéterminée par son antériorité, et ce, davantage que ses voisins européens plus développés. Il en résulte la situation relativement archaïque du pays et la présence significative d’une propriété foncière traditionnelle et d’une bourgeoisie classique mentionnée à plusieurs reprises dans les textes de BILAN, de l’UC ou de Munis. Seule, la compréhension radicale du sixième chapitre inédit du Capital et des livres III et IV aurait pu permettre à ces groupes la saisie du caractère provisoire de cette bourgeoisie propriétaire, appelée évidemment à être liquidée et remplacée par la tendance générale du capitalisme mondial qui partout a fini par faire surgir une classe capitaliste spécifique, classe anonyme, impersonnelle et seulement gestionnaire des moyens de production. Ce qui s’incarnera pleinement pour la péninsule ibérique dans le post-franquisme et le post-salazarisme de la modernité des années 1970; époque advenue de la domination réelle supérieure de la dictature démocratique de la loi de la valeur…

[24] Ceci sera l’objet de prochaines publications.

[25] Pour ce paragraphe, Munis insiste sur les mots qu’il a mis en évidence, et qui sont en italique.

[26] On peut conclure en rappelant la nature intrinsèquement collaborationniste de tout parti avec la contre-révolution.